Leader charismatique du mouvement « Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste » (Ira), Biram Dah Abeid est une figure incontournable du combat contre l’esclavage en Mauritanie. Le militant présente aujourd’hui sa candidature aux présidentielles de juillet 2014. Dans un entretien à Mondafrique, Diko Hanoune, activiste mauritanien proche de B. Dah Abeid, revient sur le lancement de sa campagne électorale et sur l’histoire des luttes abolitionnistes en Mauritanie
Mondafrique : Biram Dah Abeid a fondé l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (Ira), un mouvement anti esclavagiste né en 2008. Comment situez-vous ce mouvement dans l’histoire du combat abolitionniste en Mauritanie ?
Diko Hanoune : L’Ira a bien sûr hérité des luttes traditionnelles mauritaniennes contre l’esclavage. Mais elle a surtout révolutionné l’ensemble du mouvement abolitionniste. La contestation de l’esclavage dans le pays a commencé a s’organiser en 1978 lorsque certains cadres de la communauté « Haratine » — des descendants d’esclaves qui ont été arabisés par les Maures pour les assimiler à leur communauté avant d’être marginalisés — ont crée le tout premier mouvement anti-esclavagiste du pays : « El-Hor », qui signifie « l’homme libre ». Ce mouvement a été durement réprimé par les autorités Maures et a pratiquement disparu un an seulement après sa création. Il a fallu attendre 1995 pour qu’une autre organisation, « SOS Esclaves », dirigée par le militant Boubacar Messaoud, prenne la relève. « SOS Esclaves » luttait surtout pour changer la loi mauritanienne. Ses militants menaient la bataille à coup de conférences de presse, de rapports et de communiqués transmis aux organisations internationales, aux Ongs. Avec un aboutissement de taille : l’adoption de la loi de 2007 qui abolit l’esclavage en Mauritanie.
Mondafrique : Qu’est-ce que l’Ira apporte de nouveau ?
D.H. : Jusqu’en 2008, Biram Dah Abeid était lui-même chargé de mission à « SOS Esclaves ». Mais rapidement, il a voulu mener une lutte de terrain plus active et dépasser la méthode « soft ». Avec plusieurs autres activistes, il fonde sa propre cellule d’action, l’Ira, le 23 octobre 2008. Elle propose une philosophie nouvelle, fondée sur la dissidence politique, sociale et religieuse avec des méthodes d’actions coups de poing. Les militants n’attendent plus que les esclaves s’enfuient de chez leur maitres. Ils vont directement les chercher pour négocier leur libération, les inciter à porter plainte, les informer de leurs droits. Ils campent devant les commissariats, organisent des grèves de la faim, des sit-ins, des manifestations pour forcer les autorités à enregistrer les plaintes des esclaves. Les représailles du pouvoir, parfois très violentes, ne se sont pas faites attendre. Les plus impressionnantes ont eu lieu début octobre 2013 à Boutilimit, une ville située à 165km au sud-est de la capitale Nouakchott. Des militants de l’Ira s’étaient réunis lors d’un sit-in devant le commissariat pour défendre une jeune esclave de 19 ans, Noura Mint Aheimed, qui a fuit la maison de ses maîtres et osé porter plainte contre eux. Plusieurs fois, les autorités de la ville ont tenté de la dissuader d’avoir recours à la justice. Les pressions ont été d’autant plus fortes que le chef de famille des maîtres de Noura, Amar Ould Sidi Ould Ely est un membre influent de l’Union Pour la République (UPR), le parti du président Mohamed Ould Abdel Aziz. A l’époque, il souhaitait se présenter aux élections municipales et législatives de 2013 et cette affaire risquait de plomber son image. Les forces de l’ordre ont réprimé le sit-in dans le sang. De nombreuses personnes ont été blessées, d’autres ont été arrêtées et mises en détention. C’est cet activisme de terrain de l’Ira qui a révolutionné la lutte abolitionniste et qui est perçu comme une agression par les autorités.
Mondafrique : Plus que les autres organisations abolitionnistes, l’Ira s’en prend au domaine du religieux. Pourquoi ?
D.H. : Dès la création de l’Ira, les leaders ont estimé qu’il était nécessaire de dénoncer l’idée erronée selon laquelle l’esclavage serait une sorte de sixième pilier de l’islam. Ils ont donc donc cherché à délégitimer les imams mauritaniens — grand leaders d’opinion dans le pays – qui justifient l’esclavage par les écrits du Coran. C’est une nouveauté dans la lutte abolitionniste. Il s’agissait de dénoncer les forfaits commis par les autorités arabo-berbères au nom de l’islam, alors même que l’esclavage est contraire à l’esprit et la lettre de cette religion. Magistrats, policiers, imams, administrateurs… Tous donnent la priorité à l’application de textes de droit musulman au détriment des lois anti esclavagistes qui ont été adoptées dans le pays. Or, l’interprétation qu’ils font de ces textes est totalement fausse et ne sert qu’à préserver leurs intérêts. En signe de protestation, Biram a brûlé publiquement un texte religieux en 2012, ce qui lui a valu d’être mis en détention pendant quatre mois.
Mondafrique : Comment le mouvement se situe-t-il par rapport aux partis politiques d’opposition au pouvoir du président Mohamed Ould Abdel Aziz, y compris les formations « négro-africaines » ?
D.H. : Biram dit souvent qu’en Mauritanie, le pouvoir et l’opposition sont comme les deux têtes du serpent : elles se partagent le gâteau ensemble. Les dirigeants actuels de l’opposition, ont, pour la plupart d’entre eux, soutenu l’ancien dictateur Maaouiya Ould Taya ou le coup d’Etat d’Aziz ! Y compris les leaders négro-mauritaniens. Par ailleurs, l’opposition traditionnelle n’a jamais vraiment fait de la lutte contre l’esclavage une priorité. Même les mouvements des descendants d’esclaves représentés au Parlement comme l’Alliance pour la Justice et la Démocratie/ Mouvement pour la Rénovation (Ajd/Mr), ne font de l’esclavage qu’une question secondaire. Leur principal cheval de bataille, c’est plutôt « la cohabitation » entre communautés. Ils dénoncent les inégalités sociales entre ethnies, les discriminations, l’accaparement du pouvoir par les Maures, les massacres de 1989 contre les communautés noires… Mais ils ne parlent que très peu de l’esclavage.
Mondafrique : Pourtant, l’Ira a tenté une alliance avec les partis d’opposition.
D.H. : Effectivement, lorsque l’Ira a commencé à devenir populaire, elle a finalement fait alliance contre le président Aziz avec les partis unis au sein de la Coordination de l’opposition démocratique (COD). L’union est scellée le 11 mars 2012 à la suite d’un pacte posant la dénonciation de l’esclavage comme condition sine qua non. Mais l’alliance a volé en éclat lorsque Biram a brulé les textes religieux. La COD, composée principalement d’hommes politiques arabo-berbères, s’est rangé du côté des oulémas et a dénoncé cette action comme un acte d’apostasie. L’Ira, qui était une organisation de défense des droits de l’homme au départ, a donc rapidement ouvert sa propre cellule politique : le Parti radical pour une action globale (RAG) en octobre 2012. Un mois après cette annonce, les autorités ont pris le soin d’interdire les candidatures indépendantes pour éviter qu’un membre de l’Ira ne se présente à des élections municipales et législatives. Puis, le parti a finalement été totalement interdit.
Mondafrique : Malgré les forts soupçons de fraudes qui pèsent sur les élections présidentielles de 2014, Biram Dah Abeid se porte candidat. Il a entamé sa tournée dans les régions du sud de la Mauritanie. Il se rendra ensuite dans le nord, puis l’est. Pourquoi avoir choisi de commencer par le sud ?
D.H. : La région sud, dans la vallée du fleuve Sénégal est une région symbolique de la lutte contre le racisme anti noirs. C’est une zone pauvre, délaissée, et peuplée en majorité par des négro-mauritaniens. Lorsqu’en 1989, le dictateur Maaouiyaa Ould Taya a lancé un massacre contre les noirs, les populations de cette région ont beaucoup souffert et nombre d’entre eux ont du fuir vers les Etats voisins : le Sénégal et le Mali. C’est une région abandonnée du pouvoir, dont l’histoire est marquée par les discriminations. La plupart des fonctionnaires locaux passent le plus clair de leur temps à Nouakchott et ne reviennent qu’en période d’élection pour acheter les votes en distribuant de l’argent ou des postes. Les régions qui bordent la vallée du fleuve Sénégal sont aussi les plus touchées par les expropriations qui se sont généralisées ces dernières années. Le système de recensement officiel des titres de propriété foncière n’est pas respecté et les autorités n’hésitent pas à s’accaparer des terres pour les attribuer à des sociétés du Golfe. Celles-ci font ensuite venir leurs propres travailleurs, pour la plupart asiatiques. Plusieurs dizaines de milliers d’hectares ont été déjà été vendus dans les régions de Rosso et Bogué. Le fait que Biram vienne faire campagne ici, c’est donc un geste très symbolique pour les populations. Il est devenu une sorte de thérapie.
Mondafrique : Comment a-t-il été accueilli sur place ?
D.H. : La foule venue l’écouter a été bien plus nombreuse que prévue ! Au tout début en 2008, l’Ira ne rassemblait que quelques centaines de personnes lors de ses meetings. Aujourd’hui Biram est une célébrité. Des milliers de personnes se sont précipités pour le voir lors de sa tournée dans le sud. Il a commencé par Rosso, la grande ville du sud sur la route vers le Sénégal, avant de longer la frontière vers l’est, en passant par Bogué, Kaédi dans la région du Gorgol, jusqu’à Sélibaby près du Mali. A Kaédi, il y a eu tellement de monde que les autorités locales, proches du pouvoir, ont coupé l’électricité pour dissuader les gens d’assister au meeting qui devait commencer à la tombée de la nuit. Mais le public n’a pas bougé et les autorités ont du remettre la lumière. En fait, Kaédi et ses alentours sont en ébullition sur les thématiques liées au racisme. En 2011, dans la ville de Maghana proche de Kaédi, Lamine Mangane, un jeune de 18 ans, a été tué par balles au cours d’une manifestation contre le recensement de la population initié à l’époque par le gouvernement. A l’époque, de nombreuses associations des droits de l’homme dénonçaient le caractère raciste et discriminatoire de ce recensement. On exigeait des négro-mauritaniens un nombre de papiers exagéré pour prouver leur nationalité. On avait vraiment l’impression que les autorités tentaient d’inverser les rapports démographiques des communautés du pays à l’avantage des Maures. Bref, le jeune Lamine Mangane qui manifestait en tête de marche ce jour-là a été abattu. Aucune sanction n’a été prise. Que ce soit contre le gendarme qui a tiré, le préfet ou le ministre de tutelle qui ont peut-être autorisé les forces de l’ordre à tirer sur la foule. Le gendarme a juste été muté près de Bassikounou dans le sud-est du pays. Depuis, les parents du jeune homme et les organisations des droits de l’homme demandent l’ouverture d’un procès. Et la région est devenue une vraie base arrière militante.
Mondafrique : La candidature de Biram Dah Abeid n’a pas encore été acceptée par le conseil constitutionnel. Pensez-vous qu’il l’obtiendra et quel succès peut-il espérer de ses élections qu’on présente comme jouées d’avance ?
D.H. : Tout est encore incertain. Pour se présenter aux élections, il faut obtenir le parrainage de 50 élus municipaux. Or, ni le pouvoir, ni l’opposition ne soutiennent Biram. Les signatures sont publiées au journal officiel. Les élus qui sont d’accord avec lui n’osent donc pas lui accorder leur soutien. En plus, pas plus d’un élu sur cinq ne doit faire partie des circonscriptions d’une même « wilaya » (région). Autre obstacle, de nombreux citoyens mauritaniens ne sont pas inscrits sur le registre électoral national. Pour demander sa carte d’électeur, c’est souvent la croix et la bannière. Comme pour le recensement, on demande aux citoyens négro-mauritaniens de fournir des documents injustifiés. Des certificats médicaux, des attestations de décès des parents s’ils sont morts, des témoignages écrits certifiant que vous êtes bien mauritanien. Si vous avez un nom à connotation sénégalaise ou malienne on vous soupçonne d’être un étranger. La charge administrative est donc souvent abusive et discriminatoire. En plus, les élections vont être fraudées. Mais quoi qu’il en soit, ce début de campagne révèle au moins une chose : les autorités ont de plus en plus de mal à empêcher Biram Dah Abeid de mener ses actions. Il a pu organiser sa tournée dans le sud sans encombre. Les autorités ne peuvent se permettre de réprimer un homme qui a reçu le prix des droits de l’homme de l’Onu. C’est très mauvais pour l’image d’un pays qui se prétend démocratique. D’autant que le président Aziz se présente comme un allié des puissances occidentales pour la lutte contre le terrorisme au Sahel. Il lui faut donc montrer patte blanche.