Les premiers pas d’Abdelilah Benkirane se feront au sein de la « Jeunesse islamique », un mouvement islamiste radical. Une chronique de Haoues Seninguer
Devant les impasses politiques et sécuritaires manifestes lors de son passage par la gauche, le futur Premier ministre marocain, Abdelilah Benkirane, se tourna vers une forme de religion plus politisée. En 1975, cet étudiant engagé quitta définitivement l’Union Nationale des Forces Populaires, assistant à des leçons religieuses (durûs). C’était une activité de substitution devant ce qu’il ressentait comme un échec de l’action politique strictement séculière, car la gauche s’était visiblement montrée incapable de faire vaciller la monarchie.
Benkirane assista donc à toutes ces agitations sociales et politiques des années 1970, qui contribuèrent à façonner sa perception du monde. Il disposa, comme il a été dit plus en amont, d’une culture religieuse « forte » qu’il a renforcée durant son parcours de vie. C’est lui qui le confesse au travers de ses nombreux témoignages. Il se mit à lire de nombreux ouvrages sur les exploits, réels ou supposés, des califes de l’islam, dont ceux de ‘Umar Ibn Al-Khattab (2ème calife de l’islam qui a régné entre 634 et 644 sur l’empire musulman naissant). Il assistait également à des conférences sur la religion, et fréquenta la seule mosquée de l’université de Rabat, située sur le site de la faculté de droit. Toutefois, cette pratique religieuse n’en demeurait pas moins labile et irrégulière, puisqu’il priait de temps à autre. Il lui arrivait d’assister aux prêches du vendredi, tout en interrompant parfois le rituel de la prière.
Il fréquenta, une année, un camp d’été, apparemment en 1975, où il ne fit connaissance de la Jeunesse islamique qu’à ce moment-là. Au fond, il n’en fit véritablement connaissance que lors de la rencontre de jeunes garçons assis autour d’un shaykh dont les paroles l’auraient profondément marqué. Cet homme s’apprêtait à partir pour la Omra (pèlerinage surérogatoire à la Mecque) et évoquait, dans un discours que relate A. Benkirane, le prophète de l’islam et ses traditions (Sunna). Ce personnage religieux, d’un âge avancé, enjoignit alors A. Benkirane, de fréquenter plus assidument la mosquée, à l’avenir.
Les jeunes, dans la mosquée fréquentée par A. Benkirane, avaient pour habitude de se réunir régulièrement autour d’un shaykh dénommé Bin Sûda[1], qui aurait fait partie des Oulémas de Fès, a priori rattaché aussi à la famille des Al-Fassi, selon le même A. Benkirane. Ce savant en religion s’attachait à la lecture et à l’interprétation des textes religieux. A. Benkirane se souvient alors d’un épisode marquant où, s’adressant à ces jeunes, il se serait exclamé : « Hassan II a dit que le Maroc sera ou communiste ou musulman ! ». Ces jeunes le lui auraient alors rétorqué : « il sera musulman, si Dieu le veut ». Ces jeunes qui se rassemblaient dans la mosquée en question (ce constat peut s’appliquer à l’ensemble des mosquées de la même époque, dans les grands centres urbains notamment), se familiarisèrent avec la lecture de l’ouvrage Signes de Piste de l’idéologue égyptien Sayyid Qutb (1906-1966), que Benkirane leur emprunta pour le lire chez lui, ainsi qu’avec l’interprétation du Coran faite par le théologien syrien Ibn Kathîr (1301-1373), lequel eut lui-même fréquenté l’école hanbalite de l’islam, étudiant auprès de l’un de ses plus grands représentants : Ibn Taymiyya (1263-1328) ; ce dernier étant par ailleurs généralement réputé pour son rigorisme religieux.
Selon Abdelillah Benkirane, 1975-1976 marqua un authentique tournant dans sa vie spirituelle et politique, puisqu’il « prêta allégeance », selon ses propres termes, à la Jeunesse islamique en 1976 ; après avoir gagné la confiance de ceux qui en faisaient partie, depuis quelques années déjà ; soit depuis au moins 1969, justement à la date de fondation de l’organisation.
L’échec de la gauche
Malgré les échecs à répétition de la gauche, dans le conflit l’opposant au régime, A. Benkirane se souvient que chacun des jeunes de son âge, à la même époque, était intimement convaincu « que le régime monarchique n’allait pas durer », compte tenu du fait remarquable qu’il faisait face à des émeutes à répétition, celles de Casablanca en 1965 notamment, mais aussi dut affronter, successivement, deux tentatives de coups d’État, même avortés, en 1971 et 1972.
En d’autres termes, si la popularité de la gauche commençait à décliner au début des années 1970, au Maroc entre autres, l’idéal révolutionnaire, lui, ne disparaissait pas pour autant. Du moins, c’est ce qui ressort des propos tenus par Abdelillah Benkirane. Mais désormais, ces ressources ou ces dispositions révolutionnaires, seront capitalisées et redynamisées par la Jeunesse islamique, au sein de laquelle s’engagea précisément Benkirane en 1976.
Pour ce dernier, il s’agissait ainsi d’autant plus d’un tournant éminemment important dans sa trajectoire de militant, que la Jeunesse islamique réunissait d’après lui, à la fois les attributs de l’islam et des mouvements révolutionnaires ; ceci aurait fondamentalement manqué à la gauche, certes aspirante révolutionnaire, mais au sein de laquelle l’islam, n’aurait pas suffisamment été pris en compte dans son idéologie globale, de loin s’en faut :
« Dans les années 1970, j’ai rallié le courant socialiste car j’ai été touché (de par sa radicalité et discours de changement, de rupture, ndla), séduit par ce courant, mais la dimension religieuse à laquelle je tenais tant, n’était pas satisfaite. En avril 1976, j’ai découvert la mouvance islamique comme un agneau qui découvre sa mère. Les dimensions religieuse et politique étaient enfin réunies dans un seul et même mouvement[2].
imaginaire révolutionnaire
L’imaginaire révolutionnaire de la Shabîba islâmiyya, réintégra la dimension identitaire, en investissant stratégiquement un lexique religieux de type normatif, appareillé à une grammaire sociopolitique plutôt profane. Cet imaginaire et ces attentes d’un nouvel ordre de gouvernement, étaient tellement puissantes à l’époque que Abdelillah Benkirane rejoignit l’organisation islamiste, alors même que la responsabilité de celle-ci était déjà pleinement engagée dans l’assassinat de Omar Benjelloun en 1975. Puisque, on le rappelle, son engagement date de 1976. Il apparaît aussi que Benkirane rallia la Jeunesse islamique avant de faire la connaissance du fondateur Abdelkrîm Moutî’.
Nombre de témoignages et d’écrits de A. Benkirane rendent compte, avec encore plus de précisions, de la vision du monde qui était la sienne durant son passage et son activisme au sein de la Shabîba. Même si le récit est sans doute, pour partie au moins, reconstruit[3], l’auteur réfère au « colonialisme occidental » (al-isti‘mariyya al-gharbiyya), pour expliciter son entrée dans l’islamisme et justifier, à cette occasion, la vocation du mouvement islamiste en général et de la Jeunesse islamique en particulier : débarrasser le pays des influences occidentales et renouer avec la « pureté » de l’islam. Il s’agissait, selon lui, d’une mission éminemment salutaire que de renouer plus particulièrement avec la religiosité (al-tadayyun), ainsi qu’avec les pratiques rituelles et normatives associées ; en gardant de surcroît en ligne de mire la conquête du pouvoir à laquelle la Jeunesse islamique consacrait une grande partie de sa tâche, en essayant de conquérir, au préalable, les esprits[4].
Benkirane reconnaît ainsi ce penchant messianiste/utopiste aux origines de l’activisme islamiste, en suggérant l’idée selon laquelle le mouvement auquel il a appartenu dans les années 1970, participait de cette volonté de reconstruire, dans le présent, ce que lui et ses acolytes croyaient être l’expérience fondatrice de l’État islamique de Médine (622-632). Le mouvement de la Jeunesse islamique, de l’aveu même de A. Benkirane qui lui-même y croyait fermement, prétendait, de plus, être le porteur ou le dépositaire de La vérité. Ceci implique, de la part de tout mouvement qui prétend en être l’incarnation temporelle, que tous ceux qui n’adhéreraient pas à cette vision des choses et à son projet, seraient dans l’erreur ou la faute, en conséquence de quoi ils devaient ou devraient être résolument combattus.
Il y a aussi un certain imaginaire du martyr qui fut arboré par les militants islamistes durant la période dont il est question, et que relate Benkirane. S’estimant les détenteurs de la vérité révélée, en l’incarnant dans les pratiques sociales quotidiennes, leurs difficultés ou leurs échecs étaient synonymes, à leurs yeux, moins des impasses de leur idéologie, que de l’élection divine visant à éprouver leur foi dans la conduite de leurs actions, une forme de « protestantisme » revisité…
C’est dire la force du message messianiste et révolutionnaire impulsé par A. Moutî‘, et répercuté ensuite avec force, à l’ensemble des dynamiques de mobilisation individuelle et collective de la Jeunesse islamique.
Pour apporter un point de vue complémentaire sur la force du souffle révolutionnaire qui traversa l’ensemble des sociétés, aussi bien celles du Nord que celles du Sud, dans le contexte global de la guerre froide, il est utile de renvoyer ici au témoignage instructif de Lahcen Daoudi, membre actuel du PJD et ministre depuis 2012. Il adhéra lui-même en 1964 à l’Union Nationale des Forces Populaires, avant de s’engager également dans l’islamisme à la fin des années 1970. Ce point de vue d’un collègue de A. Benkirane viendra compléter et illustrer ainsi davantage les propos de ce dernier :
« Quand on était à l’Université dans les années 1960-1970, on ne pouvait être que de gauche, parce que l’idéologie dominante dans les Universités dans ces temps là, c’était l’idéologie contestataire du système dominant, donc, automatiquement, il fallait d’être de gauche. Dans le temps bien sûr, le choix était limité entre la droite et la gauche. Le changement, c’était la gauche. Mais à mesure que nous avons su ce qui s’est passé en Union soviétique, en Chine avec Mao, il y avait beaucoup de déception dans les pays de l’Est. On a vu aussi le programme commun de la gauche en France. La déception commençait à faire surface[5]. »
Lahcen Daoudi confirme indirectement les grandes lignes de l’itinéraire militant de A. Benkirane, puisqu’il appartient lui-même à une famille conservatrice, et en même temps, il fut aussi, comme indiqué précédemment, un ancien membre de l’UNFP.
Sur la trace des égyptiens
Benkirane concède que les jeunes qu’ils fréquentaient au sein de la Shabîba, adoptaient la méthode et l’idéologie des Frères musulmans, sans avoir fait allégeance à l’organisation mère en Égypte ; la structure marocaine de la Jeunesse islamique était organiquement autonome et indépendante, tout en embrassant, conjointement, les grandes lignes de la pensée des Frères musulmans, via la réappropriation de textes issus de leur corpus : les velléités d’ordre politico-religieux étaient en tout point identique : renverser le pouvoir en place, établir à sa place un État islamique, appliquer la charia et œuvrer au rétablissement du califat aboli par le Turc Mustafa Kemal. À ce propos, le chercheur marocain Rachid Moqtadir synthétise les dispositions politiques qui furent celles d’Abdelillah Benkirane au moment où il était pleinement engagé aux côtés des membres de la Jeunesse islamique :
« La voie choisie par la Jeunesse islamique consistait à construire une idéologie hostile aux faits de société vécus. Elle adoptait une vision floue, considérant le régime comme « non islamique » ou « idolâtre » (taghûtî), qui n’applique pas l’islam, qui le combat et combat la Jeunesse islamique. Le mouvement islamiste s’est converti à un discours hostile aux faits de société vécus, refusant la réalité et s’opposant au régime politique. Et dans le même temps, du côté de l’action (ou activisme), il y avait des assises (cercles religieux). Cela ressemblait aux cellules chez les communistes, des cercles autour desquels se réunissaient les jeunes. Ils étudiaient certaines interprétations (du Coran et probablement aussi d’autres textes religieux, ndla), certains versets coraniques, des traditions prophétiques, des paroles d’ordre théologique[6] (aqwâl al-fiqhiyya), les avis théoriques que les jeunes de la Jeunesse islamique discutaient. La Jeunesse islamique associait idéologie et organisation[7]. »
Au cours de la quatrième et dernière partie, nous verrons comment Abdelillah Benkirane a œuvré pour que le mouvement islamiste puisse se faire une place dans le champ politique institué, aux fins, un jour, d’intégrer les arènes du pouvoir sans heurts et confrontations violentes avec la monarchie.
(1) Au cours de l’émission diffusée sur al-hiwâr, on ne sait pas vraiment si la personnalité religieuse rencontrée au cours du camp de vacances est la même personne qui tenait des assises religieuses dans la mosquée ; certainement dans l’une des mosquées de Rabat, sans plus de précision sur le lieu exact. Dans les deux cas, il s’agit certainement du même homme, à savoir le cheikh en question, Bin Sûda.
[2] Entretien avec l’auteur, Rabat, mai 2006.
[3] En effet, Abdelillah Benkirane se justifie de la colonisation pour expliciter la genèse du mouvement islamiste qu’il assimile ce faisant au Mouvement national, nationaliste, ou à son prolongement dans l’islam politique. Or, ce dernier, étant né en 1954, n’a vécu que trois années à peine sous le Protectorat et n’avait que trois ans, à l’indépendance. C’est par conséquent une légitimation ex post du bien-fondé et de l’utilité politique de l’islamisme au Maroc, à laquelle A. Benkirane donne libre cours.
[4] Ici encore, plus clairement, il s’agit d’un questionnement bien postérieur à l’époque de la Jeunesse islamique. Puisque précisément, il s’agissait, au plus fort des activités de l’organisation islamiste, de tenir les responsables politiques, à commencer par le Palais, pour coupables de l’abandon des enseignements de l’islam au sortir de l’indépendance, en dépit des nombreux gages d’islamité donnés par le nouveau pouvoir.
[5] Entretien de l’auteur avec Lahcen Daoudi à Rabat en mai 2006.
[6] C’est en tous les cas en ce sens que fiqh est généralement compris dans les milieux islamistes qui le considèrent comme l’œuvre de personnalités religieuses, valant « droit » ou ayant une valeur juridique. Ils confèrent ainsi un sens quasi judiciarisé à une interprétation qui reste pourtant de facture humaine, et, partant, en principe au moins, soumise à la déconstruction et à l’interrogation permanentes.
[7] Rachid Moqtadir, L’intégration politique pour la force islamiste au Maroc (en arabe), op. cit., p. 24. C’est nous qui traduisons de l’arabe au français. Il faut s’empresser d’indiquer qu’une partie des citations apparaissant dans l’ouvrage cité, comprend des fragments d’entretien que le politiste a conduit avec Abdelillah Benkirane.