Ghania Mouffok est partie sur les routes du sud-est, d’El Oued à Ouargla. Troisième épisode, « une supérette et un petit syrien »
Bienvenue au pays des Soufis, célèbres pour leur sens des affaires et du commerce, en dignes descendants des caravaniers du désert. Bienvenue dans les nouveaux mondes. Embouteillages et supérettes m’ont accueillie dans la ville d’El Oued. Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Alors que je venais de quitter la petite commune de Magrane,
perdue à 7 kilomètres du centre ville, posée sur le sable dans une splendide nudité, j’allais découvrir les supérettes d’El Oued qui me laissèrent perplexes. Curieuse, je m’arrête, et avec Yacine et Hocine, mes précieux accompagnateurs, nous nous faufilons sur le parking chaotique. Les 4X4 ne sont pas rares et prennent toute la place, c’est la fin du jour, un vent de sable colore l’air d’une poussière jaune, le printemps est leur saison, et me voilà visitant ce nouveau temple. C’est l’heure où le temps est clément et à laquelle se font les courses en famille.
Des cathédrales de thé du monde entier, thé de Thaïlande, du Pakistan, d’Inde, d’Indonésie, de Chine et d’ailleurs, m’accueillent là où il n’y a pas si longtemps le seul thé disponible, dans ces régions grandes consommatrices de thé, à la fois coupe-faim et coupe-soif, n’était que de Chine, entre première qualité et dernière qualité, la fin du parti unique a également inauguré la fin du thé unique et obligatoire. Finies les pénuries et les petites échoppes rachitiques ignorant jusqu’à l’odeur du yaourt – ne parlons même pas de celle du beurre. Aujourd’hui, sur des étagères réfrigérées trônent les fromages de Hollande et le beurre d’Irlande, du yaourt en veux-tu en voilà. Waou ! comme dirait mon fils. Le miel est d’Arabie Saoudite, il est le plus cher et réputé le meilleur, le chocolat est suisse, les biscuits français, les mangues sont du Mali voisin, l’huile d’olive, tunisienne ou andalouse, l’huile de palme sans pays, les pommes sont de Blida et l’eau minérale est internationale, de Lalla Khadija en Kabylie jusqu’à Evian.
Des jeunes filles déjà familières des code-barres tiennent les caisses pendant que les familles, nucléaires, le papa, la maman et les enfants, comme dans un film turc, poussent des caddies. Oui, j’ai vu des caddies pleins à ras-bord dans la poussière du sable. Je me suis achetée du thé de tous les pays et du fromage rouge avec du pain complet. Et puisque j’ai du thé, il me faut une théière, pour me faire moi-même mon thé puisque désormais plus personne n’a le temps, ni le désir de le préparer aux voyageurs de passage…Une théière ? Pas de problème, juste à côté de la supérette, il suffit de pousser la porte du « Au bonheur des dames » et pendant que je fais l’inventaire de ce temple de l’électro ménager, aspirateurs, balais, vaisselle et cuisinières modernes, une autre image remontant de mes premiers voyages sudistes s’impose à mon esprit, celle des cuisines noires de suie, sans fenêtre dans lesquelles les femmes s’épuisaient à entretenir le feu de brindilles sous des vielles casseroles d’aluminium pour préparer le meilleur couscous du monde, aux fèves et aux carottes. A leur santé, je me suis offert une bouilloire électrique, à un prix défiant toute concurrence. Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. A la sortie de ces cavernes d’Ali Baba mondialisées, un enfant m’a accostée, il mendiait, mais son arabe m’était étranger, il avait un doux accent de fils du Shâm… c’était un Syrien. Je lui ai dit : mais que fais-tu là, mon enfant ? Il était si petit… Je suis avec ma mère. Sa mère m’a sourit dans sa ‘abaya toute noire de deuil et je lui ai dit : mais que faites-vous là ? On vient de Homs, avant d’ajouter, El Hamdoullah, les gens ici ont bon cœur. El Hamdoullah !
Mon cœur à moi a chaviré, quel triste destin, ai-je pensé, quel incroyable itinéraire de Homs aux portes de la supérette d’El Oued, jetés à terre par un sinistre jeu vidéo où se kill l’Amérique, l’Europe, Bachar El Assad, Daech, la Russie, la Turquie, l’Iran, Israël, le Liban, l’Arabie Saoudite, enfin bref, le monde entier. Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Après les Syriens, j’ai aussi croisé le chemin de Tunisiens, venus en bus, en caravane et en voisins, la frontière tunisienne depuis Nefta étant à peine à 126 km d’ici, acheter de tout, « de la casserole au matelas ».
Le soir venu, hommes et femmes font la fête au bord de la piscine de l’hôtel Pouillon qu’un bureau d’études indélicat s’est cru autorisé à « moderniser ». Les zellij des années 60 de la célèbre maison d’Alger ont été sacrifiés, remplacés, allez savoir pourquoi, par les nouveaux matériaux à la façon de Dubaï, et depuis, le jardinier en activité depuis les années 80, s’échine à lutter contre les algues qui poussent allègrement dans la piscine « rénovée » mais désormais inutile : « J’ai beau les arracher, elles repoussent de plus belle. » Pauvre Pouillon. Leur fête m’empêche de dormir et je me suis souvenue, sur mon magnifique balcon avec vue sur la piscine, d’un voyage épique à la fin des années 80 dans un train Alger/Tunis, un train bondé, c’était l’époque où c’étaient les Algériens qui envahissaient la Tunisie, en train et en voiture, pour acheter du concentré de tomate. Aujourd’hui sous les serres, des tonnes de tomates poussent à El Oued et nourrissent toute l’Algérie. Demain, je prends la route pour Ouargla, la capitale du pétrole, pensais-je, mais j’avais tout faux, car l’avenir du sud sera agricole, ou ne sera pas.