A l’approche des présidentielles du 25 octobre, la victoire quasi certaine du chef de l’Etat Alassane Ouattara confère une atmosphère « sans saveur » à un scrutin peu mobilisateur. Le risque d’une forte abstention et d’un boycott de dernière minute des candidats de l’opposition pourrait fortement discréditer les résultats
« Sans saveur », « sans surprise », voire « maussades ». Décidément, les présidentielles ivoiriennes sont en panne d’inspiration. Donné grand favori du scrutin, possiblement élu dès le premier tour, le président sortant Alassane Ouattara n’aura, à tort ou à raison, ménagé aucun suspense pendant sa campagne.
Un scrutin insipide
Dans les rues de la capitale Abidjan, de rares frémissements agitent péniblement une population déjà convaincue de connaître le vainqueur. Loin, bien loin des ardeurs qui avaient accompagné les élections de 2010 avant de faire sombrer le pays dans une tragique guerre civile. « C’est assez étrange, cette fois, on ne sent rien » déclare un journaliste ivoirien à Abidjan.
Seule l’armada promotionnelle déployée par les principaux candidats en lice rappelle au visiteur qu’un scrutin doit se ternir dimanche. Sur la route de l’aéroport, dans la zone de Port Bouêt, des drapeaux arborant les initiales « KKB » de l’opposant Kouadio Konan Bertin, élu de cette commune chic, flottent au vent tandis qu’un camion sonorisé scande des slogans saturés en sa faveur. Un appareillage qui, comme ceux de tous les candidats, peine à rivaliser avec les gigantesques fresques à l’effigie du chef de l’Etat « ADO » qui tapissent la ville. Bien rodée et omniprésente, cette communication un rien tape-à-l’oeil orchestrée par l’agence Voodoo dont le directeur Fabrice Sawegnon est très bien introduit dans le cercle présidentiel, remporte sans conteste le prix de la visibilité.
Pour le reste, un mot d’ordre prime : apaisement. Sur la place de la république dans le quartier présidentiel du Plateau, des techniciens installent une estrade destinée à accueillir une cérémonie organisée en l’honneur du chef de l’Etat. Tout débordement doit être évité. Des policiers ont été postés à chaque carrefour au pied des hauts buildings qui surplombent la lagune tandis que des patrouilles circulent toute la journée. Au lancement de la campagne, le ministre de l’intérieur, Hamed Bakayoko, fidèle allié du président de sa puissante épouse Dominique Ouattara, avait annoncé le déploiement de 34 000 hommes mobilisés pour assurer le bon déroulement du processu électoral. Le sombre souvenir des dramatiques émeutes de 2010 qui avaient fait 3000 morts occupe encore tous les esprits. Alassane Ouattara a par ailleurs tout à gagner à endosser l’image d’un président garant d’un scrutin conduit en bon ordre et sans violences. A fortiori s’il l’emporte avec une large avance. Un scénario plus que vraisemblable compte tenu du contexte actuel.
Rallié dès le premier tour au parti présidentiel (RDR), l’ancien président Henri Konan Bédié à la tête du PDCI, s’est imposé comme le faiseur de roi de ce scrutin en faisant bénéficier le chef de l’Etat des voix qui lui sont acquises, notamment dans les régions du centre du pays. Par ailleurs, les divisions qui empoisonnent le parti historique de Laurent Gbagbo, le FPI, scindé entre partisans du candidat officiel Pascal Affi N’Guessan et anciens barons restés fidèles à Gbagbo, donnent un avantage supplémentaire à Ouattara. Dans l’entourage du ministre de l’Intérieur Hamed Bakayoko, on parle d’une victoire estimée à près de 60%.
L’abstention, grand adversaire de Ouattara
Le chef de l’Etat n’a pourtant pas que des raisons de se réjouir. « Dans ce scrutin, Ouattara a un vrai ennemi : l’abstention » analyse une source bien informée à Abidjan. Alors que 6 millions d’ivoiriens sont appelés aux urnes dimanche, seuls environ 30% des inscrits auraient retiré leurs cartes d’électeurs. « Il y a une semaine, les cartes s’entassaient encore par centaines dans les centres d’enrolement de la capitale » ajoute la même source.
Face à une telle démobilisation, les autorités embarrassées avaient déjà prorogé jusqu’au mercredi 21 la date de retrait des cartes initialement fixée au samedi 17 octobre. Cerise sur le gâteau, la Commission électorale indépendante (CEI) en charge de l’organisation et de la validation du scrutin a précisé dans un communiqué publié le jour de l’arrêt de la distribution des cartes que les électeurs seraient finalement autorisés à voter sur présentation d’un simple document d’identité. « Le RDR a survendu l’idée d’une victoire dès le premier tour. Résultat, la mobilisation des citoyens a chuté et ils sont mal à l’aise ». La CEI a par ailleurs tardé à faire parvenir des cartes aux électeurs résident en Europe qui, pour certains, ne les ont jamais reçues. Mis en place par le groupe français Safran-Morpho, le système de cartes biométriques vendu au prix fort à l’Etat ivoirien avait été présenté comme une garantie de transparence et de contrôle du processus électoral. Plusieurs observateurs s’interrogent cependant sur la capacité du système de comptage géré par des personnalités proches de la présidence, dont le principal représentant de Safran-Morpho en Afrique de l’Ouest, Sidi Kagnassi, à produire des résultats neutres.
Vivement critiquée par l’opposition, la CEI voit chaque jour grossir la liste des remontrances à son encontre. Présidée par Youssouf Bakayoko, allié du président Ouattara déjà à la tête de l’institution lors des élections de 2010, cette structure est d’abord accusée de partialité dans sa composition. Sur un total de 17 membres, seuls 4 représentent en effet des partis d’opposition. Le candidat Charles Konnan Banny accuse par ailleurs depuis plusieurs jours la CEI d’avoir émis une liste électorale comportant des doublons.
Au delà du discrédit qu’une abstention élevée jetterait sur les résultats, celle-ci constituerait un profond désaveu pour l’Union européenne qui avait annoncé qu’elle n’enverrait pas d’observateurs pour surveiller une élection jugée suffisament fiable. Or, « plus les chiffres de l’abstention sont importants, plus la tentation de falsifier les résultats est grande » s’inquiète un représentant de la société civile qui requiert l’anonymat. Pire, dans les milieux politiques ivoiriens et français, on s’interroge sur un possible boycott électoral de dernière minute par Charles Konan Banny et « KKB ». Deux candidats, Amara Essy et Mamadou Koulibaly, se sont déjà retirés de la compétition en dénonçant des irrégularités dans le processus éléctoral. « Si Banny et/ou KKB se retirent, indique un socialiste français, les résultats perdront en très grande partie leur légitimité ».
Bilan amer
Un vrai danger pour l’actuel favori qui n’en demeure pas moins le candidat soutenu par la France et les Etats-Unis qui ne cessent de saluer les chiffres admirables de la croissance économique ivoirienne évaluée à 9%. En développant les infrastructures et en favorisant l’arrivée d’investisseurs étrangers, l’actuel chef d’Etat s’est attiré la bienveillance des institutions financières internationales en remettant sur les rails une économie ivoirienne longtemps plombée par la guerre. Réussite incontestable, la somptueuse vitrine des grands travaux de Ouattara cache toutefois mal la réalité d’une économie à deux vitesses. Les inégalités entre une minorité de nantis et l’essentiel de la population qui vit toujours dans l’extrême pauvreté n’ont cessé de se creuser. Le chômage des jeunes estimé selon les chiffres officiels à 25% chez les moins de 35 ans demeure l’un des plus grands fléaux du pays auxquels les autorités ne sont toujours pas parvenues à apporter une réponse. « Franchement les gens étaient plus heureux avant » tranche un patron ivoirien à la tête d’une PME implantée en bas du quartier du Plateau. Les chefs de petites et moyennes entreprises dénoncent par ailleurs régulièrement le montant trop élevé des taxes appliquées sur les entreprises. « Construire des routes, ça ne nourrit pas les gens. Pour pouvoir leur proposer du travail, il faut donner plus de marges aux petits patrons. »
Sur plusieurs dossiers politiques dont celui de la réconcilaliation nationale, le bilan est encore plus mitigé. Comme le rappelle, le directeur Afrique de l’Ouest du think tank International Crisis Group, Rinaldo Depagne, dans un entretien à Jeune Afrique, « l’exclusion politique est toujours de mise en Côte d’Ivoire ». « La présidence Ouattara s’est caractérisée par un accaparement des grands postes institutionnels et sécuritaires par des hommes originaires du Nord, ce qui perpétue le sentiment de rejet au sein d’une partie de la population. Les présidents de l’Assemblée nationale, de la Commission électorale indépendante et du Conseil constitutionnel sont tous originaires du septentrion, comme d’ailleurs le ministre de la Justice et le directeur du Trésor. De même, l’organigramme sécuritaire s’appuie sur un chef d’état-major des armées, un ministre de l’Intérieur et un chef des renseignements issus de la même zone géographique que le président Ouattara. »
Pour l’instant sans saveur, les élections ivoiriennes ont pourtant déjà, à y regarder de plus près, un arrière goût d’amertume.