Un Liban impuissant face à l’étau israélo-américain

Le Liban s’avance au bord de la rupture : frappes inédites au Sud et dans la Bekaa, drones à basse altitude sur Beyrouth, et ultimatum sans détour lancé par Washington. Jamais la pression régionale et internationale n’a été aussi explicite, ni la marge de manœuvre du pouvoir libanais aussi réduite.

Beyrouth n’a pas eu besoin de regarder le ciel pour sentir, ce lundi 20 octobre, la gravité du moment. Les drones israéliens ont survolé la capitale à très basse altitude, rendant visible l’invisible : l’état de siège psychologique dans lequel est plongé le Liban. Quelques jours plus tôt, le Sud et la Bekaa subissaient les frappes les plus violentes depuis le cessez-le-feu de novembre 2025, faisant craindre une bascule du fragile statu quo. Mais ce sont surtout les déclarations, le même jour, de l’émissaire américain Tom Barrack qui ont marqué un tournant : désormais, les lignes rouges et les faux-semblants semblent tomber, et le gouvernement libanais, aussi bien que le président de la République, se retrouvent face à des choix historiques – et à une responsabilité directe, désormais impossible à éluder.

 Frappes record et drones sur Beyrouth 

La semaine avait commencé sous le signe de la sidération. Dans la nuit du 17 au 18 octobre, des raids israéliens d’une intensité inédite depuis des mois frappaient simultanément le sud du Liban, de Naqoura à Khiam, et la plaine de la Bekaa, bastion logistique et politique du Hezbollah. Les chiffres officiels font état de plusieurs dizaines de frappes, ayant touché des infrastructures civiles, des positions militaires et provoqué une vague de déplacements dans les villages frontaliers. L’armée libanaise, dans un communiqué rare, parle de « violations graves et répétées », tandis que la FINUL se contente d’exprimer sa « profonde préoccupation ».

Mais ces violences, qui ravivent les souvenirs de la guerre de septembre-novembre 2024, s’inscrivent dans une stratégie graduée : il ne s’agit plus seulement d’exercer une pression militaire, mais de créer un sentiment d’étouffement total – politique, économique, psychologique. Ce lundi 20 octobre, la présence massive de drones israéliens à basse altitude au-dessus de Beyrouth et de sa banlieue sud complète ce tableau : la souveraineté nationale se mesure désormais à la hauteur d’un engin volant et au bruit qu’il imprime dans l’air. C’est tout le Liban qui vit au rythme des survols.

L’ultimatum américain

C’est dans ce climat de tension extrême que sont tombées les déclarations, lundi, de l’émissaire américain Tom Barrack. Elles ont eu l’effet d’une déflagration silencieuse dans les cercles du pouvoir. Pour la première fois, les États-Unis abandonnent l’ambiguïté et exposent, frontalement, leurs exigences et leurs lignes rouges :

Premièrement, le Liban doit accélérer le processus de retrait des armes du Hezbollah, et aborder ce dossier avec la gravité qu’il exige – en finir avec la fiction du « dialogue national » ou des « commissions techniques » qui reportent sans trancher.

Deuxièmement, il lui est intimé d’ouvrir des négociations directes avec Israël, sur tous les dossiers sensibles : frontières, cessez-le-feu, et même reconnaissance mutuelle. Ce qui fut longtemps un tabou s’impose soudain comme une feuille de route dictée de l’extérieur.

Troisièmement, le message est limpide : à défaut d’engagement sérieux, Israël pourrait déclencher une opération militaire d’envergure contre le Hezbollah, dont le Liban tout entier assumerait le prix – en vies humaines comme en destruction.

Ce changement de ton, relevé par de nombreux analystes (cf. L’Orient-Le Jour, 20/10/2025), fait écho à la lassitude occidentale vis-à-vis de la paralysie institutionnelle libanaise. À Washington comme à Paris, la patience s’épuise : « Le temps du double-jeu est terminé », confie sous couvert d’anonymat un diplomate européen. Sur le terrain, l’accélération des frappes israéliennes et la fréquence inédite des survols de drones sont la traduction concrète de cette doctrine du fait accompli : il s’agit de mettre le Liban devant ses responsabilités, de l’obliger à choisir.

L’ impossible choix

Mais choisir quoi ? Le gouvernement voit sa marge de manœuvre se réduire chaque jour. Les partis traditionnels se divisent sur la méthode et sur la légitimité même d’entamer un dialogue avec Israël. Le président de la République, en fonction depuis janvier 2025, doit arbitrer entre l’exigence de souveraineté et le risque d’une confrontation qui emporterait tout. Jamais, depuis 2008, la classe politique libanaise n’a été aussi exposée à ses propres contradictions : refuser de trancher, c’est risquer l’irréparable.

Côté Hezbollah, la ligne n’a pas changé : tout désarmement est conditionné à la fin de l’occupation israélienne des fermes de Chebaa et à des garanties sur la sécurité du Liban Sud. Mais le mouvement chiite, dont la légitimité populaire s’érode dans une partie de la société libanaise, se sait lui aussi sous pression : il lui faut éviter à tout prix un affrontement généralisé qui lui serait imputé.

La population, elle, se sent prise en otage. Les témoignages recueillis dans la banlieue sud comme dans les villages du Sud oscillent entre colère et résignation : « On nous demande de choisir entre l’humiliation et la guerre », résume un habitant de Tyr. Dans les écoles, on apprend à reconnaître le bourdonnement des drones comme autrefois celui des avions ; dans les rues, la peur se dit à demi-mots.

Les chancelleries arabes observent, partagées entre solidarité affichée et crainte de l’escalade. Le Qatar tente une médiation discrète, la France plaide pour une « solution libanaise », mais nul ne conteste que l’heure est au rapport de force – et que le temps du compromis mou semble bel et bien clos.

Ce lundi 20 octobre aura peut-être marqué un point de bascule dans le dossier libanais : la fin d’une ère d’ambiguïté, le surgissement d’une pression totale, militaire autant que politique. Le Liban est sommé de choisir : désarmer le Hezbollah, négocier avec Israël, ou s’exposer à une guerre dont nul ne connaît l’issue. Au sommet de l’État comme dans les rues, une question traverse toutes les conversations : face à l’histoire, saurons-nous écrire notre destin – ou le subir, une fois encore, dans la stupeur et le fracas ?

La nuit tombe sur Beyrouth. Au loin, le bruit des drones recommence, ponctuant le silence d’un pays suspendu à son propre souffle.

 

 

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Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)