Un magistral thriller urbain sur un « sans papier »

Encore un film qui sort sur les écrans dans un contexte brûlant, entre la loi sur l’immigration et les déclarations des Ministres de l’Intérieur successifs…Outre ses grandes qualités artistiques et la révélation d’un comédien de talent, Abou Sangare, Histoire de Souleymane a le mérite de déranger le spectateur sans agressivité, ni didactisme, une prise de conscience du calvaire que vivent les sans-papiers. La bouleversante « HISTOIRE DE SOULEYMANE » est un film de Boris Lojkine. Prix du meilleur acteur et Prix du Jury à Cannes 2024

L’excellent Abou Sangare récompensé à Cannes

Bravant tous les dangers, Souleymane pédale comme un fou dans les rues de Paris pour livrer des repas aux quatre coins de la ville. Quelques belles rencontres, mais beaucoup de stress, de tensions et d’agressivité. Et le danger permanent, l’épuisement, les chauffards, les mauvais payeurs, les chutes.

On souffre avec lui.

Mais sa tête est ailleurs : il tente de peaufiner son « histoire »  car dans deux jours, il doit passer son entretien de demande d’asile à l’OFRPA (Office Français de Protection des Réfugié et Apatrides) : le sésame pour obtenir des papiers.

Pas gagné ! Souleymane navigue de déconvenues en trahisons : les obstacles sont partout dans la jungle urbaine, même chez ses compatriotes.  Cela ne l’empêche pas d’espérer.

Entre documentaire et fiction

Le réalisateur Boris Lojkine sait y faire et on frissonne, on sursaute en  regardant son film comme on le fait en regardant un thriller bien ficelé mais on s’indigne et même on pleure car il s’agit aussi d’un film d’amour. Après Hope (2015), qui nous plongeait dans l’Afrique des migrants, puis Camille (2019) avec, déjà, Nina Meurisse (en jeune journaliste partie couvrir le conflit en Centrafrique), Boris Lojkine réinvente le film social et jongle habilement entre documentaire et fiction.

Les frontières sont floues, en effet, dans ce film qui repose sur l’interprétation magistrale de son comédien pricipal, Abou Sangare, dont c’est la première apparition à l’écran et qui, à peu de chose près, incarne… son propre personnage !

Pour imaginer l’épopée de Souleymane, Boris Lojkine s’est largement inspiré de la vie réelle de son acteur : un gamin contraint de travailler dès l’âge de 7 ans dans un garage, une mère malade (l’épilepsie, « maladie du diable » en Guinée), la misère, la recherche de travail pour la soigner, l’exil, la traversée du Mali, l’exploitation en Algérie, la torture et la prison en Lybie… Malheureusement, on connaît, la connaît, l’histoire : c’est celle de milliers de réfugiés.

Elle passe par la case « Zodiac » et trop souvent elle coule à pic, en cas de naufrage.

Parfois elle continue, à Lampedusa ou ailleurs, avant d’aboutir en Europe continentale.

C’est la cas pour le comédien Abou tout comme pour son héros Souleymane.

La France, terre promise.

Et là, d’autres ennuis commencent.

Les déconvenues du comédien dans sa vraie vie font écho à celle du personnage : Abou Sangare, qui a trouvé un travail de mécanicien à Amiens n’a toujours pas ses papiers, malgré plusieurs tentatives. Il a été repéré pour le rôle via une association de réfugiés, il a passé le casting sans trop y croire, par curiosité. « Quand Boris Lojkine m’a téléphoné pour me dire qu’il souhaitait que je sois Souleymane, le héros du film, j’étais content et en même temps j’avais très peur parce que je suis en situation irrégulière, je n’ai pas de papiers, j’ai été rejeté à plusieurs reprises par l’administration française. Boris m’a rassuré, ce n’était pas un travail au noir, ça serait déclaré, rémunéré, et que tout se passerait dans les règles. »

Gageons qu’après son succès à Cannes et la reconnaissance du public, le comédien aura gain de cause et que l’administration s’assouplira à son égard : une exception qui confirme la règle.

Pour le jeune comédien, qui depuis a multiplié les apparitions sur les plateaux télé ou les interviews radiophoniques, il s’agit d’un rêve. Un rêve qu’il savoure mais dont il se méfie, puisqu’il assure vouloir continuer son travail de mécanicien et rester parmi ceux qui l’ont accueilli. « Je suis émerveillé de tous ces bénévoles dans les associations, les professeurs dans les deux lycées où j’ai pu être inscrit, les patrons d’entreprise, les collègues de travail, tous ont toujours cherché à m’aider. Vous vous rendez compte que je ne parlais pas français en arrivant à Amiens ? Je n’avais même jamais été scolarisé en Guinée ».

Qu’en sera- t-il de Souleymane, son alter ego dans le film, à l’issue de son entretien avec l’employée de l’ORPA, subtilement incarnée par Nina Meurisse ?

Le film ne le dit pas, laissant une très belle fin « ouverte » grâce à laquelle le spectateur a toute liberté – après avoir  essuyé une larme et accusé le coup de ce film-choc – d’imaginer une fin positive.  Ou pas…

Un seul ami dans le centre d’hébergemen

La puissance de l’empathie

La définition de l’empathie ? «  Capacité de s’identifier à autrui dans ce qu’il ressent » C’est exactement la caractéristique de ce film que de solliciter l’empathie, grâce à des cadrages qui épousent les douleurs du corps épuisé, qui va chercher au plus profond des visages, des regards, des soupirs. Car l’ambiguité demeure et c’est cela qui fait d’Histoire de Souleymane un film tout en nuances malgré la violence des situations qui ne ménagent pas les nerfs du spectateur.

Le héros sait jongler entre révolte et désespoir, même si c’est surtout sa gentillesse et sa propension à l’amour qui le caractérise : avec  un vieux monsieur esseulé à qui il apport eun repas, avec son copain au centre d’hébergement, mais aussi, mais surtout avec son amoureuse restée au pays avec qui il converse toute une nuit, aimant, discret, sans se répandre en plaintes alors qu’il est blessé et à la rue, ni vouloir lui infliger la liste des ses problèmes.

Mais dans le regard de Nina Meurisse, coincée derrière son bureau et son ordinateur et qui n’a pourtant à priori  pas le beau rôle, toutes les émotions passent aussi.

Elle commence par écouter très attentivement Souleymane, débiter son baratin fabriqué de toute pièce par un compatriote avide de petit profit qui lui a fourni une carte de parti et conseillé de se faire passer… pour un réfugié politique.

Le regard de l’employée de l’ORPA se ferme progressivement, d’abord dubitatif puis  incrédule : « je l’ai entendu déjà 10 fois cette semaine, cette histoire » !

Elle n’y croit pas.

Alors le Souleymane baisse le masque et raconte sa vraie vie – qui est, à peu de choses près, celle d’Abou, le comédien – pas de cause politique, pas de carte de parti, juste une mère en détresse, la misère noire, l’envie d’aller gagner ailleurs de quoi l’aider. Le film atteint le paroxysme de l’émotion qui se lit dans le regard du jeune immigré , mais qui s’impose chez son interlocutrice, secouée par la pure et simple… sincérité.

Et cette interlocutrice est comme un miroir des spectateurs.

L’équipe du film à Cannes

On sort de la salle de projection… épuisé !

Cette ultime longue scène-confession, aux allures de catharsis, est nimbée de douceur. La violence urbaine semble loin, comme dissipée car enfin une oreille écoute, des yeux regardent un jeune homme, une jeune africain parmi d’autres, parmi des milliers d’autres, mais comme tous les autres, il est unique.

Souleymane sort du bureau métamorphosé, tout comme la bande son son du film est métamorphosée : la cacophonie de la ville a disparu, fini les klaxons, les moteurs, les sirènes, les injures : un étrange silence irréle plane,  on entend juste le soupir du jeune homme et le zip de la fermeture éclair de son blouson, qu’il remonte, soulagé d’avoir enfin pu tout simplement … être lui-même.

On se retrouve dans la rue, à Paris, on marche, on erre, un peu songeur, on reprend ses esprits, on pense à tous ceux qui galèrent et n’obtiendront pas le premier rôle dans un-film-qui-a-fait-le-buzz-à-Cannes, on pense à tous les Abou, à tous les Souleymane anonymes qui se feront jeter et n’attraperont par le bus pour aller rejoindre le centre d’hébergement à perpette… et qui finiront la nuit dehors.

Alors si d’aventure on croise un  jeune coursier à vélo, africain, harassé, qui brûle un stop ou un passage piéton et vous passe sous le nez à toute berzingue – eh bien, on ne se met pas en colère, on se met juste, un instant… à sa place.

C’est cela l’empathie.