Boubacar Ba, chercheur au Centre d’analyse sur la gouvernance et la sécurité au Sahel, décrit à Mondafrique les nouveaux rapports de force qui prévalent dans le delta central du Mali, après des mois de combats acharnés entre la katiba Macina, l’une des unités combattantes les plus puissantes d’AQMI et les forces armées maliennes et leurs alliés de Wagner.
Spécialiste de cette région, Boubacar Ba estime notamment que l’offensive lancée par l’armée a conduit à une radicalisation des djihadistes, au détriment des populations victimes d’exécutions sommaires perpétrées par les deux camps.
Mondafrique : quels sont actuellement les fronts de la guerre entre les djihadistes et les forces armées maliennes et leurs alliés ?
B.B. : Après la rupture avec la France, l’armée malienne a changé d’approche et de doctrine. Je parlerais plutôt d’offensive que de montée en puissance. L’armée a engagé une offensive du sud vers le centre et du centre vers le nord. A partir de la région de Koulikoro, l’armée s’est propulsée dans la zone du Sahel occidental, frontalière avec la Mauritanie. De Mopti vers la frontière du Burkina Faso, elle a combattu les djihadistes dans les cercles de Douentza et Bandiagara. A ces deux foyers de conflit s’ajoute le 3e, la zone du Liptako Gourma, où l’armée malienne n’a pas mené d’actions mais a appuyé les groupes d’autodéfense touareg.
Mondafrique : quels sont les résultats de cette grande offensive ?
B.B. : Pour les apprécier, la DIRPA (direction de l’information et des relations publiques de l’armée) publie presque chaque semaine des communiqués sur ses opérations et les zones de combat. La première phase, entre janvier et mars, a perturbé les djihadistes. Après les premières offensives de l’armée malienne d’ailleurs, ils ont opéré un repli stratégique. Puis, ils ont repris l’initiative.
Nous sommes dans une guerre contre-insurrectionnelle du côté des FAMA, tandis que les djihadistes sont engagés depuis 2012 dans une guerre insurrectionnelle, occupant certaines zones, chassant les représentants de l’Etat et essayant d’installer une gouvernance islamique, qui se traduit notamment par la résolution des conflits liés aux ressources naturelles, à l’héritage, aux successions, au foncier…
Mondafrique : cette première phase de reconquête de l’armée malienne s’achève avec les tragiques événements de Moura. Pouvez-vous nous décrire le contexte de Moura ?
B.B. : Après cette première phase, l’armée a mené le 27 mars une grande opération à Moura, qu’elle a préparée pendant plusieurs semaines, avec l’assentiment de certaines communautés de la zone. Des gens ont applaudi l’attaque dans les villages voisins. Moura était devenu une base arrière de la katiba Macina depuis 2015. Le Mourari est un leydi[1], une zone socio-écologique que se partagent pasteurs, agriculteurs, pêcheurs et exploitants forestiers dans une dizaine de villages autour du chef-lieu de la commune. Le Mourari est le centre du delta. Au grand marché de bétail se retrouvent des marchands en provenance des cercles de Djenné, Mopti, Tenenkou et Youwarou. En mars, le fleuve étant au plus bas, les gens viennent en voiture de Mopti. Mais pendant la saison pluvieuse, de juillet à janvier, cette zone est enclavée. La population du Mourari s’organise en deux blocs principaux : les autochtones, natifs de Moura et alliés, et les allochtones[2], originaires des zones exondées. Bien qu’implantés dans le delta, les allochtones payent leurs impôts dans leurs localités d’origine et conservent leur culture. Il s’agit surtout de pasteurs nomades, installés autour des villages où ils viennent se ravitailler et vendre du lait. Depuis très longtemps, les allochtones payent l’accès aux pâturages gérés par les chefs locaux, les Dioros. Jadis, tout le monde s’entendait bien mais depuis que la crise a commencé, ils ont adopté une philosophie égalitariste basée sur l’Islam, selon laquelle la terre, l’eau, le feu et les pâturages sont des biens communs. Ce sont eux les bras séculiers de la Katiba Macina.
Le delta terminal[3], très riche en pâturages, reçoit 3 millions de têtes de bétail entre mars et juin, avant le début de l’hivernage, lorsque les pâturages, ailleurs, se font rares. Les populations autochtones jouissent d’un droit de préséance, ainsi que leurs alliés Bozos et Markas, mais il y a de la place pour tout le monde.
Mondafrique : quelle a été la réaction de la katiba Macina à l’attaque de l’armée ?
B.B. : Quelques jours après, ils sont venus à la mosquée pour menacer les communautés de Moura, leur dire qu’ils n’avaient pas apprécié leur comportement, accusant certains habitants de complicité. Ils ont arrêté le maire et quelques personnes des villages voisins, qui ont été interrogés et gardés en otages. Ils ont ordonné à toute la population de quitter le village. 2500 personnes ont été sommées de partir, une nuit, et obligées de déménager dans les villages voisins. Moura est devenu un village fantôme. Puis, les djihadistes sont revenus pour dire aux gens d’aller chercher tous leurs biens et ils ont commencé à casser les maisons. Ils ont dévasté Moura, pour que les gens ne reviennent pas, à travers une sorte de punition collective du village.
Mondafrique : les événements de Moura ont-ils accéléré la polarisation de la population locale, déjà prise en étau ?
B.B. : Les djihadistes ont incubé les communautés. Ca a été catastrophique pour les populations. Ils soupçonnent les gens d’être des complices de l’armée et de l’autre côté, ces populations sont toutes assimilées à des djihadistes par les autorités. Les gens ont dû abandonner leur bétail et leurs champs, avec les conséquences que cela implique en termes de production agricole et pastorale.
Mondafrique : après Moura, quel est le nouveau rapport de force entre les belligérants ?
B.B. : Depuis Moura, les djihadistes se sont radicalisés tandis que l’armée avance dans la zone exondée de Bandiagara et Bankass, depuis juin et juillet, dans des villages supposés être complices des djihadistes, où elle exerce des représailles. Le 29 octobre, ce fut le cas du village de Guellejdé, dans le cercle de Tenenkou.
Mondafrique : la nouvelle stratégie des FAMA a-t-elle remis en selle les milices d’autodéfense et relancé les affrontements intercommunautaires ?
B.B. : En 2021, des accords avaient été conclus entre les communautés du cercle de Bankass, impliquant les communautés dogons, peuls, et les autres ethnies. Il s’agissait d’accords de libre circulation, d’entente locale. Les djihadistes estiment que les sédentaires ont rompu cet accord et la rancœur de Moura a conduit au massacre de Dialassagou (plus de 100 personnes tuées en juillet, sous prétexte d’avoir violé l’accord de paix.)
En réalité, les djihadistes pensent que les milices locales sont des éclaireurs de l’armée et ils ont mené cette attaque à grande échelle pour cette raison. A mon avis, l’accord de Bankass n’existe plus. A Djenné, il y a eu des événements aussi. Il y avait un accord global dans le centre de Djenné qui n’était pas respecté par les chasseurs dozos de 3 communes sur les 12. Après des affrontements meurtriers l’année dernière, les jeunes de ces 3 communes viennent de se révolter contre les Dozos, qui font la guerre aux djihadistes. Les jeunes ont organisé des réunions avec les autorités locales et ils disent qu’ils en ont marre d’être la chair à canon des chasseurs. Ils disent qu’il faut distinguer le rôle traditionnel des chasseurs et ce qu’ils sont devenus actuellement, c’est-à-dire une force antidjihadiste.
Les communautés sont fatiguées de la guerre. Elles ont perdu beaucoup d’hommes, d’animaux et de ressources économiques. Donc elles ont décidé de négocier avec les djihadistes dans 30 villages de ces 3 communes[4]. Les djihadistes ont posé 5 conditions : le dépôt des armes, le paiement de la zakat (l’aumône obligatoire en Islam), le port du voile pour les femmes, l’interdiction des événements festifs et l’obligation de gérer les conflits avec les légitimités locales en laissant de côté la justice malienne. L’objectif de ces accords était de pouvoir organiser la campagne agricole hivernale.
Deux espaces échappent encore à cette dynamique : la falaise de Bandiagara et la zone de Niono. On y enregistre des blocus économiques et une forte tension entre les villages et les communautés, conséquence de la tension entre les djihadistes et les chasseurs.
Mondafrique : peut-on parler d’un « effet Wagner » ?
B.B. : L’offensive en cours n’a pas permis d’occuper les localités et de ramener l’administration, malgré des raids et des bombardements qui ont tué beaucoup de djihadistes. L’action des forces paramilitaires russes a favorisé un meilleur repositionnement de l’armée sur le terrain, faisant des populations le centre de gravité du conflit. Mais elle a favorisé la résilience des djihadistes et la déstabilisation de la région en provoquant une riposte dévastatrice des djihadistes. Les conséquences économiques sont très graves dans cette zone d’intense activité agricole. Il y aura un avant et un après Moura.
Mondafrique : quels sont désormais les rapports entre le GNIM et l’EIGS dans le Centre ?
B.B. : Après les affrontements de 2019 entre la katiba Macina et la branche locale de l’Etat islamique au Grand Sahara dans le delta[5], cette dernière, défaite, s’est repliée sur la zone du Liptako. Mais ces derniers temps, on semble assister à une sorte d’entente entre eux pour s’attaquer à l’armée ou aux forces internationales. En revanche, les deux groupes ont battu le rappel des troupes pour s’affronter dans le Liptako Gourma, où la bataille fait rage ces dernières semaines.
Mondafrique : l’attaque suicide contre le camp de Kati, sanctuaire de l’armée malienne, fin juillet, traduit-elle une nouvelle approche tactique des djihadistes ?
B.B.: Je pense que le but de cet attaque était de défier les autorités, de montrer que l’insécurité a dépassé le centre et le nord, pour se répandre au sud, à Kolokani, le camp des forces spéciales, à Zantilila, à 150 km de Bamako, et à Kati. Leur but est de créer la peur chez les militaires et les dirigeants maliens. Le porte-parole de la katiba Macina, dans un message audio l’a dit clairement: « Toute la ville de Kati est un camp militaire. Nous savons que le mécréant qui dirige Bamako aujourd’hui, qui est le chef de Bamako, qui est le pharaon de Bamako, nous savons que s’il passe la journée à Koulouba, c’est à Kati qu’il passe la nuit car c’est là-bas qu’il se sent en toute sécurité. C’est là-bas qu’il y a du feu et des armes. » Ils menacent nommément certains dirigeants du pays, le Président de la Transition, le ministre de la Défense, le Premier ministre, le ministre délégué à l’Action humanitaire. Dans le même message, la katiba Macina promet d’envoyer le feu sur les mécréants à Kidal, Tombouctou, Douentza et Mondoro.
[1] . Un Leydi, c’est une zone d’imbrication des systèmes de production, typique du delta central, où vivent un groupe d’éleveurs dominants et des alliés, sur un espace assujetti à des règles foncières qui se caractérise par l’imbrication des systèmes de production, marqué par le cycle de la transhumance (juillet à octobre dans les zones exondées est et ouest et octobre à juin dans les bourgoutières). On peut décrire ce mouvement comme un oiseau aquatique qui déplie et replie ses ailes selon les saisons. Tout est partagé entre des familles appartenant aux différentes communautés concernées. Le delta compte une trentaine de leydé.
[2] Il s’agit notamment de communautés originaires du Seno : les Wakambé, les Bahabé, les Foulgankobé, les Gondankobé.
[3] zone du Waladou Debo
[4] Derari, Femaye, Wouro Ali
[5] Daoulakal islamiya
Boubacar Ba (1er volet), l’ordre djihadiste s’impose au coeur du Mali