Une plongée au coeur du colonialisme portugais

Dans Banzo, Margarida Cardoso explore les ravages psychologiques du colonialisme à travers la nostalgie mortelle des travailleurs exilés en 1907. Ce drame poignant dévoile l’inhumanité du système colonial tout en rendant hommage à la résilience des victimes.

 Banzo, réalisé par Margarida Cardoso, est une immersion dans les méandres obscurs du colonialisme portugais. Ce long-métrage dramatique, d’une durée de 2h07, nous plonge en 1907 sur l’île de Príncipe, au large de l’Afrique. Le docteur Afonso, interprété par Carloto Cotta, est appelé à soigner des travailleurs atteints d’une étrange maladie connue sous le nom de « Banzo ». Cette nostalgie mortelle, symptôme de l’arrachement à leur terre natale, les pousse à refuser de se nourrir, allant jusqu’à l’ultime renoncement.

Dans cette île à la beauté trompeuse, les vestiges d’un passé esclavagiste sont omniprésents. Bien que l’esclavage ait été aboli, une nouvelle forme de servitude se maintient. Les travailleurs africains, recrutés sous prétexte de contrats, restent piégés sur l’île, victimes d’un système oppressif dissimulé sous le voile de la bureaucratie. Afonso découvre rapidement que son rôle ne se limite pas à soigner des corps. Confronté à la profondeur de leur détresse, il est lui-même absorbé par les abîmes d’une machine coloniale qui réduit à néant l’élan vital des individus.

Le film déploie un récit poignant où la nostalgie devient une maladie collective et symbolique. Le « Banzo » incarne l’irréparable coupure infligée par l’exil. Les autorités coloniales, insensibles aux dimensions psychologiques et culturelles de cette épidémie, choisissent l’isolement comme réponse. Exilés sur une colline, ces travailleurs sont abandonnés, livrés à leur sort sous la surveillance des forces de l’ordre. Margarida Cardoso, connue pour son regard acéré sur les ravages du colonialisme, documente avec minutie cette déchirure humaine et sociale.

Afonso, malgré sa bonne volonté, demeure un étranger à l’âme de ces hommes et femmes. La barrière linguistique, l’absence de traducteurs et la complexité des cultures locales mettent en lumière l’incompatibilité entre le discours colonial et les besoins des individus qu’il prétend éduquer et civiliser. Les objets, les lieux et les corps eux-mêmes deviennent des témoins silencieux de l’oppression. La réalisatrice excelle à capturer ces nuances à travers une mise en scène délicate, ponctuée de plans immersifs qui laissent entrevoir l’épaisseur de la forêt tropicale comme une métaphore des mystères inexplorés de l’âme humaine.

Le film ne se contente pas de dresser un constat accablant. Il propose une réflexion sur la capacité à résister, à dénoncer et à mémoriser. Alphonse, un photographe africain, documente cette réalité en nommant et en photographiant les victimes. Ses clichés, loin d’être de simples témoignages visuels, deviennent des éléments d’une lutte symbolique contre l’oubli. En inscrivant les noms sur ses tirages, il redonne une existence aux êtres invisibles. Pourtant, Alphonse n’est pas dupe : il sait que ces images ne suffiront pas à réparer les injustices. Parfois, il en crée de nouvelles, au-delà de la vérité, pour provoquer une réaction, car, comme il le dit, « le mal ne se laisse pas photographier facilement ». Cette mise en abîme questionne la valeur même de l’image dans un système où les victimes sont réduites à des figures silencieuses et tristes.

Margarida Cardoso poursuit ici un travail de mémoire entamé depuis des années. Après avoir exploré les luttes pour l’indépendance dans Mozambique, journal d’une indépendance ou les tensions entre révolte et conformisme dans Natal 71, elle dépeint avec Banzo un engrenage colonial où même les colons finissent par être broyés. Les personnages secondaires, tels qu’Adelia, la servante qui rejette son rôle d’intermédiaire, ou Ismaël, le comptable qui s’insurge contre la violence systémique, incarnent ces grains de sable capables d’ébranler une machine apparemment inébranlable.

Ce qui rend Banzo particulièrement marquant, c’est l’attention portée aux détails et aux non-dits. La réalisatrice ne tombe jamais dans le didactisme. Les dialogues sont épurés, les silences lourds de sens. Les conditions de vie dans les plantations sont illustrées par des objets anodins, comme les dispositifs métalliques empêchant les travailleurs de manger la terre, ou des cartes postales faussement idylliques envoyées à Lisbonne. La force du film réside dans sa capacité à faire émerger l’humain au sein d’un système d’inhumanité.

L’intemporalité des thèmes abordés dans le film frappe par sa pertinence. Le colonialisme, loin d’être un simple chapitre de l’Histoire, continue de hanter les sociétés modernes. Margarida Cardoso nous rappelle avec force que ce passé n’est pas révolu, que ses cicatrices restent visibles, que son empreinte perdure dans les esprits et les structures sociales.

Banzo a été présenté dans plusieurs festivals prestigieux, notamment au Festival international du film de Karlovy Vary en République tchèque et au Festival international du film de Rio de Janeiro.