Ghania Mouffok est partie sur les routes du sud-est, d’El Oued à Ouargla. Quatrième épisode, le sud vu par les investisseurs
Je roule, je roule d’El Oued à Ouargla et je découvre les nouvelles routes du désert. Au diable le génie millénaire, place à la rentabilité contemporaine ! De Biskra à Ouargla en passant par El Oued c’est désormais derrière de hauts murs que se cultivent la pomme de terre, les tomates, les pastèques qui nourrissent les villes du nord. Si l’on veut faire fortune dans le sud, ce n’est plus dans le pétrole qu’il faut investir mais dans la terre, l’or vert. Pivots, puits, creusent la terre et pompent l’eau de la nappe albienne et phréatique, le réservoir d’eau de toute l’Algérie, la dernière richesse de ces régions maintenant que l’on nous dit que le pétrole et le gaz sont en voie de disparition.
« Renforcer la sécurité alimentaire nationale » dans le cadre de la Politique du Renouveau Agricole et Rural est le nouveau fardeau que fait porter le nord au sud après avoir bétonné la Mitidja. Ce programme lancé en grande pompe au nom de son Excellence le Président A. Bouteflika a été doté de 1000 milliards de dinars sur quatre ans, entre 2010 et 2014 à l’échelle nationale et le sud a eu sa part du plan. Officiellement n’importe qui peut prétendre à son bout de terre et rêver de fortune, mais ce programme a plutôt bénéficié a ceux que l’on appelle « les gros investisseurs ». C’est normal, il faut de l’argent pour creuser un puits et valoriser une terre, dit Mr X. Rencontré, suite à un malentendu sur la terrasse de l’hôtel Transat, hôtel rénové lui aussi à l’exception de la piscine « en travaux », piscine sur laquelle donne le minaret indiscret de la mosquée du quartier, effet comique en ses contrées pudiques, pendant que des oiseaux en cage jacassent, Mr X est devenu à son insu mon expert, mon guide sur les chemins d’un vieux fantasme algérien : transformer le désert en Californie. Un fantasme qui avec lui prend corps dans un bel enthousiasme que l’on aimerait partager. Les jours ouvrables, il est en costume, chemise blanche, et quand il me guide dans les fermes du désert, il arrive en jogging, basket et chèche sur la tête, méconnaissable, tel un caméléon. Libéral, ce fils de la région, ingénieur, diplômé de grandes écoles, bilingue, oiseau rare en ces régions plutôt arabophones, un pied au RND de Ahmed Ouyahia l’ex-chef du gouvernement dont il dit, c’est un ami, un grand homme, un grand commis de l’Etat, un pied dans les chambres de commerce, est intarissable sur l’avenir radieux qui attend le sud-est algérien.
Mais si je dis chômage, pauvreté, il me balaye comme une mouche, il n’y a pas de chômage, les jeunes ne veulent pas travailler dans l’agriculture, ils veulent tous travailler à Sonatrach, ce sont de mauvais esprits qui créent des problèmes pour que les investisseurs ne soient pas attirés par la wilaya de Ouargla. Et pendant qu’il parle, mon mauvais esprit se réveille et je pense à ce gamin de quatorze ans, Hussein, dont j’ai entraperçu l’avenir à l’heure de son casse-croute après une matinée dans les champs, toi, a-t-il dit à Hussein, un ami qui m’accompagne, en regardant ses mains blanches cela se voit que tu n’as jamais travaillé, alors que lui ses mains, elles connaissent le travail, entaillées, raturées, pour faire fortune, il a cessé d’aller à l’école « A quoi ça sert, ici je gagne bien ma vie ». Travailleur saisonnier, il ramasse des tomates, puis des pommes de terre, puis des pastèques, payé à la tâche, « Tu gagnes en fonction de ta débrouillardise. » Plus tu travailles et plus tu es payé, c’est la loi en Californie, pas de sécurité sociale, pas d’assurance, pas d’avenir. A quarante ans, il aura le dos cassé.
A quoi bon en débattre avec Mr X, avec lui, ce n’est plus la terre à ceux qui la travaillent, soyons sérieux, mais la terre à l’argent. Il a cette manière gourmande de dire, nous avons attribué 100 000 hectares de terre à des concessionnaires algériens, de gros calibres, de gros investisseurs. Et de les citer de tête : d’abord honneur au précurseur, le Soufi Djilali Mehri, l’un des milliardaires les plus célèbres de toute la région, homme d’affaires touche-à-tout et collectionneur de tableaux de Dinet, le modèle, viennent ensuite des fortunes plus récentes qui se sont laissées tenter comme les Othmani d’Alger de NCA Rouiba, entreprise numéro un de jus de fruit en Algérie qui pèserait 65 millions d’euros en chiffre d’affaires, le groupe Ardis, chaîne algérienne d’Hypermarché, groupe Arcofina, plus un gars dont le nom lui échappe mais qui a fait fortune dans le chlore et bien sûr les gens du crû, plus discrets mais tout aussi entreprenants et fortunés, les Souafa d’El Oued qui méritent l’éloge parce qu’ils sont riches dans leurs têtes, pas compliqués et fonceurs.
Toutes les fortunes d’Algérie se sont précipitées, achetant à tour de bras des hectares et des hectares de sable pour pas grand-chose pendant que l’Etat veille à mettre à leur disposition un « environnement incitatif et sécurisant en terme de financement et de foncier. » Dans le cadre des « programmes d’intensification et de modernisation » est prévu « le soutien au prix, aux semences, à la mécanisation, à la fertilisation, à l’irrigation », avec en prime des « crédits sans intérêt », des « crédits leasing », des assurances en tous genres. Le triangle, El Oued, Biskra, Ouargla, est devenu le triangle magique, la nouvelle route de l’or vert dans un inextricable mélange d’argent public et de fortune privée. Certaines ayant trouvé ici le lieu idéal pour sécuriser leurs affaires pendant la décennie noire, fuyant le nord. Et tous de se transformer en faiseur californien, tomate, dattes, oliviers, pastèques, lait, semence de céréales, une priorité nationale afin de sortir de l’importation ruineuse de blé tendre.
Savez vous, madame que nous allons devenir la première wilaya productrice de céréales à partir de semences que nous allons introduire avec l’université de Ouargla, 50 000 étudiants, partenaire privilégié dans l’accompagnement du développement de la céréaliculture. Avec les semences locales, on va ramener des semences de Tiaret, de Sétif et faire des croisements pour arriver à des semences qui produiront jusqu’à 100 quintaux à l’hectare, actuellement nous n’en sommes qu’à 50. L’ambition est de ne plus importer du blé. Savez-vous que la wilaya de Ouargla produit plus de 100 % des besoins nationaux de briques rouges, nous avons 20 briqueteries. Savez-vous que Ouargla figure parmi les premières wilayas productrices d’aliment vert, l’aliment du bétail. Et, savez-vous encore que c’est la première wilaya productrice de pastèque précoce, précocité et quantité, madame. Savez-vous, madame, qu’après Tamanrasset, nous détenons le plus grand parcours de chamelier avec plus de 300 puits de parcours dont certains sont équipés à l’énergie solaire ou éolienne. Savez-vous qu’un camelin de course peut coûter jusqu’à 100 millions de centimes, la femelle productrice de lait et de petits peut aller jusqu’à 50 millions. Quant aux palmiers, ils occupent 39 000 hectares sur toute la wilaya, en incluant Touggourt Avec 100 palmiers on peut faire jusqu’à un million de DA de chiffre d’affaire annuel, on est mieux qu’un chef de daïra compare Mr X, un 4X4, quatre femmes, on est un homme très riche. Haha ! Mr X ne se plaint pas, « mon père possède 80 palmiers et moi aujourd’hui j’en ai plus de 600 parce que j’ai été favorisé par ce nouvel environnement. Notre vision c’est que Ouargla devienne capitale du sud, capitale des Oasis sahariennes, m’a-t-il dit, c’est une région qui attire les investisseurs car nous possédons la terre, l’eau et l’énergie électrique, les trois paramètres de création de richesse. »
Ainsi parle Mr X. Nous avons les infrastructures de base, les infrastructures d’appui, toutes les administrations régionales sont implantées à Ouargla, les banques, même la Société Générale après une étude a choisi notre wilaya depuis 2005, nous avons les assurances… Et nous avons des kilomètres d’autoroute, Laghouat/ Touggourt c’est 160 km, Ouargla Hassi-Messaoud c’est 80 km, Ouargla Ghardaïa c’est 192 km, et la moitié de la route entre El Oued et Ouargla a été en partie réalisée. Sans parler du tramway qui desservira bientôt la nouvelle ville qui s’élève à la manière d’une banlieue, des kilomètres carrés d’HLM sans l’ombre d’un palmier. Mais qu’importe, le monde vu par Mr X est un immense marché à conquérir depuis Ouargla la ville aux mille atouts. Dans quelques années, promet-il, on cueillera les fruits de tous ces investissements, on renouvellera les palmeraies, on fera de l’huile d’olive, Mr Mehri ne presse-t-il pas déjà ses olives, on élèvera des vaches qui donneront des hectolitres de lait, après le marché algérien, on pourra même conquérir le monde, on exportera des dattes dans le monde entier à la saison du ramadan et de compter les musulmans, rien qu’en Chine ils sont 200 millions, on fera du troc avec le Sahel, l’an dernier 100 000 tonnes de dattes ont été échangées contre de la laine, des dromadaires, à condition toutefois de bien l’organiser ce troc parce qu’actuellement c’est un peu la pagaille, il y a pas mal de trafic sur les frontières qui gonflent nos importations, il faudrait une agence du troc !
Un monde presque parfait. Le seul problème dans le sud m’a-t-il dit sans rire, c’est la chaleur. Comment conserver toutes ses promesses sans qu’elles ne pourrissent au soleil ? A part ça, tout est possible, madame, grâce à un autre chantier, un autre programme dans le cadre du développement de l’oléiculture, tout est possible… même manger du poisson chat, euh pardon du Tilapia, préfère MrX, la com c’est important quand on veut ouvrir un nouveau marché, aucune chance si on prétend faire avaler du chat à des arabo-berbères qui comme chacun sait ne sont pas des Chinois. Oui, madame, du poisson-chat et produit localement, madame.