Syndicaliste de toujours de l’UGTT et militant du Parti des Travaillleurs d’Hamma Hammami, Abdallah Garram livre à « Mondafrique » un témoignage passionnant sur l’épisode décisif que furent les Kasbah 1 et Kasbah 2 en février 2011 où il joua un rôle décisif. Durant ces mobilisations spontanées au départ, on vit les fidèles du Cheikh Ghannouchi, chef d’Ennahda infiltrer les sit-ins qui s’étaient installés de jour comme de nuit face au Palais de Gouvernement et prendre la direction du mouvement populaire. » Dès ce moment là, constate Abdallah Garram, le ver islamiste était dans le fruit »
A l’entrée de la Médina de Tunis, face à la Porte de France, se trouve le quartier général d’Abdallah Garram (64 ans), un café populaire à deux pas des locaux de l’UGTT, la grande centrale syndicale que ce militant de toujours a rejoint depuis sa première grève comme jeune cheminot. Quarante années de « combats extraordinaires », quarante années de répression, de clandestinité et de privation de passeport. « Jamais condamné, résume-t-il, toujours torturé ». Comme ce 26 janvier 1978 où les flics de Bourguiba le brûlèrent à la cigarette devant quelques militants de l’UGTT interpellés en même temps que lui. « J’ai dégusté », admet-il!
Journée historique
Dès sept heures du matin, le 14 janvier 2014, le jour de la fuite de l’ex président Ben Ali en Arabie Saoudite, Abdallah Garram, belle gueule burinée encadrée par une barbe blanche, avait répondu présent. Lui et ses camarades syndicalistes de la Régie Nationale des Tabacs et des Allumettes s’étaient regroupés en haut de l’avenue Bourguiba face à l’Ambassade de France. « Je n’ai jamais reculé face aux flics, j’étais décidé à aller jusqu’au bout ».
La veille et jusque tard dans la nuit, ils avaient été quelques uns à imaginer, en se rencontrant discrètement dans les cafés situés derrière le ministère de l’Intérieur, « le plan d’action » à mettre en œuvre face à des forces de l’ordre qui tireraient sur les manifestants. Le scénario noir n’aura pas lieu, le régime s’écroula comme un château de cartes. Encore fallait-il pour ces syndicalistes de gauche chasser du pouvoir les hommes de Ben Ali restés aux commandes.
Fort de sa légitimité militante, Abdallah Garram est devenu un des principaux organisateurs de « Kasbah 1 » et « Kasbah 2 », ces sit-in populaires qui s’installèrent, nuit et jour, place de la Kasbah, où siège le Palais du gouvernement. « Kasbah 1 » exigea le départ des ministres benalistes, restés en place ; « Kasbah 2 » réclama la démission de Mohamed Ghannouchi, le Premier ministre nommé à l’époque par Ben Ali et demeuré aux commandes.
Travail, liberté, éalité
Aux premiers rangs, Abdallah Garram apporte un témoignage essentiel sur le rôle des islamistes à ce moment clé de la transition. Autant les militants d’Ennahda furent absents de « Kasbah 1 », autant ils surent s’infiltrer, lors de « Kasbah 2 », au cœur de la contestation. « C’est vrai, concède Garram, nous avons été dépassés par la capacité d’organisation et de mobilisation des islamistes que l’on avait guère vu durant les soulèvements de décembre 2010 et janvier 2011. Il faut bien reconnaître que nous avons échoué. Après Kasbah 2, le ver est dans le fruit. Les frères Musulmans tiennent le haut du pavé». Et cet acteur de premier plan de raconter les premières semaines de la transition tunisienne: « Le vendredi qui vit le départ du tyran fut un moment extraordinaire, pas une pierre ne fut jetée, pas une vitre cassée, pas un slogan islamiste prononcé. Nous réclamions le Travail, la Liberté, l’Egalité.… Ces jours là furent magnifiques, c’était le résultat de tant d’années de sacrifice ». Et de poursuivre : « Dans la foulée et sans que personne vraiment ne dirige les opérations, nous avons installé quelques tentes face au Premier ministère. J’ai passé plusieurs nuits avec ma grande fille dans le froid et dans l’enthousiasme.»
L’occupation de la place de la Kasbah ne fut pas une sinécure. Il fallait négocier avec les marchands de la médina attenante, qui se plaignaient d’être pillés. Il convenait aussi de calmer le jeu avec les militaires, formés à la rude école de Ben Ali et sans tendresse particulière pour ces manifestants. Un jour, certains d’entre eux croisent le patron de la police de Tunis, pur produit du régime de Ben Ali, qui sera renvoyé un peu plus tard du ministère de l’Intérieur. Ce jour là, le policier est en civil et tente de glaner quelques informations. Plusieurs militants l’agressent, l’un d’eux tente de le frapper. Abdallah Garram, hostile à toute « provocation », protège sa fuite. « J’étais devenu un peu le patron informel de cette mobilisation improvisée ». Une certitude, « les islamistes n’étaient pas visibles dans cette première phase de la mobilisation»
L’infiltration des islamistes
Tout autre fut la situation de « Kasbah 2 ». Le 30 janvier, le chef des islamistes, Rached Ghannouchi, rentre de vingt années d’exil. Accueilli à l’aéroport de Tunis par des milliers de partisans qui chantaient l’hymne national, le fondateur du parti islamiste tunisien Ennahda a lancé à la foule «Allah Akbar» (Dieu est le plus grand). Puis il a été emporté par une vague de militants, alors que quelques défenseurs de la laïcité s’étaient rassemblés pour exprimer leurs inquiétudes face au retour de «l’obscurantisme». Les islamistes sortent alors de la semi clandestinité et reprennent des couleurs. Place de la Kasbah, ils sont désormais à la manœuvre. Originaire de Sidi Bouzid, d’où est partie l’étincelle qui devait embraser la Tunisie, Mohamed K., un salafiste qui fit ses classes dans les maquis algérien du FIS, débarque à la Kasbah et, redoutablement efficace, organise le service d’ordre. Dès les annnées 80, il soutenait Salah Karkar, le dirigeant du MTI, l’ancètre d’Ennahda, qui était à la tête de la fraction dure du mouvement, qui avait projeté de prendre le pouvoir par un coup d’Etat le 8 novembre 2007. Hélas pour eux, Ben Ali leur coupa l’herbe sous le pied en écartant Bourguiba et en accédant lui même à la présidence tunisienne.
Durant Kasbah 2, des collectes sont organisées par le mouvement islamiste, des provisions distribuées. L’épouse du futur ministre de la justice dans le gouvernement islamiste, Noureddine Bhiri, ne ménage pas sa peine sur place. « Les islamistes, reconnaît notre chef syndicaliste, sont plus organisés, plus arrogants, plus acharnés que nous à gauche».
Après « Kasbah 2 », les nahdaouis prennent le pouvoir dans le mouvement social. Ils disposent de nombreux relais dans toute la Tunisie, aguerris par les années d’emprisonnement et de torture sous Bourguiba puis sous Ben Ali. Même au sein de l’UGTT, la centrale syndicale pluraliste, les jeunes partisans du Cheikh Ghannouchi ont investi en effet, dès les années 1986-90, les sections locales à Beja, à Sfax, à Zaghouan, alors que les syndicalistes en place se retrouvaient au chômage..
Six mois plus tard, le mouvement Ennhadha et ses alliés remportent la majorité dans l’élection de l’Assemblée Constituante.