En dénonçant l’hégémonie française et en soulignant les injustices de la colonisation, les écrivains maghrébins[1] opposent leur propre littérature et leur regard propre aux romans lénifiants des écrivains français d’Algérie.
Une chronique de Philippe Pichon
La génération des années 50 -comme les Algériens Mouloud Feraoun[2], Mouloud Mammeri[3], Mohammed Dib[4], le Marocain Driss Chraïbi[5], le Tunisien Albert Memmi[6], ou le très médiatique Kateb Yacine[7]– mettait en cause, dans des romans réalistes et populaires, l’impérialisme colonial, non sans critiquer aussi le passéisme et le traditionalisme islamiques, et invitait implicitement à la conquête d’une identité collective trop longtemps sacrifiée.
La génération des années 60 -comme les Algériens Malek Haddad[8] et Rachid Boudjera[9]– traitait des séquelles de la guerre d’indépendance, mais évoquait déjà les problèmes d’adaptation au monde moderne et au progrès.
À partir des années 70, des écrivains comme le Marocain Tahar Ben Jelloun[10] ou l’Algérien Nabile Farès[11], évoquent le problème de l’émancipation et de l’exil, donc de l’intégration. De jeunes femmes comme les Algériennes Yamina Mechakra[12] ou Aïcha Lemsine, dénoncent la condition de la femme dans la civilisation musulmane, et transgressent les tabous[13].
Si le théâtre était resté en retrait jusqu’en 1962 -date à laquelle Kateb Yacine peut faire jouer ses pièces en Algérie-, il se développe à partir des années 80, touchant un public fervent de plus en plus populaire. À l’inverse, la poésie, engagée au temps de la guerre d’indépendance (Anna Grebi), évolue vers des recherches esthétiques qui la réservent à un public de lettrés et partant la marginalisent. Des poètes[14] comme Hedi Bouraoui, Malek Alloula et surtout Abdellatif Laâbi cherchent à subvertir les formes classiques du vers par des rythmes syncopés et des images télescopées.
De nos jours, les préoccupations des écrivains prennent une ampleur nouvelle : dépassant le domaine politique, ils s’interrogent désormais, à partir d’une réflexion sociologique et philosophique, sur le devenir de leur civilisation.
Indépendance politique : vers quelle autonomie linguistique et quelle identité littéraire ?
Parler de littératures francophones plutôt qu’illustrer encore une fois l’universalité de la langue française en déroulant la saga des écrivains qui, de par le vaste monde, ont choisi la langue de Racine et de Voltaire, c’est déjà manifester que la littérature dite jusque-là « d’expression française » n’est plus un phénomène qui aille de soi. Les littératures francophones, singulièrement au Maghreb, n’existent qu’à deux conditions, l’une négative -ne pas être une simple variante provinciale ou exotique de la littérature parisienne-, l’autre positive, être le lieu d’une recherche et d’une interrogation communes à tout un peuple.
Le problème linguistique n’est souvent qu’un des éléments d’une problématique plus complexe. Les rapports de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie avec la France présentent toujours une profonde ambiguïté. Après avoir rejeté politiquement la greffe d’une conquête somme toute récente, le Maghreb va-t-il se dégager définitivement de la voie du bilinguisme et assumer les traditions fondamentalistes de la culture arabe ?
Les cinquante dernières années ont vu le Maroc, la Tunisie, l’Algérie enfin, conquérir leur indépendance nationale. La colonisation française y avait pris des formes différentes : en Algérie, elle avait abouti à la création de « départements » français, et recherchait, au moins théoriquement, « l’intégration » des colonisés. En fait, malgré un siècle de cohabitation, le fossé restait profond, trop profond, entre la minorité européenne et la masse des musulmans, fort loin d’être des « Français à part entière » faute d’être des « Français de souche ». Au Maroc et en Tunisie, la France, plus tard venue, plus respectueuse des traditions nationales, exerçait un « protectorat » qui recouvrait cependant un régime colonial.
Le Maroc, la Tunisie, l’Algérie qui ont conservé après l’indépendance des rapports étroits de coopération tumultueuse avec la France n’ont rejeté brutalement ni sa langue, ni sa culture.
Dans ces trois pays, dès 1945, la vigueur des revendications, la violence des troubles annoncent le début d’une décolonisation, rendue plus difficile que partout ailleurs par la présence de deux millions de Français installés dans le Maghreb et attachés à cette terre de soleil. Le Maroc et la Tunisie, après des conflits dramatiques, obtiennent l’indépendance en 1956.
L’Algérie n’y accède qu’en 1962, avec les accords d’Évian qui mettent fin à huit ans « d’événements », de guerre et de souffrances. Par de Gaulle, l’empire français (re)devient hexagonal. L’âpreté du conflit qui a opposé le Maghreb à la France durant ces années tragiques n’a pourtant jamais rompu les liens qui les unissent.
Certes, le Maghreb trouve son unité dans la langue arabe, dans la religion musulmane et dans la civilisation islamique. Il se tourne donc naturellement / culturellement vers l’ensemble du monde arabe dont il s’est toujours senti solidaire ; mais il renoue de la sorte les traditions d’amitié qui unissent ce monde arabe à la France, comme on le voit au Liban et en Égypte. Après les déceptions de l’époque coloniale, les révoltes de la décolonisation, l’Afrique du Nord a établi avec la France, aux printemps comme aux automnes, sur un pied d’égalité, des rapports durables et fructueux, malgré les crises inévitables qui les traversent, sur fond de terrorisme.
La littérature maghrébine « d’expression française » n’est pas séparable de cette histoire douloureuse : elle en a reflété toutes les phases, exprimant aussi bien l’attachement profond à la culture française que le refus d’une domination étrangère.
La première génération d’écrivains arabes ou berbères a voulu s’intégrer à la littérature française, comme le citoyen algérien était invité à s’intégrer à la nation française.
La première génération a mis tous ses espoirs dans cet effort d’assimilation et en a vécu l’échec – inévitable. Jusqu’en 1945, les écoles françaises et les missions chrétiennes n’ont touché qu’une fraction très marginale de la population musulmane : elles ont dégagé ce qu’on appelait alors des « élites », mais elles les ont aussi profondément séparées de leurs compatriotes. La vie de Jean Amrouche manifeste bien ce drame : ce Kabyle de religion chrétienne, après de brillantes études, s’est d’abord considéré comme un « écrivain français ». Nul ne s’est mieux que lui inséré dans la vie littéraire française : poète, directeur de revue, essayiste, il dialogue avec Claudel et Gide dans de remarquables entretiens radiodiffusés, jouant auprès d’eux le rôle tenu par Eckermann auprès de Goethe.
Rien ne le distingue, dans ses débuts, de ces écrivains d’origine européenne, nés en Algérie, qu’on a parfois hâtivement regroupés dans une « École d’Alger » : passionnément attachés à l’Afrique du Nord, respectueux du monde musulman, ils cherchaient à définir un univers « méditerranéen » qui concilierait les valeurs de l’Europe et celles de l’Afrique du Nord. À travers le lyrisme du soleil et de la mer, les premières œuvres de Camus et de Jules Roy, celles de Gabriel Audisio et d’Emmanuel Roblès allaient dans ce même sens. Mais Amrouche ne pouvait se satisfaire longtemps d’un accord aussi vague. Quand il cherche à définir le « héros méditerranéen », il choisit une figure de la révolte et de la résistance, Jugurtha, l’ennemi des Romains. Le ton est donné. Peu à peu, il se découvre, à la manière d’un irréductible Algérien comme d’autres furent Gaulois, magrébin. Alors qu’il est nommé directeur des informations à la radiodiffusion française, il prend parti avec éclat pour l’insurrection algérienne en 1958, et dénonce dans ses derniers poèmes – des « chants de guerre » – le mirage d’une « intégration » impossible, qui l’a exilé de sa seule patrie : l’Algérie.
La deuxième génération qui apparaît en force aux alentours de 1952 revendiquent leur nationalité ou tout au moins leur singularité magrébine.
Solidaires du combat de leur peuple pour l’indépendance, ils engagent avec la France, adversaire et partenaire à la fois, l’indispensable dialogue. Ils décrivent, avec la précision de l’étude sociologique, les injustices du système colonial, mais aussi les problèmes complexes d’une société musulmane traditionaliste.
Composant un tableau du Maghreb, ils présentent à la France, sans ménagement, l’addition d’années de dédoublement, « le double portrait du colonisé et du colonisateur », pour reprendre le titre de l’essai d’Albert Memmi paru en 1956. Cet écrivain tunisien décrit dans La Statue de sel (1952) la condition particulière de l’israélite. Le marocain Driss Chraïbi, dans Les Boucs (1955) dont il se fait l’émissaire, présente la situation des travailleurs nord-africains en France. L’Algérie, elle, apparaît à travers les romans de Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun enfin (singulièrement La Terre et le Sang, 1953), qui devait trouver la mort dans les massacres commis par l’O.A.S. en 1962. Toutes ces œuvres, d’une facture classique, solide, visent surtout à mettre en lumière des problèmes sociaux et politiques. Chez Kateb Yacine, en revanche, on découvre l’ambition d’exprimer sous la forme du mythe la tragédie de l’Algérie. Emprisonné dès l’âge de seize ans pour avoir participé en 1945 à des manifestations nationales, le romancier de Nedjma (1956) et le dramaturge du Cercle des représailles, a donné les œuvres les plus vertigineuses et rigoureuses qu’ait inspirées l’insurrection algérienne.
Avec la conquête de l’indépendance, cette littérature militante qui s’adressait aussi bien au public français qu’au public arabe perdait sa raison d’être. Dès lors l’écrivain du Maghreb semble ne pas pouvoir éluder un choix difficile : s’il s’exprime en langue française, il tend à se détacher de son pays, et à devenir un Français d’adoption ; s’il veut s’adresser à ses compatriotes, il doit cesser d’écrire dans une langue qui leur est étrangère.
Avant même la fin de la guerre d’Algérie, des écrivains exprimaient leurs doutes sur l’avenir d’une littérature nationale d’expression française. Le poète Malek Haddad estimait que, « même s’exprimant en français, les écrivains d’origine arabo-berbère traduisent une pensée spécifiquement algérienne, une pensée qui aurait trouvé la plénitude de son expression si elle avait été véhiculée par un langage et une écriture arabes ». Albert Memmi, dès 1956, après avoir analysé son « drame linguistique », affirmait : « la littérature colonisée de langue européenne semble condamnée à mourir jeune », et il annonçait la venue de nouvelles générations d’écrivains abandonnant le français pour l’arabe.
Ainsi, la littérature maghrébine d’expression française tend de plus en plus à distinguer ses trois domaines, algérien, marocain et tunisien.
Une importante pléiade de poètes et de romanciers ont ainsi illustré les lettres algériennes depuis l’indépendance, on l’a dit, autour de Mohammed Dib, Kateb Yacine. Le roman se montre particulièrement novateur au niveau de la forme. Violent, iconoclaste, le texte adopte volontiers une esthétique torturée, provocatrice – avec Rachid Boudjedra et Nabile Farès. Après le succès rencontré en 1967 par la romancière Assia Djebar avec les Alouettes naïves, s’amorce un nouveau mouvement parmi les jeunes écrivains, qui ne craignent plus d’analyser, à Alger même, les contradictions nationales.[15] L’histoire des années 80 sert de cadre aux Bandits de l’Atlas (1983) d’Azzedine Bounemeur. Enfin naît en France, dans le milieu des « beurs », une jeune littérature de l’émigration à l’instar de Nacer Kattane, Leïla Sebaar et Medhi Charef.
Le travail idéologique autant que littéraire d’Abdellatif Laâbi, au Maroc, lui vaut la prison[16], mais aussi une autorité considérable sur sa génération. Des talents volcaniques en font partie, comme le poète Mostafa Nissaboury[17], le « romancier » Mohammed Khaïr-Eddine, [18]le sociologue Adbelkébir Khatibi[19]. Enfin, Tahar Ben Jelloun est devenu un « classique » de la francophonie internationale, touchant aux angoisses humaines les plus stables à travers une mythologie subtile[20], récoltant le Prix Goncourt 1987 avec La nuit sacrée. Le roman marocain est sorti d’une longue période de révolte textuelle pour chercher de la profondeur dans le récit de vie et le constat social[21].
Le roman tunisien -dominé on l’a vu jusque-là par Albert Memmi- a trouvé sa voie dans les années 70 : Mustapha Tlili traite de l’aliénation[22] ; Abdelwahab Meddeb veut bousculer tous les interdits[23]. Cette inspiration emportée laisse toutefois place, comme en Algérie et en Tunisie, à des évocations plus intimes, plus apaisées, chez Souad Guellouz[24] ou Hélé Béji[25].
Les États du Maghreb se sont en effet engagés dans une politique d’arabisation : modérée en Tunisie, elle se concilie avec le bilinguisme et l’attachement à la « francophonie » ; beaucoup plus nette en Algérie et au Maroc, elle fait du français une langue étrangère privilégiée. Il est évident que l’écrivain maghrébin n’a pas cessé brusquement d’écrire en français. Jacques Nantet, l’intellectuel et journaliste, dans une enquête sur le roman algérien, constatait que sur dix romans d’auteurs algériens, huit sont écrits directement en français.
Un roman comme La Répudiation de Rachid Boudjedra montre avec force que l’écrivain algérien peut donner, en français, une image critique du monde musulman, mais il semble bien que cette littérature francophone, écrite le plus souvent par des auteurs maghrébins qui ont choisi de résider en France et de fréquenter la rue Sébastien-Bottin ou d’être publiés par le consortium Gallimard-Grasset-Le Seuil[26], n’ait plus la même portée ; elle témoigne moins de la volonté d’exprimer les problèmes et les espoirs d’une nation que de l’ascendant qu’exercent la langue et la culture françaises au-delà de ses frontières sur les écrivains étrangers. Elle se rapproche ainsi de la littérature française, très vivante au Liban[27], ou en Egypte[28] : la langue française traduit plus alors les révoltes et les conflits communs à l’écrivain et à son peuple, elle est l’objet d’un choix et d’une prédilection.
[1] Marie-Louise Taos Amrouche (Algérie), Jacinthe noire (1947).
[2] Mouloud Feraoun, Le Fils du pauvre (1950), L’Anniversaire (1959).
[3] Mouloud Mammeri, La Colline oubliée (1952), La Traversée (1982).
[4] Mohammed Dib, La Grande Maison (1952), L’Incendie (1954).
[5] Driss Chraïbi, Le Passé simple (1954), Succession ouverte (1962), La Civilisation, ma mère !… (1972).
[6] Albert Memmi, La Statue de sel (1953).
[7] Kateb Yacine, Nedjma (1956), Le Polygone étoile (1966).
[8] Malek Haddad, Je t’offrirai une gazelle (1959).
[9] Rachid Boudjera, La Répudiation (1969), Les Mille et unes années de la nostalgie (1977).
[10] Tahar Ben Jelloun, Cicatrices du soleil, poèmes (1972), A l’insu du souvenir (1980) et le fameux La Nuit sacrée (1987).
[11] Nabile Farès, Yahia, pas de chance (1970).
[12] Yamina Méchakra, La Grotte éclatée (1979).
[13] Voir également Femmes d’Alger dans leur appartement de Assia Djebar.
[14] L’auteur de cette chronique recommande particulièrement le recueil de poèmes de l’Algérien Henri Kréa, Tombeau de Jugurtha (1968).
[15] Tahar Djaout, Les Chercheurs d’or, 1984 ; Rachid Mimouni, Le Printemps n’en sera que plus beau, 1978.
[16] Sous le bâillon, le poème, 1981.
[17] La Mille et deuxième nuit, 1975.
[18] Le Déterreur, 1973.
[19] La Mémoire tatouée, 1971
[20] L’Enfant de sable, 1985.
[21] Driss Chraïbi, Une Enquête au pays, 1981.
[22] La Rage aux tripes, 1975.
[23] Talismano, 1979.
[24] La Vie simple, 1975.
[25] L’Œil du jour, 1985.
[26] Six grands jurys littéraires, dont le fonctionnement et les décisions sont mis en question tous les ans sans que le système en souffre le moins du monde, jouent un rôle décisif pour la sélection des « valeurs » romanesques, la régulation du public, et, partant, la santé financière des éditeurs. Des esprits chagrins voire acerbes observent que trois grandes maisons d’édition (Gallimard, Grasset, Le Seuil) se partagent la (grande) majorité des (grands) prix [Grand prix du roman de l’Académie française ; Prix Goncourt ; Prix Renaudot ; Prix Femina ; Prix Interallié ; Prix Médicis], et par conséquent des grands tirages, et ceci en raison de la solidarité littéraire, mais aussi économique, qui unirait ces éditeurs et les jurés.
[27] Pays martyrisé qui se dévore lui-même, le Liban célèbre d’une voix douloureuse et forte ses morts et ses plaies. Poète et romancière, Vénus Khoury-Ghâta chante Les Ombres et leurs cris (1980) ; Salah Stetié (Fragments : Poèmes, 1981) et Andrée Chédid (L’Epreuve du vivant, 1982) disent le désenchantement de leur âme à l’image de leur peuple. Ces écrivains intègrent la culture orientale dans une forme résolument contemporaine à l’image de leur prestigieux prédécesseur, poète et dramaturge Georges Schéhadé l’un des maîtres du nouveau théâtre… en France. Une voie à suivre par les voix maghrébines ?
[28] Avec Albert Cossery et Joyce Mansour.
Portrait d’Albert Memmi, le sioniste contrarié