
Hamid Enayat, politologue, spécialiste de l’Iran, qui collabore avec l’opposition démocratique iranienne (CNRI), expose da,s « La Dépèche » une lecture comparative des théories révolutionnaires et de la situation actuelle en Iran. Nous en reprenons les principaux extraits
Cet article s’appuie sur les théories classiques et contemporaines de la révolution pour montrer que l’Iran d’aujourd’hui réunit une grande partie des conditions que la littérature en science politique identifie comme les « prérequis d’une révolution sociale ». L’analyse des dynamiques politiques, économiques, culturelles et sécuritaires de la République islamique, appuyée par de nombreux exemples empiriques, révèle que la gouvernance iranienne se trouve dans un état d’instabilité chronique. La simultanéité de plusieurs crises structurelles propulse le pays vers une phase pouvant être qualifiée d’« étape préalable à une transformation révolutionnaire ».
UNE LÉGITIMITÉ QUI S’EFFRITE
Dans la perspective de Max Weber, la légitimité constitue le fondement de la survie d’un système politique. Dans le cas de la République islamique, ce fondement s’est profondément fragilisé
Le taux de participation d’environ 8 % à Téhéran lors des dernières élections, ainsi que les sondages réalisés par des institutions proches du pouvoir — indiquant qu’à peine 10 % de la population soutiendrait la continuité du régime — traduisent une érosion sévère de la légitimité électorale. Pour un système revendiquant une « démocratie religieuse », ces chiffres témoignent d’un effondrement structurel de la confiance dans la représentation politique.
L’inflation persistante au-delà de 40 %, l’effondrement du rial, la crise chronique de l’eau, la pollution atmosphérique meurtrière et la dégradation générale du niveau de vie reflètent l’incapacité de l’État à gérer l’économie et l’environnement.
Des phénomènes tels que les pénuries d’eau au Khuzestan, l’assèchement du Zayandeh-Roud, la quasi-disparition du lac d’Ourmia ou encore la destruction de nombreuses zones humides témoignent de l’incapacité de l’État à assurer même les infrastructures vitales.
Les rapports internationaux — notamment ceux du Rapporteur spécial des Nations unies — documentent les exécutions massives des années 1980, la répression violente des soulèvements de 2019 et 2022, et la violence systématique exercée contre les intellectuels et les artistes. La politique du hijab obligatoire et la violence institutionnalisée contre les femmes ont fortement érodé la légitimité idéologique du régime.
La génération Z, en particulier, se situe en décalage total avec l’idéologie officielle du velayat-e faqih (La tutelle du juriste islamique). Le fossé entre un mode de vie moderne, centré sur les libertés individuelles, et l’idéologie d’État, a produit une fracture identitaire profonde.
DES ÉLITES QUI SE DÉLITENT
Dans les travaux de Theda Skocpol et de Charles Tilly, un principe fondamental apparaît : un État devient vulnérable face à un mouvement révolutionnaire lorsque la cohésion des élites dirigeantes se délite.
Le courant dit pragmatique…
Regroupant une partie du Corps des Gardiens de la Révolution islamique (CGRI) économique, des technocrates et des figures comme actuel président Massoud Pezeshkian et ancien président Hassan Rohani, ce courant considère « l’explosion sociale » comme la menace principale. Selon lui, la combinaison de pauvreté, de discrimination structurelle envers les femmes, de corruption systémique et de répression généralisée rend probable un soulèvement plus vaste encore que celui de 2022.
Ses stratégies sont les suivantes :
- Réduire les tensions avec l’Occident,
- Utiliser un allègement des sanctions pour offrir un répit économique,
- Desserrer légèrement l’espace social,
- Maintenir la structure du régime tout en en adoucissant la façade.
… et le courant radical
Incarné par une partie de la Force Qods (unité extraterritoriale du CGRI), par les services de renseignement et par des personnalités comme Mojtaba Khamenei, Hossein Taeb ou Saïd Jalili, ce courant considère la « dilution idéologique » comme la menace existentielle.
Selon lui :
- Toute négociation avec les États-Unis équivaut à une capitulation ;
- Tout recul sur le hijab obligatoire fragilise l’identité idéologique du régime.
Ses orientations reposent sur une sécuritarisation maximale, une résistance totale à l’Occident et un rejet de toute réforme.
Malgré leurs divergences, les deux courants s’accordent sur un point essentiel : la principale menace provient du soulèvement populaire. Par conséquent, l’usage de la force, des exécutions et de la répression ne constitue pas un sujet de dissension majeur.
La désintégration de la cohésion étatique
- Intensification des tensions entre factions « négociatrices » et « radicales » sur le dossier nucléaire,
- Rivalités croissantes autour de la succession du Guide suprême Ali Khamenei,
- Départs massifs de technocrates et de commandants intermédiaires du CGRI,
- Fragmentation accrue au sein même du CGRI.
Ces éléments montrent que la cohésion traditionnelle du noyau du pouvoir est gravement compromise. En théorie révolutionnaire, une telle fissuration constitue un préalable essentiel à une transformation de régime.
L’EFFONDREMENT DE LA CLASSE MOYENNE
Dans la perspective de Marx et Wallerstein, les révolutions émergent souvent d’une crise profonde du système économique. L’Iran constitue un exemple particulièrement marqué de ce phénomène.
Indicateurs
- Près de 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté relative et environ 30 millions de personnes sous celui de pauvreté absolue ;
- le coefficient de Gini atteint l’un de ses niveaux les plus élevés en quarante ans ;
- le pays affiche l’un des taux de fuite des cerveaux les plus élevés au monde ;
- la crise de l’eau place plusieurs régions en situation de pénurie quasi structurelle.
Pris ensemble, ces éléments signalent l’effondrement de la capacité extractive et redistributive de l’État, c’est-à-dire son incapacité à assurer un minimum de services publics et de stabilité sociale.
LA MOBILISATION SOCIALE
Selon Tilly et McAdam, une révolution ne devient possible que si la société possède une capacité durable de mobilisation. La dernière décennie en Iran illustre parfaitement cette dynamique.
Exemples notables
- Les soulèvements nationaux de 2017, 2019, 2020 et 2022 ;
- Le mouvement « Femme, Vie, Liberté », actif dans plus de 280 villes ;
- Les réseaux de grèves et protestations de travailleurs, enseignants et retraités ;
- L’expansion des « unités de résistance », qui auraient réalisé plus de 3 000 actions au cours de l’année écoulée.
Cette configuration correspond au modèle de mobilisation sans hiérarchie centralisée décrit par Tilly, particulièrement difficile à neutraliser dans un contexte autoritaire.
Dans le modèle de James Davies, une révolution devient probable lorsqu’une période d’amélioration relative est suivie d’une détérioration brutale. La théorie de Ted Gurr insiste sur le décalage croissant entre attentes sociales et capacité de l’État.
Manifestations en Iran
- Aspirations de la jeunesse alignées sur les normes globales, sans mécanismes politiques pour y répondre ;
- Contraction continue de l’économie, confirmée par la Banque mondiale ;
- Reconnaissance implicite de la crise par les autorités elles-mêmes dans leurs discours alarmistes.
- résistance civile contre le hijab obligatoire ;
- décalage total entre les valeurs de la jeunesse et l’idéologie d’État ;
- redéfinition de la participation politique hors des structures institutionnelles.
L’Iran se situe dans ce que Davies définit comme la phase immédiatement antérieure à l’explosion sociale.
LES PRESSIONS EXTÉRIEURES
Pour Skocpol, la pression extérieure constitue l’un des catalyseurs majeurs des processus révolutionnaires.
- les sanctions ont réduit de manière drastique les ressources financières de l’État ;
- l’éventualité du mécanisme de snapback isole davantage le pays ;
- des échecs sécuritaires répétés, notamment après la guerre de 12 jours, ont mis en évidence la fragilité de l’appareil sécuritaire.
Ces évolutions augmentent le coût de la répression et diminuent la capacité du régime à gérer les crises internes.
UNE ALTERNATIVE POLITIQUE
Huntington souligne qu’une révolution dépourvue d’alternative organisée mène au chaos ou à l’échec. L’Iran se distingue nettement de ce point de vue.
- le CNRI propose un programme structuré fondé sur la séparation du religieux et du politique, l’égalité des genres, l’abolition de la peine de mort et un Iran non nucléaire ;
- les unités de résistance assurent une continuité opérationnelle avec la société civile ;
- le soutien significatif exprimé dans divers parlements occidentaux renforce la légitimité de cette alternative.
Bien que la répression persiste, la capacité réelle du régime à contenir un soulèvement d’ampleur comparable à celui de 2022 apparaît nettement affaiblie. Les travaux de Skocpol et Tilly montrent qu’une révolution ne triomphe que lorsque la capacité répressive de l’État se délite.
- diminution notable des effectifs du Bassidj et d’autres forces paramilitaires ;
- tensions persistantes entre le CGRI et le ministère du Renseignement ;
- pénurie de personnel et recours accru à des renforts extérieurs ;
- démoralisation croissante et départ de jeunes membres du CGRI après la guerre de 12 jours.
























