Dans l’hebdomadaire « The Arab weekly », Francis Ghilès met en garde les Européens et les Algériens sur le risque de désagrégation de la Tunisie
Les menaces sécuritaires qui pèsent aujourd’hui sur la Tunisie mettent sérieusement en péril la jeune démocratie toujours en devenir. Face au danger, le pays organise sa garde autour de trois lignes de défense.
Un Etat exsangue
D’abord autour l’armée et la garde nationale qui ont toutes deux accompli un excellent travail de neutralisation des cellules djihadistes depuis 2011. La crédibilité et le respect dont elles jouissent auprès de la majorité des Tunisiens se sont d’autant plus renforcés qu’elles n’ont pas participé à la répression du soulèvement de la jeunesse tunisienne contre l’ancien président Ben Ali.
Autre élément déterminant : l’économie stagnante du pays. Les deux principales sources d’emplois et de revenus de la Tunisie ont en effet récemment été frappée de plein fouet. D’abord le tourisme, gravement affecté depuis les attentats terroristes de l’an dernier, puis l’industrie des phosphates dont la production a été ramené à un tiers du niveau habituel à cause des mouvements sociaux. La baisse du niveau de vie des Tunisiens a balayé tous les espoirs de création d’emplois et d’accès à une vie meilleure si forts il y a cinq ans.
Le gouvernement n’ose prendre aucune décision économique de poids, affaibli notamment par l’une de ses principales composantes, le parti Nida Tounes, lui-même miné par ses luttes intestines.
La composition des commandos suicides qui ont attaqué la ville de Ben Gardane à la frontière libyenne illustre par ailleurs sombrement les maux qui touchent le pays. Les soixante terroristes étaient tous originaires de cette région pauvre dont l’économie repose entièrement sur les trafics avec la Libye située à 30km au sud. A ce jour, personne n’est en mesure de dire exactement combien de terroristes étaient issus de cellules dormantes implantées dans la région et combien sont venus de l’autre côté de la frontière. Environ 6000 Tunisiens ont rejoint les rangs de l’Etat islamique ces dernières années pour combattre en Irak, en Syrie, au Mali et en Libye où beaucoup d’entre eux ont reçu un entraînement. Tout renforcement de cette organisation terroriste très implantée à Syrte, à l’est de la capitale libyenne Tripoli, fait peser de graves menaces sur la jeune démocratie tunisienne.
Alger, le grand frère
La seconde ligne de défense de la Tunisie repose sur sa capacité à coopérer étroitement avec l’Algérie voisine qui s’est imposée de facto depuis 2011 comme le garant de la sécurité du pays. Le premier ministre algérien, Abdelmallek Sellal s’est dit déterminé à empêcher coûte que coûte l’émergence d’un « Libyanistan » à la frontière est du pays. Fort heureusement, l’entente est bonne entre les armées algérienne et tunisienne ainsi qu’entre les services de renseignement des deux pays. Akram Kharief, l’un des meilleurs connaisseurs des questions de sécurité en Algérie souligne que l’essentiel des forces de l’EI dans le pays se situe dans les chaines de montagne de Kabylie à l’est d’Alger. Un autre groupe, plus petit, est également actif à l’est du pays, près de la frontière tunisienne.
Pour parer au danger, l’armée algérienne s’est massivement redéployée depuis la frontière avec le Maroc à l’ouest jusqu’à la Tunisie, la Libye, le Niger et le Mali. Alger prend en effet la menace terroriste dans la région très au sérieux. Un stock d’armes comprenant des lance-roquettes a été retrouvé lors du démentèlement d’un groupe djihadiste dans la ville de Guemar à environ 60 km de la frontière avec la Tunisie.
Malgré ces efforts, plusieurs observateurs soulignent que l’effondrement du prix du pétrole et la guerre de succession au président Bouteflika pourraient nuire à l’efficacité de la lutte anti terroriste. C’est une possibilité, mais l’armée algérienne reste professionnelle et surtout bien armée. Malgré la corruption de nombre de généraux algériens, le corps des officiers de grade colonel reste . Les services de renseignement ont par ailleurs une connaissance profonde de la région et bénéficient de l’appui du diplomatique et d’un ministre respectés de tous dans la sous-région, en Europe et aux Etats-Unis.
Le pré carré de l’Union Européenne
La troisième ligne de défense de la Tunisie dépend du soutien international que le pays peut espérer pour assurer la sécurité dans la sous-région. Absorbée par l’afflux de réfugiés qui a gagné les Balkans et l’Allemagne, l’Union européenne traite l’Afrique du nord comme une frontière oubliée. Lorsqu’ils ont renversé Mouammar Kadhafi en 2011, la France et la Grande Bretagne ont largement profité de la puissance américaine. Or, la Libye et la Tunisie occupent le pré carré de l’Union européenne, pas celui des Etats-Unis. La France et la Grande Bretagne ne peuvent continuer à couper les budgets de l’armée et profiter de la position des Etats-Unis.
Jamais ces cinquante dernières années les intérêts des principaux pays européens – France, UK, Allemagne, Italie, Espagne – n’ont été aussi intrinsèquement liés à ceux des pays d’Afrique du nord, tout particulièrement l’Algérie et la Tunisie. Incapable de prévoir que la crise des années 1990 dans le Balkans aurait des répercussions jusqu’à ses frontières orientale et du sud, semant l’instabilité de l’Ukraine au Maroc en passant par la Tunisie à travers la Turquie, la Syrie et la Libye, l’Europe doit s’efforcer de bâtir une politique sécuritaire commune avec les pays nord-africains. (…)
L’Europe doit apprendre à traiter à égalité avec les Etats d’Afrique du nord si elle souhaite éviter la désintégration des pays qui s’étendent au large de sa rive sud. (…)