Organisation militaire, acteur politique, filet social et bras armé de l’Iran : le Hezbollah incarne une puissance hybride qui tire profit du vide d’État au Liban. Sa réalité complexe rend toute stratégie de désarmement illusoire sans un changement régional et interne profond.
Le Hezbollah n’est pas une simple milice ; c’est une organisation hybride, à la fois force armée non-étatique, parti politique légal, réseau social et acteur économique. Cette pluralité explique en grande partie la difficulté – voire l’impossibilité – de son désarmement par des moyens conventionnels.
Sur le plan militaire, le Hezbollah dispose d’une capacité autonome, distincte de l’armée libanaise et largement supérieure à celle de tous les autres groupes politiques du pays. Son arsenal, entretenu et renouvelé avec l’aide de l’Iran, comprend des dizaines de milliers de roquettes à courte et moyenne portée, des missiles antichars sophistiqués, des drones de reconnaissance et d’attaque, ainsi qu’un réseau de tunnels et d’abris souterrains : une infrastructure conçue pour résister à des offensives conventionnelles israéliennes et pour imposer un coût élevé à toute tentative d’incursion majeure au Liban.
Mais l’organisation ne se limite pas à la sphère militaire. Sur le terrain politique, le Hezbollah s’est intégré au système institutionnel libanais : il dispose d’un groupe parlementaire, de ministres au gouvernement, de relais dans la fonction publique, et d’alliances transversales, y compris avec des formations chrétiennes (notamment le Courant patriotique libre de Michel Aoun jusqu’à récemment). Cette « légalisation » partielle lui confère une légitimité, mais surtout lui permet d’user des instruments de l’État tout en conservant ses propres structures parallèles.
Sur le plan social, le Hezbollah gère un vaste réseau de services : écoles, hôpitaux, ONG, structures de secours, assurances, banques informelles, etc. Pour de larges segments de la population chiite – et au-delà, pour des Libanais paupérisés – le parti incarnait avant l’avènement du mandat du Président Joseph Aoun une forme d’État providence là où l’État central avait disparu. Ce rôle social a renforcé son implantation, cultivé un sentiment d’appartenance et d’identification communautaire, et lui a donné la capacité de mobiliser durablement ses bases.
Le levier iranien
Le Hezbollah est également un instrument stratégique de l’Iran dans sa politique régionale. Sa création en 1982 s’inscrit dans la logique d’exportation de la révolution islamique, et Téhéran n’a jamais cessé de voir dans le parti une extension avancée de son influence au Levant. Les liens logistiques, financiers, idéologiques et opérationnels entre les Gardiens de la Révolution iraniens et le Hezbollah sont avérés et largement documentés : formation militaire, transfert d’armes sophistiquées, soutien technologique (notamment dans le domaine des drones et des missiles), encadrement idéologique via les réseaux religieux.
L’Iran utilise le Hezbollah comme une carte maîtresse dans sa confrontation avec Israël et, plus largement, avec les États-Unis et leurs alliés arabes. La dissuasion que représente la capacité de nuisance du Hezbollah – notamment sa faculté de frapper le territoire israélien en cas d’attaque contre l’Iran ou ses alliés – est un élément central de la doctrine de sécurité iranienne. C’est aussi un levier de négociation : chaque montée des tensions dans la région (nucléaire iranien, conflit à Gaza, interventions en Syrie ou en Irak) redonne au Hezbollah une fonction de « dissuasion déléguée », au service de la stratégie globale de Téhéran.
Le parti bénéficie ainsi d’un soutien matériel et moral quasi inconditionnel : même affaibli sur le plan local par la crise économique ou par la contestation de certains segments de la société chiite, le Hezbollah reste vital pour l’Iran, et aucune pression internationale sérieuse n’a pu, à ce jour, amener Téhéran à réduire son soutien. Au contraire : les événements récents, qu’il s’agisse de la guerre à Gaza ou des tensions avec Israël en Syrie, renforcent la détermination de l’Iran à maintenir et à développer ses relais au Liban.
L’existence d’un tel levier extérieur complique encore la question du désarmement : toute tentative de réduire la puissance militaire du Hezbollah sans tenir compte de la dimension régionale est vouée à l’échec, car le parti n’agit jamais en dehors d’une coordination stratégique avec Téhéran. Ce dernier n’hésiterait pas à activer d’autres relais, à ouvrir d’autres fronts ou à intensifier le soutien logistique pour préserver ses intérêts.
Souveraineté libanaise empêchée
Au total, la réalité du Hezbollah, comme puissance hybride enracinée localement et adossée à une puissance régionale, enferme le Liban dans une contradiction géopolitique majeure : le pays ne peut restaurer sa pleine souveraineté sans traiter la question des armes, mais il ne peut le faire sans affronter la dimension sociale, confessionnelle, stratégique et surtout militaire de sa présence.
Pour l’État libanais, toute tentative d’imposer unilatéralement le désarmement reviendrait à déclencher une crise majeure, voire un conflit civil. Pour la communauté internationale, la pression diplomatique ou l’aide militaire à l’armée libanaise ne suffisent pas à changer l’équation tant que le soutien iranien perdure. Pour Israël, la « menace Hezbollah » sert d’argument à la poursuite des violations de souveraineté, aux frappes préventives et à la pression constante sur l’État libanais.
Dans ce contexte, la discussion sur le désarmement du Hezbollah ne peut être dissociée d’une réflexion plus large sur la reconstruction de l’État, la réintégration des différentes composantes communautaires dans un projet national, et la gestion des influences régionales ; c’est à cette condition seulement qu’un début de solution devient envisageable.
Face à cette réalité, l’injonction répétée du désarmement se révèle non seulement illusoire, mais potentiellement dangereuse. Le prochain article analysera comment cette exigence, instrumentalisée par divers acteurs, nourrit les risques d’embrasement au Liban, à la lumière des enseignements tirés de Gaza.