Notre reporter, Ghania Mouffok, est partie à la découverte du sud-est de l’Algérie, d’El Oued à Ouargla, qui annonce un monde nouveau. Voici le premier épisode de cette échappée belle
Traverser le sud-est de l’Algérie, d’Alger à Ouargla en passant par El Oued et Touggourt, c’est parcourir des kilomètres de désert, puis des kilomètres de béton…Désert/béton…. Désert/béton…
Ce printemps, j’ai fait des centaines de kilomètres sur des routes de goudron plutôt bien tenues pendant que défilait le désert. Dans mon souvenir, il était infini jusqu’à la ligne d’horizon avant qu’un détail ne gêne ma vision : le désert était morcelé de fils barbelés et je ne sais pas pourquoi j’ai pensé à l’Angleterre de Karl Marx décrivant les enclosures, ce mouvement d’accaparement et de clôture des terres par les lords anglais marquant la naissance de la propriété privée et la fin du droit d’usage.
Un fonctionnaire, sans rire, m’a dit : « C’est pour empêcher les chameaux de traverser la route. » En Angleterre, c’était pour empêcher les moutons de traverser les terres. Pauvres chameaux, même eux sont désormais privés de circuler librement dans l’immensité du désert. Et, quand le sable se taisait, j’arrivais dans des villes de béton aussi embouteillées qu’Alger.
Comment décrire la laideur d’une urbanisation sans âme, traversée cependant d’une mélancolique beauté. Entre Dieu et le marché, le sud a définitivement changé, comme une mutation monstrueuse : « J’ai peur du présent et de l’avenir », m’avait un jour confié Tahar Belabès, fils de Ouargla, chômeur et figure charismatique des mouvements de contestation citoyenne auxquels nous devons notre salutaire intérêt pour ces régions dites enclavées.
Le sud enclavé ? Grossière erreur. C’est aux gens du sud, à leurs mouvements de contestation sans précédent que je dois d’avoir pris la mesure du temps qui passe et de l’avenir qui nous attend, entre pétrole et Sahel, entre marchés et terrorismes, le sud mondialisé m’apparaît comme le prisme grossissant et surprenant des bouleversements à l’œuvre en Algérie ces trente dernières années. Des bouleversements difficiles à cerner mais que l’on devine dans cette Algérie vue du sud comme si dans cet espace grandiose, ils s’étaient fait en accéléré, bien plus vite qu’en un siècle entier, entre guerre civile et voitures à crédit.
De surprise en surprise, j’ai roulé pendant une quinzaine de jours, venant d’Alger, j’ai traversé les Aurès, la wilaya de Batna, à la sortie de laquelle j’ai découvert Djezzar, une ville cimetière aux portes du sud-est. Sur près de 35 kilomètres de trottoirs, cette commune s’est inventée un nouveau bizness : le recyclage de voitures accidentées. Immatriculées de tout le pays, entassées par marque des plus anciennes aux plus récentes, désossées, les carcasses défilent , réduites à des kilos de tôle, vendus à 1000 DA le kilo. Un cimetière à la gloire de la vitesse… contrariée
En guise de record l’Algérie bat celui du nombre de morts par habitants sur la route. Les pouvoirs publics bâtissent des routes comme au 19ème siècle en Occident les chemins de fer ouvraient la voie au commerce et à l’industrie. Place au transport individuel, pendant que la station de la gare de Touggourt, façon coloniale, se visite comme un musée et que la ville de Ouargla se prépare à inaugurer sa première ligne de tramway.
J’ai roulé, Alger, El Oued, Touggourt, Ouargla, la capitale du pétrole, puis je suis revenue à Alger en passant par Laghouat et Médéa, sur cette route du retour, j’ai croisé des travailleurs venant d’Asie, je ne sais s’ils sont chinois ou coréens, ils se taquinaient comme des chats avec leurs collègues algériens assis les uns à côté des autres dans une benne de camion qui les menaient, j’imagine, sur leur chantier. Je leur ai fait coucou, surpris, ils m’ont fait coucou.
Et, c’est alors que je me suis dit : le sud algérien tel que je l’ai connu à la fin des années 70, où tel que l’imaginaire nordiste se le dessine encore n’existe plus, enfin presque plus. Finis les oasis au bord de séguia, la pose nonchalante sur le silence du désert avec vue sur la voute céleste en attendant les trois verres de thé, le premier se buvant amer, le second moins amer et enfin doux le dernier, tous trois sirotés en tirant sur un sebsi, pipe à l’odeur de pavot, enroulé bien entendu d’un chèche couleur de sable. Au loin, une douce voix venu du fond de l’âme psalmodie un verset du Coran où le chant mélancolique d’anciens esclaves.
Ce sud-là de mon insouciante jeunesse se meurt et se réinvente. Grillant les étapes il s’est jeté dans le 21ème siècle comme dépossédé du temps et de l’espace.