Plus de 50 personnes ont été tuées depuis l’élection présidentielle, constate l’ONG Human Rights Watche, et plus d’une dizaine de leaders de l’opposition ont été arrêtés
(New York, le 2 décembre 2020) – Les autorités ivoiriennes devraient de toute urgence enquêter sur les meurtres de plus de 50 personnes lors des violences politiques et intercommunautaires qui ont accompagné l’élection présidentielle du 31 octobre 2020 et veiller à ce que toutes les personnes responsables des meurtres illégaux soient traduites en justice, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Les forces de sécurité n’ont pas protégé les civils de manière adéquate et, dans au moins un cas, ont fait usage d’une force excessive pour disperser les manifestations menées par l’opposition, abattant au moins deux manifestants et frappant un homme jusqu’à ce qu’il perde connaissance.
Le président Alassane Ouattara a été réélu pour un troisième mandat avec un score annoncé de 94 pour cent des voix lors de l’élection controversée, qui a été boycottée par les principaux partis d’opposition. L’élection a déclenché des heurts entre partisans de l’opposition et partisans du gouvernement dans la capitale, Abidjan, et dans au moins huit autres villes, conduisant à des affrontements de rue violents entre personnes armées de machettes, de bâtons et de fusils de chasse.
« Les meurtres commis au cours du mois dernier ont mené la Côte d’Ivoire au bord d’une spirale de violence létale, une décennie après que le conflit postélectoral de 2010-2011 a fait plus de 3 000 morts », a indiqué Jim Wormington, chercheur senior auprès de la division Afrique à Human Rights Watch. « Le respect du droit à la liberté d’expression et de réunion, y compris pour les leaders de l’opposition et leurs partisans, sera un élément clé pour une résolution pacifique de la crise actuelle. »
Depuis l’élection, les autorités ivoiriennes ont arrêté plus d’une dizaine de membres de partis de l’opposition, qui ont rejeté les résultats et ont déclaré avoir instauré un Conseil national de transition pour organiser de nouvelles élections. Les membres de l’opposition, dont Pascal Affi N’Guessan, un ancien Premier ministre, ont été détenus au secret et interrogés sans avoir accès à des avocats pendant plusieurs jours après leur arrestation. Trois membres de l’opposition, dont N’Guessan, sont toujours en détention, alors que neuf autres ont été libérés sous caution.
Human Rights Watch s’est entretenu par téléphone avec plus de 36 personnes sur les violences postélectorales, notamment 24 victimes et témoins d’Abidjan, Oumé, Toumodi, Elibou et M’Batto, ainsi que des journalistes, des avocats, des membres de partis de l’opposition et des représentants de la société civile. Human Rights Watch a aussi analysé des photographies et des enregistrements vidéo pour corroborer les récits des victimes et des témoins.
Le 20 novembre, Human Rights Watch a adressé un résumé de ses conclusions ainsi que des questions à Aimée Zebeyoux, la Secrétaire d’État ivoirienne chargée des Droits de l’Homme. Aimée Zebeyoux a envoyé un courrier de réponse le 25 novembre.
Le 10 novembre, le Conseil national des Droits de l’Homme de Côte d’Ivoire a indiqué que 55 personnes ont été tuées et 282 ont été blessées entre le 31 octobre et le 10 novembre. Le 11 novembre, le gouvernement ivoirien a déclaré que 20 personnes ont été tuées le jour de l’élection et 31 autres dans les jours qui ont suivi. Human Rights Watch a documenté 13 de ces décès, dont 2 personnes tuées lors de violences entre les partisans du gouvernement et ceux de l’opposition le jour de l’élection, 9 personnes tuées pendant les affrontements dans les jours suivants et au moins 2 personnes tuées par les forces de sécurité.
Le jour de l’élection, selon les déclarations faites à Human Rights Watch par des victimes et des témoins à Abidjan, Oumé et Toumodi, des groupes de partisans de l’opposition cherchant à empêcher l’élection ont affronté des groupes pro-gouvernement qui soutenaient la tenue du vote.
« Ils étaient des dizaines [de partisans de l’opposition] et nous disaient : “Il n’y aura pas d’élection ici, nous n’avons pas besoin d’étrangers” », a relaté un partisan du gouvernement à Oumé, faisant allusion à la description fréquente des partisans du gouvernement comme des migrants venus d’autres régions de Côte d’Ivoire ou d’ailleurs en Afrique de l’Ouest. « Nous nous sommes armés de bâtons et de machettes.Quelqu’un dans leur camp a trébuché sur une pierre et les gens se sont attroupés autour de lui et l’ont battu à mort.Au moins 10 personnes ont été blessées de notre côté, dont une personne qui a eu le crâne fracturé. »
À Abidjan, dans le quartier de Yopougon Kouté, un bastion de l’opposition, des témoins ont indiqué que des jeunes pro-gouvernement sont venus d’ailleurs dans la ville pour empêcher les partisans de l’opposition de perturber l’élection. « J’ai vu un groupe arriver dans le quartier à bord de deux gbakas (minibus), de taxis bleus et de scooters », a décrit un partisan de l’opposition. « Ils étaient armés de machettes, de couteaux et de fusils.Je suis sorti avec ce que j’avais sous la main pour défendre mon village.Les jeunes du quartier ont commencé à jeter des pierres et nous étions tellement nombreux que [les jeunes pro-gouvernement] se sont enfuis.Un des partisans du gouvernement n’a pas pu s’échapper à temps et a été battu à mort par nos jeunes. »
Les témoins des violences électorales, dont des partisans du gouvernement et des partisans de l’opposition, ont expliqué que les forces de sécurité n’ont pas pris de mesures suffisantes pour empêcher les violences et protéger les civils. « L’attaque a duré des heures mais aucun policier n’est venu », a raconté un homme de Toumodi, qui s’est caché chez lui et a prié pendant que les assaillants incendiaient les boutiques et les maisons dans son quartier le 1er novembre. Une famille de quatre personnes est morte brûlée vive dans sa maison.
Aimée Zebeyoux, la Secrétaire d’État chargée des Droits de l’Homme, a déclaré dans un courrier adressé à Human Rights Watch que les efforts du gouvernement pour sécuriser l’élection et prévenir les violences communautaires et politiques avaient « permis une bonne tenue du scrutin et de contenir la grande majorité des débordements ». Elle a précisé que personne n’a été tuée ou blessée par balle du fait des forces de l’ordre, et que les enquêtes avaient été lancées afin « d’identifier et d’interpeler toutes les personnes (partisan du Gouvernement comme ceux de l’opposition) » ayant commis les infractions pénales.
Le 9 novembre, la Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, a exprimé « de sérieuses préoccupations concernant l’arrestation de plusieurs responsables de l’opposition » et a exhorté « les responsables politiques de toutes les parties à travailler ensemble pour apaiser les tensions par le dialogue – et non par des mesures de sécurité brutales et des arrestations ». L’Union africaine et la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), un bloc régional, ont critiqué les partis d’opposition pour avoir instauré le Conseil national de transition, mais ont aussi appelé au dialogue pour résoudre la crise.
« Le fait de cibler les membres de l’opposition par le biais d’un processus judiciaire vicié n’apaisera pas les dangereuses tensions politiques et ethniques qui agitent la Côte d’Ivoire », a conclu Jim Wormington. « Les autorités ivoiriennes devraient plutôt mener des enquêtes et des poursuites à l’encontre de toutes les personnes responsables des meurtres des dernières semaines, quelle que soit leur affiliation politique, y compris les membres des forces de sécurité ayant fait usage d’une force excessive contre les manifestants. »