Dans un article paru sur l’excellent site Orient XXI, Jean-Pierre Séréni retrace l’histoire passionnante de ce parti et de son charismatique leader Rached Ghannouchi
En moins d’un demi-siècle, le mouvement islamique tunisien connu aujourd’hui sous le nom d’Ennahda aura affronté toutes les vicissitudes qu’une formation politique trouve sur son chemin au cours de son existence : une naissance difficile, l’hostilité des autorités, la tentation de l’action directe, la répression et l’exil — avant un retour triomphal et la conquête, sinon de tout le pouvoir, du moins d’une prééminence plus ou moins acceptée par le reste de la société.
C’est le mérite du film réalisé par Christophe Cotteret, un jeune réalisateur français établi à Bruxelles et auteur par ailleurs d’un excellent documentaire sur l’année de la révolution en Tunisie,Démocratie année zéro, de présenter un portrait équilibré d’Ennahda qui en montre les réussites sans en cacher les ombres.
Naissance et répression du Mouvement de la tendance islamique (MTI)
Au départ, quatre fées malfaisantes se penchent sur le berceau de ce qui deviendra le plus important parti politique tunisien du siècle. En premier lieu, l’indiscutable modernisation de l’ancien protectorat par Habib Bourguiba n’a rien à voir avec la démocratie. Ensuite, la collectivisation ratée de l’agriculture et du commerce par son super-ministre à l’économie Ahmed Ben Salah ruine les petits paysans et les marchands des soukhs. Puis, la liquidation de l’université Zitouna et la sécularisation des professions judiciaires privent de formation et de débouchés les classes moyennes traditionnelles. Enfin, la défaite des armées arabes en 1967 contre Israël humilie toute une génération qui espérait trouver chez Gamal Abdel Nasser ce qui manquait à ses yeux chez Bourguiba.
Que faire ? Les jeunes étudiants, dont Rached Ghannouchi jusque-là proche des tenants du nationalisme arabe, sont à la recherche d’une voie nouvelle. En 1970, ils la trouvent au cours d’un voyage en Égypte auprès des Frères musulmans et se lancent dans une longue bataille dans les universités contre le parti au pouvoir, le Destour, et la gauche radicale qui à l’époque domine l’opposition. Dix ans après, le Mouvement de la tendance islamique (MTI) se sent suffisamment fort pour réclamer sa légalisation. L’organisation s’est implantée chez les ouvriers, les cadres, les médecins, les militaires. Une élite dirigeante s’est formée et les militants ne manquent pas.
Le président Bourguiba refuse la légalisation du parti et la répression commence. Walid Bennani, par exemple, élu député en 2011, fera trois ans de prison pour l’exemple, bien qu’il n’ait commis aucun acte répréhensible par le Code pénal sinon celui d’appartenir au MTI. Début 1984, après les « émeutes du pain »1 qui déstabilisent le régime, on relâche les prisonniers politiques et la tension baisse, mais en 1987 l’interdiction de la prière dans les universités rallume les feux et Ghannouchi est arrêté. En août de la même année, des attentats font plusieurs blessés à Sousse ; la répression reprend et les condamnations à mort par contumace pleuvent. Moncef Ben Salem, plus tard ministre de l’enseignement supérieur, confirme que le « groupe sécuritaire » formé au sein du MTI préparait un coup d’État. Zine el-Abidine Ben Ali, premier ministre et comploteur en chef, les prend de vitesse et dépose Bourguiba. « On avait recruté le même pilote d’hélicoptère que lui… », raconte Ben Salem.
Vers le mouvement de la renaissance
Le MTI, pas rancunier, donne sa chance à Ben Ali. Aux élections d’avril 1989, il devient la seconde force politique du pays. Va-t-il être légalisé ? Certains ministres importants, dont le premier ministre, y sont favorables et jugent le parti officiel, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), assez fort pour contenir le MTI — lequel est rebaptisé Ennahda (Mouvement de la renaissance). Finalement, seul le journal du parti, El Fadjr, est autorisé. Pas pour longtemps. Le déclenchement de la guerre civile en Algérie interdit une évolution apaisée en Tunisie, la violence s’installe et les islamistes y prennent leur part. La répression sera violente, des milliers d’arrestations sont opérées dans leurs rangs. Amal Azzouz, élue députée en 2011, raconte ses voyages cauchemardesques avec ses enfants vers la lointaine prison où est détenu leur père, tandis que d’autres militants et dirigeants — dont Ghannouchi — prennent le chemin de l’exil pour une bonne vingtaine d’années. Deux trajectoires et deux expériences contrastées qui laisseront des traces souvent contradictoires dans le parti.
À l’épreuve du pouvoir
En 2005, la direction abandonne son splendide isolement et s’engage avec une partie de l’opposition — dont Moncef Marzouki qui deviendra président de la République en 2012 grâce à l’appui d’Ennahda — à respecter les acquis sociétaux du bourguibisme et les principes démocratiques.
Divine surprise, la révolution de décembre2010-janvier 2011 ouvre les portes du pays et du pouvoir aux nadhaouis. Ils ont joué les seconds rôles dans la chute de Ben Ali, ils seront au premier rang dans la bataille électorale des législatives d’octobre 2011. Avec 37 % des suffrages et 40 % des sièges, ils gagnent haut la main ces élections législatives, dominent l’Assemblée nationale constituante, dirigent le nouveau gouvernement et découvrent l’art forcément difficile de l’exercice du pouvoir. Le colosse a des pieds d’argile et en janvier 2014, il s’efface sans gloire au profit d’un cabinet de technocrates. « En 2011, le parti n’était pas prêt », reconnaît l’un de ses dirigeants.
L’est-il aujourd’hui ? Le documentaire présenté mardi 4 novembre sur Arte apporte un début de réponse à cette question. Réalisé avant les élections du 26 octobre 2014, il en éclaire bien les enjeux, d’autant que ce sont les principales figures du mouvement qui retracent son histoire, de ses origines à la proclamation de la nouvelle Constitution en janvier 2014. Et c’est le premier intérêt de ce solide travail que de donner longuement la parole à des dirigeants pratiquement inconnus en Europe : Rached Ghannouchi, son patron incontesté, mais aussi un remuant avocat, Me Abdelfattah Mourou, qui a souvent eu un pied dans le parti et un autre dehors, les deux ex-premiers ministres Hamadi Jebali et Ali Larayedh qui, avant 2011, ont payé cher leur engagement, et plusieurs députés que l’on suit dans leur circonscription en difficulté face à des électeurs mécontents. Nourri d’archives et de nombreuses séquences tournées pendant sur place, ce portrait de groupe restitue bien la complexité de la période historique que la Tunisie est en train de vivre.
JEAN-PIERRE SÉRÉNI – Artcile paru dans Orient XXI
(1) L’annonce par le gouvernement tunisien, fin décembre 1983, d’une augmentation des prix du pain et des produits céréaliers provoque l’embrasement de Tunis et de sa banlieue. Les émeutes dureront trois jours, faisant des dizaines de morts et un millier de prisonniers. Une semaine plus tard, toutes les augmentations sont annulées.