L’histoire du Raï, une voix populaire devenue universelle

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L’Institut du Monde Arabe qui a ouvert les portes d’un site à Tourcoing dans le nord de la France consacre une exposition inédite et immersive au « une histoire de la musique raï », ce genre musical né en Algérie et devenu un phénomène mondial. En retraçant son évolution, de ses racines populaires à son explosion internationale, cette exposition met en lumière une culture qui a accompagné les transformations profondes des deux rives de la Méditerranée.

Rania Hadjer

 

À l’origine de ce projet, Naïma Huber-Yahi, historienne spécialiste de l’immigration maghrébine, et Katia Boudoyan, directrice de l’IMA-Tourcoing. Toutes deux engagées dans la valorisation des patrimoines culturels arabes et des musiques populaires, elles signent une exposition qui dépasse la simple évocation musicale pour interroger les dynamiques sociales, culturelles et politiques autour du raï.

« Cette exposition n’est pas “l’histoire” du raï, c’est une histoire du raï. Nous la racontons à travers un prisme particulier, celui d’une musique qui, en France, n’est pas seulement un genre musical, mais aussi l’expression d’une minorité ethnoraciale. Ce n’est pas juste mettre en scène de la musique, c’est raconter comment un genre né en Algérie, et longtemps marginalisé, a été réinventé et porté par une diaspora jusqu’à devenir un phénomène international », explique Naïma Huber-Yahi.

À travers archives, témoignages, objets rares et installations interactives, Ya Rayi retrace l’épopée du raï : ses origines rurales en Oranie, sa modernisation dans les années 1970, son explosion en France dans les années 1980, son apogée et ses tragédies dans les années 1990, jusqu’à son renouveau à l’ère du numérique.

Une musique subversive

Le raï naît au début du XXe siècle dans les milieux ruraux de l’Ouest algérien. Inspiré des traditions bédouines et du melhoun, il est d’abord le domaine des medahates, des chanteuses itinérantes qui animent les fêtes familiales. Leur chant, à la fois sacré en journée et profane dans l’intimité du soir, célèbre l’amour, la liberté et la transgression des tabous.

L’arrivée des cheikhates, dont Cheikha Rimitti, marque une révolution. Dans les années 1950, elle impose un style cru et engagé, dénonçant la domination masculine et prônant une indépendance farouche. Elle ouvre la voie aux générations suivantes et devient une figure incontournable du féminisme populaire.

À partir des années 1970, le raï se modernise sous l’impulsion de musiciens comme Messaoud Bellemou, qui introduit trompettes et guitares électriques. Avec l’émergence du “pop raï”, la musique devient l’hymne de la jeunesse algérienne, séduite par son langage direct et son énergie contestataire.

Une musique d’identité

Dans les années 1980, le raï traverse la Méditerranée et devient la bande-son de la jeunesse immigrée en France. Les enfants de travailleurs algériens, nés en France, se réapproprient cette musique qui parle d’amour, de liberté et de marginalisation.

Le raï devient alors un phénomène urbain et diasporique. Les quartiers de Barbès à Paris ou de Noailles à Marseille deviennent les épicentres d’une industrie parallèle du raï, où les cassettes piratées circulent entre les familles et les cafés. Les artistes, eux, sont de plus en plus nombreux à s’installer en France pour échapper à la censure en Algérie., « Pour moi, le Raï, c’est ce qui nous a réconcilié avec l’histoire de nos parents. », témoigne Naïma Huber-Yahi pour qui l’histoire de ce genre musical est intimement lié à son parcours d’enfant d’immigrés.

En 1986, le festival de Bobigny marque un tournant : pour la première fois, une grande scène française accueille des artistes raï, dont Cheb Khaled, Cheba Fadela et Cheb Sahraoui. Ce concert donne au raï une légitimité culturelle en France, et propulse Cheb Khaled sur la scène internationale.

Les années 1990, entre succès et drames

La décennie 1990 est paradoxale pour le raï. D’un côté, il devient un phénomène mondial : en 1991, Cheb Khaled explose avec Didi, un succès planétaire qui fait danser du Maghreb à l’Inde. En 1998, le concert “1,2,3 Soleils” à Paris-Bercy consacre le raï comme un genre incontournable. Mais en Algérie, la “décennie noire” plonge le pays dans la violence. Le raï, perçu comme une musique subversive, devient une cible. Cheb Hasni, figure du raï sentimental, est assassiné à Oran en 1994. Quelques mois plus tard, Rachid Baba Ahmed, producteur clé du raï moderne, est exécuté.

Face à cette menace, la plupart des artistes s’exilent en France, où le raï devient un outil de mémoire et de résistance pour la diaspora. « C’est parce qu’il a trouvé un public en France qu’il a pu survivre à cette période sombre de l’histoire de l’Algérie. Le raï s’est exporté depuis Paris, en s’appuyant sur sa diaspora pour s’internationaliser. », Explique Naïma Huber-Yahi.

Le raï à l’ère numérique

Khaled et ses amis à Oran, 1984 ©Martin Meissonier

Les années 2000 marquent le déclin commercial du raï. L’émergence du R’n’B et du hip-hop capte l’attention de la jeunesse, tandis que des scandales comme l’affaire judiciaire impliquant Cheb Mami ternissent l’image du genre.

Pourtant, le raï ne disparaît pas. Il se réinvente à travers les plateformes numériques. Des artistes comme Reda Taliani, Cheb Bilal ou DJ Snake prolongent son influence en fusionnant le raï avec l’électro et le rap. En 2022, DJ Snake remet en lumière la mythique maison de disques Disco Maghreb, rappelant le rôle central de cette culture dans l’imaginaire collectif.Aujourd’hui, le raï “autotuné” explose sur YouTube, avec des artistes comme Cheb Bello ou Warda Charlomanti qui perpétuent cette tradition de musique populaire et engagée.

Un héritage commun des deux rives

En 2022, le raï est inscrit au patrimoine immatériel de l’UNESCO, une reconnaissance tardive mais symbolique. C’est une victoire pour une musique qui a longtemps été marginalisée, aussi bien en Algérie qu’en France.« Le raï, c’est un marqueur de démocratie et d’émancipation. C’est la voix d’un peuple qui a toujours su chanter ses douleurs et ses espoirs », commente Naïma Huber-Yahi.

Avec « Ya Rayi, une histoire de la muysique Raï », l’IMA-Tourcoing ne propose pas seulement une exposition : c’est une célébration d’un patrimoine vivant, un hommage à une musique qui a su, malgré les censures, traverser les époques. « Nous voulons rappeler que le raï est un héritage commun aux deux rives de la Méditerranée. Il est profondément algérien, mais son histoire est intimement liée à la France et à sa diaspora. Ya Rayi célèbre ce lien, surtout dans le contexte actuel », concluent Naïma Huber-Yahi et Katia Boudoyan.