À la différence des régimes à socle démographique dense comme l’Égypte ou la Turquie, les monarchies du Golfe cultivent une autre forme d’autorité : celle d’un pouvoir stable car concentré, d’une richesse qui autorise la prévoyance, et d’une influence diplomatique souvent disproportionnée à leur taille. Mais derrière cette façade de stabilité se dissimule une compétition féroce entre pôles sunnites rivaux, au premier rang desquels les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite.
Longtemps considérés comme partenaires stratégiques, les Émirats et l’Arabie saoudite sont aujourd’hui engagés dans une rivalité de plus en plus manifeste, marquée par des différenciations dans leurs alliances, leurs ambitions économiques, leurs choix géopolitiques. Si Riyad revendique le leadership religieux et symbolique du monde sunnite, Abou Dhabi entend incarner une puissance post-islamique, tournée vers la technologie, la finance, la diplomatie culturelle.
Les Émirats ont fait de leur relative discrétion démographique un levier stratégique. En accueillant capitaux russes et iraniens, en servant de hub financier aux oligarques en fuite comme aux sociétés occidentales, en investissant massivement dans les universités, la cybersécurité ou les musées, ils ont transformé leur espace en plateforme d’influence globale. Dubaï est devenue une vitrine de la mondialisation capitaliste sans démocratie, un Singapour du désert.
Frictions au Soudan et au Yémen
Mais cette réussite est aussi le fruit d’un calcul géopolitique redoutable, celui de jouer sur tous les tableaux. Les Émirats entretiennent des relations cordiales avec Israël – notamment dans le cadre des Accords d’Abraham – tout en restant un point de passage officieux pour des fonds iraniens. En Afrique, leur politique est encore plus ambivalente, le soutien au général Hemedti au Soudan, alors que Riyad appuie le général al-Burhane ; implication dans la guerre au Yémen, mais avec une autonomie grandissante vis-à-vis de la coalition saoudienne. Cette « diplomatie tous azimuts » inquiète autant qu’elle fascine puisqu’elle repose sur une absence de scrupules idéologiques, mais aussi sur une maîtrise technocratique du risque.
Riyad, de son côté, supporte de moins en moins cette concurrence. Le projet Vision 2030 porté par Mohammed Ben Salmane veut repositionner l’Arabie saoudite comme le centre économique et diplomatique du monde arabe. Cela passe par une politique de relocalisation agressive. Les grandes entreprises doivent déplacer leur siège régional à Riyad sous peine de sanctions. Mais la capitale saoudienne reste perçue comme rigide, conservatrice, bureaucratique, loin du cosmopolitisme de Dubaï ou d’Abou Dhabi.
Les autres monarchies du Golfe, comme le Koweït, Bahreïn ou Oman, tentent de se maintenir à l’écart de cette rivalité, mais en subissent les effets collatéraux. Quant au Qatar, toujours marginalisé par certains de ses voisins depuis la crise de 2017, il joue sa propre partition : soft power sportif, médiatique et humanitaire, en s’appuyant sur Al Jazeera, la Coupe du monde, ou ses liens avec les Frères musulmans. Si la crise du Golfe semble apaisée sur la forme, elle n’a jamais disparu sur le fond : elle révèle un monde sunnite incapable d’unifier ses priorités, où chaque capitale poursuit sa logique d’influence propre — quitte à fragiliser l’ensemble.
La guerre du Soudan illustre cette fragmentation. Ce n’est plus un affrontement local, c’est un théâtre d’opposition entre Riyad et Abou Dhabi, entre visions concurrentes de l’ordre régional. Et c’est toute la logique du leadership sunnite qui vacille ; aucune capitale ne parvient à proposer une direction commune, une architecture sécuritaire partagée, un projet économique inclusif. Le Conseil de coopération du Golfe, censé être un pôle d’unité, est aujourd’hui réduit à une coquille formelle.
Dans cet éclatement du monde sunnite, la rivalité entre les Émirats et l’Arabie saoudite joue le rôle d’accélérateur. Elle oppose deux modèles d’autoritarisme sophistiqué : l’un techno-médiatique, l’autre mégalomaniaque. Mais ni l’un ni l’autre ne propose une véritable vision politique. Il n’y a plus de récit collectif : seulement des stratégies de pouvoir.