Moins d’un an après la chute du régime de Damas, que sont devenus les tortionnaires en chef de Bachar al-Assad? Le New York Times a mis ses plus fins limiers sur la trace d’une cinquantaine de figures du gouvernement renversé et a reconstitué la fuite de ces hiérarques qui ont réussi à s’échapper de la capitale syrienne peu avant la chute de la ville aux mains des rebelles islamistes, le 8 décembre 2024.
Bruno Philip, ancien correspondant du Monde en Asie
Minuit à Damas, le 7 décembre 2024 : une douzaine d’ombres s’agitent sur le tarmac désert de l’aéroport militaire de la capitale syrienne. Bientôt, transportant avec eux de maigres bagages, le groupe de mystérieux passagers s’engouffre dans un petit jet privé. Aussitôt, le petit « yak 40 » de fabrication russe décolle pour Hmeimim, ville de la côte méditerranéenne.
Alors que Damas est en train de tomber aux mains des islamistes du nouveau régime, ces collabos notoires de la famille al Assad viennent d’échapper à la vengeance des rebelles se pressant aux portes de la ville. Ils n’ont guère l’espoir de bénéficier de la clémence de ces derniers s’ils avaient été pris : durant des années, ces hommes, – responsables des services secrets, généraux de l’armée, de l’aviation et d’autres féroces institutions du régime en train de s’écrouler- avaient été les tortionnaires en chef et les exécuteurs des opposants à « Bachar ». Près de quatorze ans ans après le début de la guerre civile qui aura fait plus de six cent mille morts, dont plus de la moitié de civils, cette nuit du destin a fait se transformer ces caciques hier encore tout puissants en fuyards pathétiques, prêts à tout pour échapper à l’avancée inexorable de la « révolution ».
La piste de 55 tortionnaires
C’est sur la piste de ces hommes que le New York Times a lancé ses enquêteurs. Pas seulement sur celle de la douzaine de passagers de ce vol de la dernière chance : au terme d’une longue investigation, inédite à ce jour dans la presse, et après s’être entretenus avec des membres du régime déchu, des opposants à ce dernier et des responsables d’organisations de défense des droits de l’Homme, les journalistes du « NYT » ont réussi à reconstituer une liste d’exactement cinquante cinq suppôts du gouvernement Bachar. Ceux qui ont réussi, tout comme leur ex mentor, réfugié à Moscou, à se refaire une vie en Russie , tandis que d’autres se sont installés au Liban et même… en Syrie!
Au nombre des passagers du vol nocturne figuraient trois hommes de mains de haut vol : le premier d’entre eux, Qahtan Khalil, directeur des services secrets de l’armée de l’air, est aujourd’hui accusé d’être directement impliqué dans l’un des plus sanglants massacres de la guerre civile. (Celui de centaines de manifestants tués dans le faubourg damascène de Daraya, en août 2012). Deux autres passagers étaient également des personnalités en vue : il s’agissait d’Ali Abbas et d’Ali Ayyoub, tous deux ayant jadis occupé , les postes de ministres de la défense. Ils sont soupçonnés de s’être rendus eux aussi coupable de terribles exactions contre les droits de l’Homme durant le conflit en leur qualité de haut gradés chargés de la stratégie de défense du système
A cette courte liste, il fallait ajouter, précise le New York Times, le nom de l’ancien chef d’état major des armées, Abdul Karim, notamment accusé d’avoir supervisé les tortures et autres sévices sexuels contre les femmes prisonniers. Le quotidien américain a de bonnes sources : toutes ces informations, notamment sur les détails du vol et la personnalité des fuyards, lui ont été communiqué par un passager, anonyme, mais membre du cénacle du tyran déchu.
« Afin de cibler un noyau dur de responsables, le Times a compilé les noms de toutes les personnes sanctionnées par les Etats-Unis ou l’Union européenne en raison de leurs liens avec le régime d’Assad. Cette longue liste a été affinée en la recoupant avec des informations provenant d’enquêteurs syriens et internationaux sur les droits de l’Homme , des documents internes du régime et d’autres preuves de sources ‘ouvertes’ extraites d’internet », explique le journal dans son article.
Les limiers du quotidien savent ainsi que Qahtan Qalib, l’un des fuyards mentionné plus haut, a trouvé refuge à Moscou ; Tous comme les deux « Ali », les ex ministres de la défense. Les lieux de résidence actuels d’autres personnalités « wanted » par Interpol et le nouveau régime syrien – mentionnés sur la liste complète des « 55 » qu’a publié le quotidien, photos à l’appui – , interpellent le lecteur : un certain Bassam Hassan, ci devant coordonnateur du programmes d’armes chimiques du défunt régime, a réussi à prendre ses quartiers à Beyrouth. On suppose que l’homme loge plutôt au sud de la capitale , dans les zones chiites sous contrôle du Hezbollah, allié d’Assad…. Autre surprise, plus grande encore : Amr al-Armanazani, un autre responsable du programme chimique, a été pisté par les reporters du « NYT » à Damas, où il vit tranquillement chez lui… Son opération de retournement de veste de dernière minute a dû être délicate à négocier; l’on ne peut qu’imaginer en quoi les informations dont il disposait ont pu être utiles au nouveau régime… Le New York Times parle simplement d' »accords un peu troubles » passés entre les anciens ennemis.
Le petit bi moteur « Yak » avait fini par se poser seulement 30 minutes plus tard sur l’aéroport de Hmeimim, stratégiquement situé à côté d’une base militaire russe, le pays de Poutine ayant été le grand pourvoyeur de la famille al Assad père et fils ( Hafez, le patriarche de la dynastie et Bachar, successeur et fossoyeur de ce même système). » A bord de l’avion, c’était la panique », a raconté au NYT l’un des passagers, lui-même ancien officiel du palais de Bachar ; « j’avais l’impression que nous n’arriverions jamais tant les minutes nous paraissaient interminables ». Certains passagers, peu chargés en bagages inutiles, avaient cependant pris la précaution « d’embarquer avec des sacs emplis de billets de banque et de bijoux », a précisé la même source. L’on n’est jamais trop prudent quand des aubes incertaines se lèveront sur de funestes nuits.
Au même moment dans Damas, un autre cacique luttait lui aussi pour sa survie : Maher al Assad, le frère du tyran renversé, était en train d’arranger sa propre fuite. Celui qui était encore le jour même le chef de la redoutable 4ème division des Forces armées venait d’appeler un ami de la famille et l’un de ses partenaires en affaires. Maher les somma de le rejoindre toutes séances tenantes et de l’attendre devant chez lui. Tout ce beau monde parvint à prendre la fuite pour une destination inconnue. Maher est aujourd’hui à Moscou, les poches sans doutes lestées.
Parfois, certains fuyards de haut vol échappèrent de peu à l’arrestation, même si, avance le New York Times, « pour minimiser la résistance des hommes du régime [en train de s’effondrer], il y eut comme un accord tacite avec les rebelles , ces derniers préférant parfois ignorer la fuite de certains loyalistes de Bachar ». Tel n’aurait cependant pas été le sort de Bassam Hassan, l’un des responsables du programme des armes chimiques mentionné plus haut, s’il avait été arrêté par les combattants du nouveau pouvoir. Pourtant, c’est bien ce qu’il failli lui arriver : parvenu dans un convoi de trois voitures dans la ville d’Homs, à près de deux cents kilomètres de Damas, le haut gradé syrien dû s’arrêter à un barrage de rebelles. Ceux-ci demandèrent à sa femme et à sa fille de sortir de l’un des véhicules. Ils confisquèrent la voiture , intimant aux deux femmes de laisser derrière elles bijoux, possessions et portefeuilles. Avant de les laisser tranquillement remonter dans le « 4X4 » de leur mari et père, laissant s’échapper l’un des sbires les plus notoires de l’un des plus terribles régimes qu’a connu le moyen-orient dans sa récente histoire.



























