Le parcours d’Abdelhakim Belhadj, ancien émir du GICL – groupe islamique combattant en Libye – est semblable à celui de tant d’islamistes de sa génération : Afghanistan, Soudan, Turquie, geôles libyennes. Il prend part à l’insurrection libyenne en 2011 et profite du soutien du Qatar et d’ »Al Jazeera » pour se positionner comme l’un des hommes forts de Libye. Mais sans véritable base populaire, sa véritable influence repose largement sur ses réseaux qui vont de Washington à Paris et à Istanbul, en passant par la Tunisie, sa véritable base arrière.
Quand l’envoyé spécial en Libye, Bernardino Leon, veut trouver un consensus politique il va voir Abdelhakim Belhadj, personnalité sans mandat officiel ni rang institutionnel. Homme de réseaux cet islamiste est aujourd’hui l’un des personnages les plus puissants du pays. Autrefois honni et traqué, il est aujourd’hui incontournable. Après avoir été financé et soutenu par le Qatar à la veille de la révolution, il multiplie depuis les déplacements à l’étranger pour consolider sa position de force à l’intérieur du pays et laisse entendre qu’il s’est éloigné de Doha, qui est soupçonné de financer l’Etat islamique.
Très proche du président turc Recep Tayyip Erdogan et des islamistes de Tunisie, notamment de Ghannouchi, le chef d’Ennahdha, l’ami Belhadj a surtout ses entrées à Washington. Mais ce fin politique sait ne pas être prisonnier de ses allainces. Plus récemment, le chef des islamistes libyens a même été reçu par des hauts responsables algériens et par Jacob Zuma, le président d’Afrique du Sud. Alger et Pretoria comptent sur lui pour contrôler, voire réprimer, les jihadistes libyens violents et rétablir un semblant d’ordre dans le chaos. Retournement de situation étonnant quand on connait le curriculum d’Abdelhakim Belhadj.
Belhadj, le jihadiste
Nous sommes en 1984. A seulement 22 ans, Abdelhakim s’expatrie dans le Peshawar, au nord du Pakistan, où il suit l’entraînement militaire et spirituel qu’organisent Abdallah Youssef Azzam et Oussama Ben Laden, les deux créateurs d’Al-Qaida. Au début des années 1990, alors que le front afghano-pakistanais du jihad international se referme et que la première guerre d’Irak a changé la donne, lui et ses camarades libyens s’installent au Soudan, où Ben Laden a obtenu les faveurs de l’autocrate Omar el-Béchir. Sans être intégrés à l’organigramme d’Al-Qaeda, les islamistes libyens profitent de ses bonnes grâces et créent l’embryon de ce qui deviendra le Groupe islamique en Libye (GICL). Dans ce pays frontalier de la Libye, Abdelhakim effectue de nombreuses incursions pour organiser des opérations contre le pouvoir. Il gravit vite les échelons du groupe de résistance et est désigné émir lors de la création officielle du groupe en 1995.
Les premières arrestations et tortures de militants du GICL permettent à Mouammar Kadhafi d’identifier l’islamiste qui ose le défier. Dans le même temps, le président soudanais craint trop son voisin pour continuer à couvrir les résistants libyens et commence à collaborer avec les services libyens. Abdelhakim est aux abois, il quitte le Soudan et s’installe en Turquie en 1996. Commence alors une longue période d’exil où il tentera jusqu’au bout de nouer des liens avec des Etats pour parrainer sa lutte.
Belahdj, l’ennemi des Américains
L’attentat du 11 septembre complique ses plans. Les Nations Unies placent le GICL dans la liste des organisations proches d’Al Qaeda. La « guerre contre la terreur » de l’administration Bush l’oblige à tenter sa chance en Iran où il est emprisonné, puis en Irak à la veille de l’intervention américaine. Il décide finalement de s’expatrier en Chine. Jusqu’au jour où les autorités chinoises comprennent qu’il s’agit d’un des hommes les plus recherchés au monde. En transit en Malaisie début 2004, il est arrêté par des agents des services britanniques, le MI6, avant d’être récupéré par la CIA qui le place dans une prison secrète à Bangkok avec sa femme.
Après l’avoir torturé et humilié, les espions américains le livrent au tristement célèbre Abdallah Senoussi, chef des renseignements libyens. Washington voit en effet dans la Libye un allié possible contre les différents groupes islamistes, comme l’ont confirmé plus tard les câbles diplomatiques révélés par Wikileaks. Incarcéré avec les cadres du GICL, il est invité fermement à négocier. Le fils préféré de l’autocrate libyen, Seif el Islam, est chargé des négociations. Les islamistes signent un document, « études correctrices », où ils se démarquent d’Al Qaeda. Belahdj sera libéré le 23 mars 2010.
Belhadj, le Qatari
Entre sa libération et la révolution libyenne de 2011, Belhadj disparaît un peu des radars et est placé sous surveillance par le régime. Un homme d’affaires proche des institutions libyennes post Kadhafi raconte qu’ « on l’a vu débarquer avec Al Jazeera au moment de la prise de Tripoli ». Son prestige a beau avoir été largement écorné par le parjure de l’année précédente, il se retrouve malgré tout au cœur du mouvement de contestation. Par l’intermédiaire d’une journaliste du « Monde », Isabelle Mandraud, qui lui a consacré une biographie autorisée -« Du jihad aux urnes »-, il prétend que sa légitimité lui vient des militants. En réalité, c’est le Qatar qui le propulse à nouveau sur le devant de la scène. « Sa puissance vient du soutien du financement qatari », commente un consultant impliqué dans le dossier libyen. « Et s’il n’est effectivement pas le seul à toucher de l’argent, c’est un des plus anciens bénéficiaires », ajoute-t-il.
A quel moment Abdelhakim Belhadj s’est rapproché du Qatar ? La cheville ouvrière de ce lien aura été Ali Mohamed al-Salibi. Ce très proche de Belhadj a été identifié par le « Wall Street Journal » comme le principal relais entre Doha et les insurgés libyens. Rappelons qu’à l’époque, l’émirat « menait une politique de deux fers au feu », comme l’a déclaré au journal « Al Hayat », l’ex Premier ministre de transition, Mahmoud Jibril. Pour ce dernier, « le premier était une alliance sous le drapeau de l’Otan, l’autre était le soutien au courant de l’islam politique ».
Fin aout 2011, Abdelhakim Belhadj se présente comme gouverneur militaire de la capitale, flanqué d’Al Jazeera (1) qui lui accorde soudainement le titre de noblesse « Cheikh ». Le Conseil national de transition (CNT), devant le fait accompli, validera sa position quelques jours plus tard.
Belhadj, le démocrate
Fin 2011, la nouvelle Libye tente laborieusement d’opérer une transition politique. A ce jeu, l’islamiste s’avère peu doué. Au moment de la réunion de Doha le 26 octobre, il agace ses rivaux politiques du CNT lorsqu’il est invité par ses parrains à prendre la parole au nom de la rébellion libyenne. Quelques mois plus tard, il n’est même pas invité en Turquie pour une réunion des islamistes libyens en préparation des élections de 2012. Le 7 juillet 2012, quelques mois après avoir lâché son poste de gouverneur militaire, il est battu par un candidat de la mouvance des Frères musulmans. Son parti, El Watan, n’obtient qu’un seul siège au Congrès national. C’est l’échec de la transition par les urnes.
La politique ne réussit pas à l’ancien émir du GICL. Heureusement pour lui et ses 5000 hommes, les armes ont encore leur mot à dire en Libye. « Il peut s’appuyer sur ses oncles et proches, qu’il a réussi à placer dans des institutions et ministères clés », confie un ancien haut responsable du Conseil National de transition. En plus du soutien des fidèles parrains qatari et turc, « il déclare entre dix et vingt mille hommes que l’Etat paye et finance en repas et munition », poursuit l’homme politique libyen. Par l’intermédiaire de Doha, mais aussi de ses anciennes relations nouées en Afghanistan, il peut également s’appuyer sur de nombreux relais dans les pays voisins et en Occident, Washington en tête.
Belhadj, le tunisien
En Tunisie, Belahdj est très proche de Rached Ghannouchi, chef du mouvement islamiste Ennahda, qu’il a connu en Afghanistan. D’après des sources bien informées, ce serait d’ailleurs l’islamiste tunisien qui aurait rendu possible la rencontre entre Belhadj et la présidence algérienne le mois dernier. Notamment grâce au soutien de l’homme d’affaires Chafiq Jaraya, le pays est devenu la base arrière de Belhadj qui s’y rend très régulièrement. Officiellement interdit de séjour, il est de notoriété publique qu’il traverse la frontière avec des faux papiers. Sur place, il ne prend même pas la peine de se cacher. A l’image d’une réunion organisée en septembre 2012 par Ghannouchi. A l’époque, l’islamiste tunisien peine à contrôler ses jeunes troupes qui veulent passer à l’action après que la publication de la vidéo insultant l’Islam, Innocence of muslims, et l’attentat contre l’ambassade américaine de Tripoli exaltent les jeunes d’Ennahdah. Débordé donc, Ghannouchi convainc son ami libyen qui accepte de faire le déplacement et trouve les mots pour apaiser les esprits.
En France aussi, Belhadj peut s’appuyer sur de solides réseaux. Au lendemain de la révolution, fin août 2011, l’islamiste rencontre le général français Benoit Puga, chef d’état-major particulier de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande. En mai dernier il est reçu au Quai d’Orsay, et même si « tout le monde a été invité par le ministère français », comme le confie un proche de l’ex CNT, le symbole est fort.
Un réseau en appelant un autre, il a été identifié par tous comme l’homme à qui parler en Libye. En plus de ses soutiens traditionnels, « il est maintenant au centre de toutes les stratégies des diplomaties étrangères », affirme un diplomate occidental.
Belhadj, le maître-chanteur
Sans véritable base politique, il ne peut véritablement espérer briguer des hauts postes de responsabilité. Mais étant donné l’éclatement des institutions, il sait que ce n’est pas à la présidence ou au gouvernement que se trouve le véritable pouvoir. « Il ne brigue aucun mandat, il n’a plus cette ambition, explique le diplomate. Son statut de tireur de ficelles lui suffit largement ». Pourquoi vouloir être ministre quand on a son mot à dire dans toutes les nominations des plus hauts postes ?
Alors Belhadj s’impose comme le parrain libyen. « Les gens attendent devant son bureau, se souvient le diplomate qui l’a rencontré à plusieurs reprises. Il connait tout le monde, il est craint par ses visiteurs tout en gardant des dehors courtois et affables ». A Tripoli il contrôle depuis la révolution l’aéroport militaire de Mitiga, surnommé aéroport Belhadj, et depuis cet été tient aussi le second aéroport par le biais de milices islamistes alliées. Dans la très sensible affaire des financements de campagne, il sait aussi qu’il peut rouler des mécaniques puisque se sont ses hommes qui gèrent les prisons où sont enfermés des anciens hauts responsables libyens, notamment Senoussi. Quand le diplomate l’interroge sur sa volonté de faire des révélations dans ce dossier, Belhadj lui rétorque « mais pourquoi voulez-vous que nous prenions l’initiative ? Proposer des hypothèses et nous nous ferons un plaisir de les vérifier avec ceux qui sont dans nos prisons. »
Fin stratège, il affirme désormais qu’il a coupé les liens avec le Qatar pour s’assurer le soutien du président sud-africain, Jacob Zuma ; ancien allié de Kadhafi et ami de Moscou. « Belhadj rencontre Zuma et à son retour on apprend que des mercenaires russes, bulgares et ukrainiens ont été libérés alors que l’on sait que ce genre de décision ne peut pas être prise sans lui, c’est pour le moins curieux » souligne le diplomate. En parallèle, il continue à entretenir des liens avec l’ambassadrice américaine Deborah Jones, qui consulte l’islamiste régulièrement. Pour un fin observateur de la Libye, « il est clair que toutes les chancelleries le consultent. » Entouré de nouveaux lobbyistes il a même obtenu une interview à « CNN » à son retour de Pretoria, signe que du chemin a été parcouru depuis 2011. A l’époque, face aux journalistes il devait se justifier des liens qu’il avait avec Al-Qaeda, aujourd’hui CNN le laisse expliquer comment il peut être l’homme providentiel que la Libye attendait.
Pour autant, explique un expert du pays, « Belhadj ne doit pas être considéré comme omnipotent ». Il parle avec tout le monde et fait partie de la très petite liste des personnalités à consulter avant de prendre une décision mais en dehors de Tripoli, où il demeure de fait le gouverneur militaire, il ne peut imposer ses vues. Depuis peu, il serait même entré en conflit larvé avec les milices de Misrata dont le calendrier politique a nettement évolué depuis leur montée en puissance. Mais si l’alliance de circonstance qui faisait loi entre Belhadj et les Misratis les a éloignés, Abdelhakim Belhadj sait que son carnet d’adresses et son aéroport finiront bien par leur faire entendre raison.
par Clément Fayol
(1) Voir à ce sujet les raisons qui ont poussé le Qatar à le choisir comme relais libyen et lui apporter le soutien de la chaine de télévision « Al-Jazira » dans l’ouvrage « Le Vilain petit Qatar » (Fayard), de nos confrères Jacques-Marie Bourget et Nicolas Beau.