Le témoignage sur vingt mois de guerre dans la bande de Gaza est signé par un historien, Jean-Pierre Filiu, qui a eu la force morale de pénétrer dans l’enclave palestinienne ravagée… au pire des moments… et de tout raconter: « le territoire que j’ai connu et arpenté n’existe plus »
Une chronique de Joelle Hazard
Le « 7 octobre 2023 » risque d’oblitérer pour longtemps les données de la Question Palestinienne. L’Histoire et, notamment, l’évocation de la « Nakba » – la Catastrophe de 1948, suivie de l’exode des Palestiniens – est partout présente dans l’Enclave de Gaza. Depuis 2024, la légitime réaction d’Israël au « 7 octobre », autrement dit la guerre menée par Israël d’abord contre le Mouvement (ou le Parti) Hamas, jugé seul responsable des massacres, s’est rapidement transformée en un conflit global contre l’ensemble de la population palestinienne de l’Enclave. La situation n’a fait que se radicaliser au cours des mois.
L’enjeu des captifs israéliens détenus en otage dans la Bande de Gaza a rapidement primé sur toute autre considération, ce que la plupart des opinions mondiales pouvaient alors comprendre et même admettre.
La presse internationale ayant été interdite sur le terrain par Israël, cet épouvantable affrontement ne pouvait être observé de l’extérieur qu’à travers un caléidoscope déformant. Les bribes d’informations et les images « autorisées », obtenues et filtrées en Israël par des agences internationales ou des chaînes comme Al-Jazira, reprenaient les reportages de journalistes palestiniens faits sous les bombes. Plus de 200 d‘entre eux périrent sous les tirs de l’armée israélienne !
Pour le gouvernement israélien, toutes « les vérités n’étant pas bonnes à dire », comme c’est le cas de la destruction d’hôpitaux ou le déplacement (permanent et par milliers) de populations affamées et réduites à dormir sous des bâches.
Toutes les tentatives de cessez-le-feu ont échoué, que ce soit à Doha, à Riyad, à Ankara, au Caire, à Moscou ou à Pékin. Systématiquement. La logique du Premier ministre israélien Netanyahou aura visiblement été de rendre impossible toute sortie de guerre et tout Accord, qui résoudraient la Question Palestinienne… d’une façon ou d’une autre, à l’exception de la colonisation et du massacre ou de l’exil.
Or au cours des derniers mois, les langues se délient en Israël et ailleurs, les vérités désagréables sourdent de partout, Gaza devient une préoccupation médiatique mondiale, certes toujours loin derrière l’Ukraine, mais au cœur des inquiétudes, des peurs, et de la colère de tout un chacun. L’opinion mondiale rejette la banalisation de l’apartheid imposé aux musulmans par l’État Juif.
Et c’est l’effet le plus grave parce que le plus durable de ce qui ressortit de plus en plus de l’effondrement moral du Peuple d’Israël. Mais tout n’est pas perdu ! La majorité des Israéliens s’insurge (du bout des lèvres) contre le risque de tout « nettoyage ethnique », voire d’un génocide comme celui qui se profile ; c’est ce que souligne l’ancien Premier ministre Ehud Olmert, qui dénonce du bout des lèvres la politique de « restriction de l’aide humanitaire ». C’est déjà ça !
C’est dans ce contexte que l’ouvrage de Jean-Pierre Filiu, « Un historien à Gaza » vient de prendre toute sa valeur, de même que d’asseoir son l’autorité scientifique, littéraire et morale de son auteur.
Historien, chercheur au CERI, professeur des universités en Histoire du Moyen-Orient à Sciences Po, et bien sûr, arabisant, Jean-Pierre Filiu a vécu plus d’un mois (de décembre 2024 à janvier dernier) dans l’enfer de Gaza. Il y était entré sous la bannière de Médecins sans frontières, en prenant alors tous les risques – 1500 tués parmi le personnel de santé.
Nous disposons ainsi, pour la première fois depuis 2023, de la relation de faits constatés sur le vif par un immense expert de la région peu suspect de parti pris. En parfait héros Stendhalien, le témoin nous décrit l’horreur vécue par les Gazaouis, tout en nous faisant, d’une plume acerbe, le récit historique des causes profondes du blocus de Gaza.
L’historien qu’il reste avant tout a été interviewé par les médias audiovisuels. Il y a quelques jours à peine, à la librairie Le Tiers Mythe, face à quelques amis de longue date, il n’a pas caché ses craintes.
Voici quelques extraits d’un discours qui tonne comme une alarme à bord d’un bateau à la dérive.
Gaza est un laboratoire. J’ai vu le laboratoire du monde abandonné à Trump, à Poutine, au Hamas et à Netanyahou. Un monde sans règles, qui non seulement n’est pas capable de progresser, mais qui va régresser et mettre à bas les normes mises péniblement en place à l’issue de la 2eme guerre mondiale. Les Conventions de Genève, la déclaration universelle des Droits de l’homme, les différents mécanismes de protection plus ou moins liés aux Nations Unies. Et on a ce triangle Trump/ Poutine/Netanyahou qui est à l’œuvre, qui est un désastre pour l’Europe, qui est une menace existentielle pour l’Europe. C’est le fondement même de l’Ordre international qui est menacé à Gaza. »
Sauver Gaza pour sauver l’Europe
« On n’en prend pas conscience à l’échelle de ce défi : L’Europe est menacée en Ukraine, pas à Gaza. On commence à se rendre compte que si un bombardement d’hôpital est un acte de terreur en Ukraine, peut-être que c’est aussi le cas à Gaza !! Si on occupe des territoires, si on déplace les populations, si on envisage de les annexer c’est un crime abominable en Ukraine, peut-être que cela va devenir le cas à Gaza !! On en est là ! La menace c’est celle d’un monde sans règles, avec la loi du plus fort, d’où le terme d’ inhumanitaire que je maintiens et peux argumenter, et que c’est sur l’humanitaire que se fait le basculement.
Cela s’appelle « Fondation humanitaire de Gaza » l’espèce de bidule que les Américains sur inspiration israélienne ont enregistré à Genève pour aujourd’hui aboutir à ces tueries à répétition dans le sud de l’enclave. Ils n’ont pas appelé cela « guerre de civilisation », non c’est « humanitaire » ! Donc il faut faire très attention parce que c’est Orwell ! La paix c’est la guerre, la liberté c’est l’esclavage », et cette inversion-là est tragique et sape beaucoup plus de choses que nous le pensons ».
En dépit à l’absence de la presse sur le terrain et de rares professionnels de santé sur place, dévoués mais muets, Jean-Pierre Filiu a pu constater le succès de la propagande de Netanyahou
« Vu de la bande Gaza, c’est bel et bien sur le front médiatique qu’Israël a remporté sa seule victoire incontestable du conflit » écrit-il. « Une victoire d’autant plus facile que la presse internationale ne s’est pas beaucoup battue pour exercer son droit à l’information libre à Gaza. Et il faut l’horreur des bébés morts de froid pour susciter un fugace regain d’intérêt, sur la base de témoignages recueillis au téléphone, sans confrontation directe avec une telle abomination.
C’est ainsi que les victimes sont tuées deux fois. La première fois quand la machine de guerre israélienne les frappe directement dans leur chair ou les étouffe à petit peu sous leurs tentes. La seconde quand l’intensité de leur souffrance et l’ampleur de leur perte sont niées par la propagande israélienne, quand elles ne sont pas accusées d’être collectivement ou individuellement des terroristes. »
« Vous avez voulu l’enfer, vous aurez l’enfer « C’est ce qu’avait promis le général israélien Ghassan Alian, coordinateur des activités gouvernementales israéliennes dans les territoires, à l’adresse des Palestiniens qu’il qualifiait alors « d’animaux humains » …
Cet enfer est là depuis 20 mois. Aux dizaines de milliers de morts, s’ajoute l’horreur du quotidien pour les survivants et les blessés sans soins ni médicaments :
La faim, l’eau potable, le froid
Près de 2 millions de civils ont dû fuir jusqu’à dix fois. Gaza est divisé en 620 blocs et l’on déplace la population, privée de nourriture, d’eau et d’abri, de bloc en bloc… une torture !
Femmes et enfants sont majoritairement touchés par de graves problèmes de santé : déshydratation, infections de toutes sortes, maladies de peau, jaunisse aigue, hépatite A, gale, sans compter les premiers cas de polio. Le nombre d’enfants tués durant les 4 premiers mois de l’offensive israélienne dépasse celui des enfants tués en 4 ans dans l’ensemble des conflits à travers le monde. 15 000 enfants tués entre octobre 23 et fin 2024, 12 000 femmes dans le même laps de temps.
Un monde livré aux charognards, aux pillards assistés, au vol des convois, comme l’a démontré le scandale de distribution de vivres « à l’ombre de mercenaires américains ». Les Nations unies et de nombreux groupes d’aide ont refusé de coopérer avec les plans de la « Fondation humanitaire de Gaza » qui, selon eux, contredisent les principes humanitaires et semblent militariser l’aide, ce qui est confirmé :
« Les militaires israéliens arment des gangs pour combattre le Hamas » vient de reconnaître Benjamin Netanyahou, en réponse à l’ancien ministre de la Défense, Avigdor Lieberman, qui l’accusait de transférer des armes à des groupes de voyous et de criminels : parmi eux un gang armé mené par Yasser Abou Shebab, trafiquant de drogue et voleur de Rafah, lequel a dirigé des groupes de centaines d’hommes armés pour voler les convois de vivres durant la deuxième moitié de 2024…
« Chaque jour m’apporte son lot de bandes prenant d’assaut des convois humanitaires, de barrages improvisés par des coupeurs deroute, d’enfants s’accrochant aux camions pour en dérober un sac de farine ou deux. Le gang d’Abou Shebab, protégé au sud-est de Rafah par la bienveillance israélienne fait des émules jusque dans la « zone humanitaire ». Une demi-douzaine d’hommes cagoulés, armés d’un pistolet, de six grenades et d’un improbable scalpel, rackettent, un début d’après-midi, les véhicules au sud de Deir Al-Balah….
Chaque jour aussi me reviennent, toujours insoutenables, des témoignages et images de tirs dans les rotules. Le Hamas a en effet recours de manière publique et systématique au châtiment qu’il réservait, lors de la guerre civile de 2007, à ses ennemis du Fatah… Le Hamas se pose en gardien de ce qui reste d’ordre face à la rapacité des pillards. Mais il s’agit d’un Hamas sensiblement dégradé par l’élimination de ses dirigeants historiques. »
Les gros bras ont pris le relais
On les surnomme à Gaza les « zanzanas », les « drones » (car ils interviennent brutalement) …
« …Le Hamas est partout. Il peut espionner, réprimer, dénoncer, sanctionner. Au lieu d’affaiblir le Hamas la guerre de Gaza le renforce relativement. Le Hamas est affaibli, mais moins que la société palestinienne. Netanyahou ne veut pas d’identité palestinienne digne de ce nom. Parce que qu’il ne veut plus de revendication d’un état palestinien. Donc il préfère ravager et il a détruit tous les pôles de résistance à la domination du Hamas qui étaient nombreux dans la société : les universités, 12 universités ravagées. La classe moyenne disparue dans la mer de tentes. Donc tout ce qui était expression critique, création culturelle ; Gaza avait la plus grande densité de groupes de rap du monde arabe… de rap ! Évidemment, ce n’était pas l’image que Gaza donnait au monde, parce Gaza était sous blocus. Cette catastrophe a amené des miliciens au Hamas, des gens qui veulent se venger, parce qu’ils ont tout perdu, et d’abord leurs proches. Le Hamas a largement compensé les pertes que lui a infligé Israël en recrutant de nouveaux miliciens » …
Netanyahou a lancé la bataille de Rafah, qui lui a permis de clore la frontière avec l’Égypte et d’enfermer complètement la bande de Gaza. Sa destruction méthodique de l’enclave risque d’être suivie du déplacement des Palestiniens dans des « zones humanitaires, en organisant le départ volontaire des Gazaouis. Il a totalement refaçonné l’armée depuis le départ de son ancien ministre de la Défense, du chef d’état-major et des généraux. Le seul espoir des Palestiniens de Gaza c’est que le reste du monde se mobilise soudain, après 16 ans d’indifférence, pour les sortir de leur blocus.
On ne vit plus à Gaza que de l’espoir de la fameuse Conférence co-présidée par les Président Français Emmanuel Macron et le Prince héritier saoudien Mohamed bin Salman (MBS), qui doit se tenir au siège new-yorkais des Nations Unies à la mi-juin et qui est censée proposer et trouver la solution-miracle la création d’un État Palestinien.
L’Ouvrage de Jean-Pierre Filiu est venu à point nommé : il permet de comprendre, il commande d’espérer.