Ghania Mouffok est partie sur les routes du sud-est, d’El Oued à Ouargla. Sixième étape, rencontre avec les opposants au gaz de schiste à Ouargla
Je ne pouvais quitter Ouargla sans aller saluer les indignés du sud qui campent sous une tente depuis des mois pour protester contre la fracturation hydraulique, l’exploitation du gaz de schiste. Rendre hommage à ce combat qui fait l’admiration des foules. Cela faisait plusieurs jours, en fait dès le jour de mon arrivée dans la ville, que je la frôlais, cette tente, on ne peut pas la rater, elle est posée là au cœur de la ville, au beau milieu d’un carrefour en face duquel trône une installation urbaine monstrueuse, couleur et forme, un amas de fausses roses des sables. Cette structure est ceinte d’une banderole : non au gaz de schiste. Voilà qui est clair.
Il suffit de se présenter, Salem, je suis journaliste, pour être assaillie par un flot de paroles. Ils sont une bonne dizaine à m’accueillir et à parler en même temps, après quelques vaines tentatives, je renonce à organiser l’entretien, tant ils ont envie de partager avec moi les nouvelles connaissances acquises sur les méfaits du gaz de schiste, pollution de l’eau, animaux retrouvés morts, menace sur les oasis, etc, ils ont tous un documentaire, une analyse d’un scientifique à me confier etc… nous avons lu les mêmes écrits et partagés les mêmes colères, mais ils me parlent comme s’ils s’adressaient à une nulle en gaz de schiste.
Je finis par ne plus les écouter, laissant ce flot de parole m’envahir et si je ne comprends rien, j’entends un profond désir : celui d’être entendu. Il y a là des chômeurs, des fonctionnaires, des étudiants, des salariés, des jeunes et des personnes plus âgées qui déroulent l’histoire de ces longs mois de combat. Ils se relaient depuis des jours pour tenir vivante cette modeste tente de nomade qu’ils ont posée là, au milieu de la place publique, comme une écriture. Cette tente est à la fois fragile et puissante comme les mouvements de résistance qui, depuis le milieu des années 2000, traversent le sud algérien à la stupéfaction générale.
C’est à Laghouat, entre Hassi-Messaoud et Hassi R’mel, entre gaz et pétrole que naîtra la première organisation de chômeurs en Algérie et c’est également dans ce sud-est que l’impact du printemps arabe sera le plus spectaculaire. En mettant en balance le contraste saisissant entre la richesse de leurs communes qui permet au gouvernement de déclarer « l’Algérie épargnée par la crise » et leur détresse, cette nouvelle génération de contestataires depuis Laghouat, Ghardaïa, Ouargla, Metlili, des communes installées autour des plus grands champs de richesses naturelles était loin de se douter qu’à travers des revendications minimales, droit au travail et droit du travail, en remettant simplement en cause la gestion du marché du travail, la politique de l’emploi, elle braquait les projecteurs sur toute la gestion plus qu’opaque du secteur pétrolier. Depuis sa gestion du marché du travail jusqu’à la répartition de la rente pétrolière, quand au même moment des scandales de corruption éclaboussaient gravement ce secteur jusqu’au plus haut niveau de l’état, incarné par le ministre de l’énergie et des mines Chakib Khelil. Sujets tabous dans un pays où la Constitution décrète que les réserves naturelles sont « la propriété inaliénable du peuple algérien ». Aujourd’hui, anti-gaz de schiste, ils questionnent l’avenir de cette dernière richesse qui se cache sous ses terres après le pétrole : « Longtemps caractérisé par la rareté de l’eau, le Sahara connaît un bouleversement radical de la question hydraulique grâce à l’accès dans la foulée des prospections pétrolières aux nappes aquifères profondes. Sous le sable du Sahara gisent les aquifères les plus puissants au monde : 60 000 milliards de m3 ! (…) Ces volumes d’eau impressionnants ont conforté une expansion démographique, urbaine et agricole déjà en cours au Sahara et surpassant celle de toutes les régions bordières. Mais ils génèrent également un bouleversement écologique radical. » (voir l’excellent ouvrage sous la direction de Ali Bensaad, L’eau et ses enjeux au Sahara, ed Khartala ) Du poisson chat aux vaches laitières… à l’exploitation du pétrole. Ces hommes aujourd’hui sous leur tente sont à la fois des témoins bouleversés et bouleversants de toutes ces mutations sociales, politiques, culturelles, démographiques, écologiques et des acteurs du changements social.
Ils témoignent et ils agissent. C’est à leur courage, leur mobilisation et leurs capacités d’organisation que nous devons la sortie en Algérie des contestations populaires de l’émeute avec son cortège de violence. Et, contrairement à ce que l’on croit, ce pacifisme revendiqué n’est pas un trait de culture mais un choix politique, pensé et mis en œuvre. Cette nouvelle génération d’algériens du sud n’imaginait pas à quel point elle allait contribuer à dévoiler aux opinions publiques cette Algérie rendue invisible : l’Algérie vue du sud, entre territoires utiles et zone interdite/ entre économie pétrolière et politique sécuritaire. Ce sont pourtant ces nouveaux mondes que questionnent les mouvements sociaux du sud, sans doute parce que, entre économie pétrolière et stratégie sécuritaire, c’est depuis cette marginalité et sur les marges du désert que se dévoile plus que dans le reste du pays la globalité de l’Algérie mondialisée par son appartenance à l’espace sahélo-saharien en guerre et son insertion dans le marché mondial de l’énergie en crise. Une insertion dévastatrice qui mine de rien interroge l’avenir de toute l’Algérie, entre le pétrole et l’eau. Alors ils ont posé une tente « Pour un campement nouveau, pur de toute souillure( …) ».
« Est-ce vivre que de subir l’humiliation ?
Nous ne souffrons point l’affront de l’injuste ;
nous le laissons, lui et sa terre.
Le véritable honneur est dans la vie nomade.
Si le contact du voisin nous gène,
Nous nous éloignons de lui », écrivait l’Emir Abdelkader vaincu et exilé dans son célèbre éloge de la vie nomade.
Aujourd’hui les descendants de nomades ont planté une tente en poil de chameau d’une modestie altière comme on déménage d’un monde qui menace de les déposséder, de nous déposséder jusque de ce bien qu’ils considèrent comme le bien le plus précieux : l’eau qu’ils ont appris pour survivre dans ce désert aride à prendre à la terre et à rendre à la terre.
« Est-ce la légèreté que tu reproches à nos tentes ?
N’as-tu d’éloges que pour des maisons de pierre et de boue ?
Ah, si tu savais les secrets du désert… »