La marche des militants pro-Palestiniens vers Rafah divise le monde arabe

Le 9 juin 2025, une caravane terrestre inédite a quitté Tunis avec 1500 volontaires déterminés à briser le blocus de Gaza. Portée par une coalition d’ONG et syndicats tunisiens, cette initiative relance le débat sur l’efficacité des mobilisations citoyennes face à la realpolitik régionale. Alors que le navire « Madelin » est arraisonné et que Le Caire temporise sur les visas, cette marche maghrébine incarne la persistance d’une solidarité populaire, tiraillée entre espoir humanitaire et calculs géopolitiques. Un test pour les équilibres fragiles du Proche-Orient.

Bechir Jouini, chercheur

Le poste-frontière de Rafah.
Le poste-frontière de Rafah.

Lundi matin, 9 juin 2025, la Caravane de la Résistance terrestre a démarré depuis la rue Mohamed V, au cœur de Tunis, dans un mouvement historique pour briser le blocus imposé à Gaza. Cette première caravane humanitaire terrestre en son genre comprend des dizaines de bus et de voitures transportant près de 1500 participants enthousiastes, brandissant les drapeaux tunisiens et palestiniens, et scandant des slogans dénonçant l’agression israélienne et condamnant le silence de la communauté internationale.

Organisée par la Coordination de l’Action Commune pour la Palestine[1], la caravane s’est dirigée vers plusieurs gouvernorats tunisiens pour rallier d’autres participants, en passant par Sousse, Sfax, Gabès, pour atteindre Medenine, et plus précisément le poste frontalier terrestre de Ras Jedir avec la Libye. Selon les organisateurs, qui incluent des militants indépendants soutenus par l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme, l’Ordre National des Avocats, le Syndicat des Journalistes Tunisiens, le Croissant-Rouge Tunisien, l’Ordre des Médecins et les Scouts Tunisiens, le voyage vers Rafah devrait durer environ deux semaines.

Après la Tunisie, la caravane traversera la Libye via la ville de Zawiya, où elle a passé une nuit au camp scout Joud Daïm, puis Tripoli. Des représentants de la caravane y ont organisé une cérémonie symbolique sur la Place des Martyrs, au centre de la capitale libyenne, avant de se diriger vers Tajoura, en banlieue de Tripoli, pour y passer leur deuxième nuit. Ils devraient atteindre Zliten aux premières heures du jeudi 12 juin 2025, puis Misrata, Syrte, Benghazi et Tobrouk, avant d’entrer en Égypte par le poste frontalier de ESalloum, pour rejoindre Le Caire, puis le poste frontalier de Rafah à la frontière avec la bande de Gaza.

Avant le départ, la rue Mohamed V était bondée de participants de tous horizons, dans une atmosphère de solidarité juvénile et d’enthousiasme, avec une présence remarquée de différentes classes d’âge et sensibilités politiques. Les voix des manifestants s’élevaient pour condamner Israël et dénoncer la complicité de certains régimes occidentaux dans les crimes de guerre et la famine, scandant : « Les Français et les Américains sont complices de l’agression ! ».

Avec l’arrivée massive de jeunes portant des valises remplies de provisions, certains montant dans les bus et d’autres préparant leurs propres véhicules, l’endroit ressemblait à une ruche bourdonnante de détermination. Dans chaque étape tunisienne (Sousse, Sfax, Gabès, Medenine) et libyenne (Zliten, Zawiya, Sabrata, Tripoli), les scènes reflétaient une unité maghrébine entre les différentes factions participantes, toutes déterminées à soutenir la levée du blocus de Gaza et à porter un message de solidarité pour mettre fin au génocide.

Alors que la Caravane de la Résistance s’élance pour briser le siège de Gaza, le navire « Madelaine », transportant 12 militants internationaux dans la même mission, a été arraisonné à l’aube de lundi par un commando de la marine israélienne. Certains ont été expulsés, tandis que le sort de 8 membres, dont la députée européenne de la Gauche Unitaire Rima Hassan – désormais en grève de la faim après avoir été placée en isolement – reste entre les mains d’Israël.

L’initiative du Madelaine et de la Caravane de la Résistance s’inscrit dans un mouvement civil international regroupant plus de 35 pays, en partenariat avec la Coalition de la Flottille de la Liberté, la Marche Mondiale vers Gaza et la Coordination de l’Action Commune pour la Palestine.

Les organisateurs de cette marche maghrébine ont souligné que ce voyage symbolique vise à stationner devant le poste frontalier de Rafah pour exiger un cessez-le-feu et la fin du blocus, avant de livrer les aides alimentaires et médicales accumulées. Ce n’est qu’un début : les Caravanes de la Résistance 1, 2 et 3 suivront, car l’actuelle n’est pas une simple mission d’aide humanitaire, mais un geste politique porteur d’un message de solidarité avec le peuple palestinien. Elle marque le début d’une mobilisation à long terme pour reconnecter Gaza au monde extérieur via un « pont humain » permanent, dont la Tunisie sera l’un des piliers. »:

Sur le plan diplomatique, les superviseurs de la caravane ont indiqué avoir contacté l’ambassade d’Égypte à Tunis, où une réunion officielle a été organisée avec l’ambassadeur. Ce dernier a écouté un exposé détaillé des objectifs de la caravane et a reçu la liste complète des participants ainsi que leurs passeports, afin de faciliter l’obtention des visas. Cependant, aucune décision officielle n’a encore été prise concernant leur délivrance.

Dans ce contexte, et dans sa première réaction officielle, le ministère égyptien des Affaires étrangères a publié, mercredi 11 juin, un communiqué portant sur ce qu’il a qualifié de « règlements encadrant les visites dans la zone frontalière adjacente à la bande de Gaza »[2]. Rédigé dans un langage diplomatique mesuré, le texte salue « les positions internationales et régionales, officielles comme populaires, soutenant les droits palestiniens et rejetant le blocus, la famine et les violations israéliennes flagrantes et systématiques contre le peuple palestinien à Gaza. »

Le communiqué réaffirme les efforts continus de l’Égypte pour « briser le blocus, mettre fin à l’agression et œuvrer à tous les niveaux pour stopper les hostilités contre Gaza. » Toutefois, il insiste sur « la nécessité d’obtenir des autorisations préalables pour toute visite », précisant que « la seule voie pour que les autorités égyptiennes examinent ces demandes reste le respect des procédures en vigueur depuis le début de la guerre : soumission d’une requête officielle auprès des ambassades égyptiennes à l’étranger, des ambassades étrangères au Caire, ou des représentants d’organisations auprès du ministère des Affaires étrangères. » Le texte met en garde : « Aucune demande ou initiative hors de ce cadre réglementaire ne sera prise en compte. »

Il conclut en réitérant « le soutien indéfectible de l’Égypte à la résistance du peuple palestinien sur sa terre, son rejet des violations israéliennes du droit international et humanitaire, et l’importance de faire pression sur Israël pour lever le blocus et permettre un accès humanitaire par tous les points de passage. » 

Réactions contrastées 

Ce communiqué, au libellé ouvert à interprétations, a suscité des réactions divergentes. Certains y voient une démarche responsable de la part d’un État frontalier, priorisant la sécurité des visiteurs en Égypte. D’autres y dénoncent un désengagement du rôle historique de l’Égypte dans la levée du blocus, voire une soumission aux exigences du ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, qui avait publiquement exigé que « les autorités égyptiennes empêchent l’arrivée de ‘manifestants jihadistes’ à la frontière, évitant ainsi toute provocation ou tentative d’entrée à Gaza, qui mettrait en danger la sécurité des soldats israéliens. »

Les organisateurs de la Caravane de la Résistance ont rapidement réagi par un communiqué publié peu après celui du Caire. Ils expriment leur « compréhension des préoccupations égyptiennes », tout en soulignant que la caravane « n’a aucune couleur politique ou idéologique particulière. Il s’agit d’une initiative populaire maghrébine, rassemblant des citoyens ordinaires et des acteurs civils de diverses affiliations, sans position hostile envers le régime égyptien ni ingérence dans ses affaires internes. »

Le texte réaffirme que « l’unique objectif est de contribuer à briser le blocus inhumain imposé à Gaza et d’arrêter le génocide, sans chercher à exercer des pressions ou embarrasser les pays traversés. » Les organisateurs rappellent avoir « anticipé les démarches en communiquant avec l’ambassade égyptienne à Tunis, via des intermédiaires au Caire, et en informant par écrit le ministère des Affaires étrangères de la nature pacifique et humanitaire de leur mission, excluant tout discours incendiaire contre les autorités égyptiennes. »

Ils concluent en exprimant l’espoir que « l’Égypte et son grand peuple répondront à cet appel historique pour soutenir Gaza, exiger la levée du blocus, l’arrêt de l’extermination, l’entrée des aides humanitaires et le rejet des plans de déplacement forcé. »

Les réactions ont été partagées entre soutien enthousiaste, prudence et hostilité. Si la majorité des militants ont salué l’initiative, d’autres, perçus comme proches du régime égyptien, estiment que la caravane – quelle que soit sa nature humanitaire et ses nobles motivations – s’inscrit (consciemment ou non, directement ou indirectement) dans une logique d’opposition au Caire, portée par des courants hostiles, notamment les Frères musulmans.

Ils soulignent aussi l’« illogisme » d’une marche vers Rafah, « zone de guerre où des affrontements peuvent éclater à tout moment », rappelant que « l’Égypte est responsable, en droit international, de la sécurité de tout visiteur autorisé à entrer sur son territoire, notamment dans la périlleuse bande s’étendant d’El-Arich à Cheikh Zoweid, jusqu’à la frontière avec Gaza ».

D’autres y voient une « mise en difficulté des régimes arabes », habitués à un « statut quo frontalier » et à l’isolement de la cause palestinienne. Le « blocus arabe », selon eux, se fait dans le silence et « à travers une médiation exigeant une neutralité formelle » – une posture adoptée par l’Égypte et le Qatar. La dissonance entre l’« histoire solidaire du Maghreb avec la Palestine » et le « repli nationaliste actuel des régimes » serait ainsi criante.

La Tunisie de Kaïs Saïed pro palestinienne

En Tunisie, sous la présidence de Kaïs Saïed, le refus de toute normalisation avec Israël reste ferme, bien qu’aucune loi criminalisant ces accords n’ait été adoptée. Son discours sur la Palestine dépasse celui de nombreux dirigeants arabes, rejetant même la solution à deux États.

En ce qui concerne la Libye, selon des observateurs, la position vis-à-vis de la caravane pourrait être divisée. D’abord entre les régions occidentale et orientale du pays, puis entre les composantes de chacune d’elles. À Tripoli, le soutien populaire est total, renforcé par une position officielle exprimée par Abdelhamid Dbeibeh dans sa déclaration :« Je suis fier et honoré par mon peuple qui a accueilli et s’est joint à la ‘Caravane de la Résistance’, cette initiative humanitaire et fraternelle partie d’Algérie, puis de Tunisie, pour arriver dans notre pays. Les Libyens ont une fois de plus montré l’exemple en matière de générosité, de solidarité et de loyauté, portant des messages de soutien au peuple de Gaza face au blocus et à l’agression. C’est une noble scène qui n’est pas étrangère aux Libyens, mais plutôt une continuité d’une histoire où les actes précèdent les paroles, et une affirmation des valeurs nobles qui unissent nos peuples malgré toutes les crises. »

Cependant, plusieurs ont réagi à cette position, notamment Khaled Al-Mechri, président du Conseil d’État libyen, qui a critiqué certains responsables, visant indirectement Dbeibeh :« Nous exprimons notre vif désaccord face aux tentatives de certains responsables et politiques d’exploiter ces nobles initiatives, cherchant à les récupérer médiatiquement ou politiquement, alors qu’ils n’ont jamais pris de mesures concrètes ni lancé d’initiative sérieuse depuis leurs positions officielles pour soutenir Gaza ou sa résistance blessée. Certains de ces noms se sont même compromis auparavant dans des efforts honteux de normalisation avec l’entité sioniste usurpatrice, une tache indélébile que ne pourront effacer ni les campagnes médiatiques ni les justifications des défenseurs, car la mémoire nationale n’oublie pas ce qui est écrit avec l’encre de la trahison. »

Cette remarque fait référence à la rencontre entre la ministre des Affaires étrangères du gouvernement d’union nationale, Najla El-Mangoush, et son homologue israélien en août 2023 à Rome[3].

La position de l’Est libyen

Dans l’Est de la Libye, sous le contrôle du maréchal Khalifa Haftar et administré par le gouvernement d’Oussama Hammad (qui bénéficie de la confiance du Parlement mais n’est pas reconnu internationalement), les positions sont contrastées. Certains estiment que la caravane pourrait gêner l’Égypte, voisin oriental de la Libye, qui entretient des relations solides avec le camp de Haftar. D’autres affirment que le commandement général de l’armée libyenne a donné des instructions pour assurer le passage sécurisé de la caravane vers la frontière égyptienne, ce que certains interprètent comme une tentative de surpasser le gouvernement de Dbeibeh dans le soutien à la cause palestinienne et de redorer l’image d’un régime décrit par les observateurs comme militaire, contrôlant la région orientale de Syrte jusqu’à Salloum, à la frontière égyptienne, d’une main de fer.

La question reste posée : l’Est libyen apportera-t-il un élan supplémentaire, surtout avec l’arrivée massive de Libyens dans la caravane, ou les considérations sécuritaires et militaires primeront-elles ? Il est probable que le passage de la caravane dans les prochains jours de l’Ouest vers l’Est la confrontera à plusieurs défis, notamment géographiques (850 km de Misrata à Benghazi, via une vaste zone désertique sous une chaleur accablante). Mais le plus grand défi sera l’impact géopolitique de cette caravane dans une zone de fracture, aux orientations et alliances intérieures et extérieures fragmentées.

 

Un questionnement de la stratégie égyptienne

Sans aucun doute, pour de nombreux observateurs, cette caravane remet en question la position stratégique de l’Égypte depuis le tournant de 1978 et les accords de Camp David. La question cruciale demeure : cette stratégie égyptienne, consistant à tourner le dos à une paix juste et globale garantissant le droit palestinien à un État indépendant avec Jérusalem pour capitale, tout en privilégiant une paix séparée, est-elle encore viable ? A-t-elle renforcé la sécurité nationale égyptienne, protégé ses intérêts suprêmes et consolidé sa position régionale et internationale ? A-t-elle permis de contrer les plans israéliens de déplacement forcé des Palestiniens ? Cette caravane citoyenne et populaire maghrébine pourrait-elle rouvrir le débat en Égypte, au sein du gouvernement et de la population, sur la meilleure stratégie à adopter face à la cause palestinienne, après près de deux ans de génocide aux frontières égyptiennes ?

Beaucoup se demandent si l’Égypte autorisera l’entrée de la caravane, ce qui augmenterait la pression sur Israël et faciliterait l’acheminement de l’aide bloquée aux frontières de Gaza, ou si elle sera incapable d’assurer sa sécurité sur les 700 km séparant la frontière libyenne-égyptienne du poste de Rafah.

L’effet papillon

Quelles que soient les issues de la caravane, son impact préliminaire dans les pays voisins et la région a déjà créé ce qu’on appelle un effet papillon. En parallèle, dans un discours engagé, l’ancien Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu a annoncé son intention de demander aux autorités égyptiennes l’autorisation de visiter le poste frontalier de Rafah. Par ailleurs, des informations font état de citoyens originaires du Maghreb, détenteurs de passeports européens, retenus à l’aéroport du Caire ou harcelés dans leurs hôtels, dans ce que certains décrivent comme une intimidation injustifiée, alors qu’ils ont respecté toutes les formalités légales d’entrée et ne comptent se rendre à Rafah qu’avec une autorisation officielle.

Dans le même temps, des rumeurs circulent sur une caravane libanaise qui partirait samedi 14 juin au matin de Halba vers Tripoli (Liban), puis Beyrouth, la Bekaa, Majdal Anjar, pour atteindre Damas, la Jordanie et enfin le port d’Aqaba, avant de rejoindre l’Égypte par ferry et de se diriger vers Rafah puis Gaza, selon le programme prévu

[1] https://www.facebook.com/people/%D8%AA%D9%86%D8%B3%D9%8A%D9%82%D9%8A%D8%A9-%D8%A7%D9%84%D8%B9%D9%85%D9%84-%D8%A7%D9%84%D9%85%D8%B4%D8%AA%D8%B1%D9%83-%D9%85%D9%86-%D8%A3%D8%AC%D9%84-%D9%81%D9%84%D8%B3%D8%B7%D9%8A%D9%86/61570562377046/#

[2] https://www.mfa.gov.eg/ar/Ministers/Details/StatementsAndWordsOfTheMinisterOfForeignAffairs/2262

[3] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/08/28/la-rencontre-des-chefs-des-diplomaties-israelienne-et-libyenne-a-rome-suscite-l-embarras_6186862_3212.html