Un grand livre d’Azouz Begag sur la fraternité en temps de crise

CED-CEDIF

Jean-Pierre Claris de Florian, dans l’effervescence lumineuse de 1792, offrit au monde L’aveugle et le paralytique, une fable d’une rare pureté morale où deux destins se conjuguent en une symphonie de solidarité. Azouz Begag, tel un alchimiste , s’empare dans son livre « Les yeux dans le dos » de ce précieux héritage littéraire en le revisitant avec une verve novatrice, alliant la rigueur de l’humanisme à l’ardeur d’un engagement social. Dans son œuvre, la fable se mue en une fresque éclatante où l’aveuglement et l’inertie ne sont plus des faiblesses, mais les prémices d’une force incommensurable qui, en s’unissant, révèle la lumière d’une fraternité réinventée.

Jean Jacques Bedu

Écrivain, homme politique, ministre de la République, chercheur au CNRS, Azouz Begag devenu « un modèle d’intégration » n’a pourtant pas eu un avenir tout tracé. Le Gone du Chaâba (1986), adapté au cinéma en 1997 et couronné par le grand prix du festival de Cannes Junior, dépeint son enfance dans le bidonville lyonnais du Chaâba, peuplé d’immigrants algériens

Parias parmi les parias, naufragés du corps et du sort, Elias le paralytique et Ibrahim l’aveugle n’en sont pourtant plus qu’un, une entité paradoxale et indéfectible qui arpente dès les premières pages les ruelles de Damas, bravant la nuit et la misère à deux pour ne faire qu’un.

Azouz Begag nous ouvre les portes de Damas en 1860 avec Les Yeux dans le dos, un roman qui s’impose d’emblée par sa force évocatrice. Dépassant la trop simple reconstitution historique, il nous immerge dans le pouls vibrant d’une ville millénaire, un espace olfactif saturé de senteurs épicées, un écrin oriental où le murmure de l’amitié tente de se faire entendre au milieu du fracas des antagonismes religieux. C’est une atmosphère à la fois luxuriante et étouffante qui nous étreint, une mélodie lancinante et contrastée où la beauté charnelle du Levant se mêle à une sourde inquiétude, comme une prémonition de l’orage qui s’annonce.

Le mausolée d’Ibn Arabi, « le maître des maîtres »

Devant , la poussière du chemin s’efface devant une autre forme de sacralité. Elias, immobile au pied de la modeste construction, prête sa voix aux calligraphies ornant la pierre tombale, déchiffrant pour Ibrahim, aveugle au monde mais pas à l’esprit, l’identité du philosophe andalou. Pour ces deux hommes que la vie a rudement éprouvés, cet arrêt au tombeau d’un tel sage n’a rien d’anodin. Ibn Arabi, « Algorithme » aux yeux des Latins, devient soudain plus qu’un nom : une présence tutélaire, une promesse de sagesse irradiant par-delà les siècles.

Leur conversation, à l’ombre du mausolée, prend alors une tournure introspective. Combien d’années séparent leur époque de celle de ce penseur universel ? Qu’est-ce qu’un homme, fut-il savant et pieux, face au vertige du temps qui passe ? Pour Elias, épris de connaissance et rongé par la mélancolie, se tenir auprès de cette mémoire vive est une manière de conjurer le vide, de se s’imprégner de son savoir pendant l’éternité. Ibrahim, plus instinctif, vibre à la spiritualité du lieu, interrogeant Elias sur la portée de cette sagesse antique face aux troubles contemporains qui menacent Damas.

Dans le silence recueilli qui les enveloppe, au pied de cette figure d’autorité spirituelle, l’écho de leurs propres questions existentielles semble résonner avec une acuité particulière. Loin de les accabler, la présence d’Ibn Arabi les confirme paradoxalement dans leur cheminement singulier, leur quête de sens au cœur d’un monde obscur.

Ce n’est pas tant le récit que Begag nous offre, mais une véritable expérience sensorielle : on ressent l’oppression de l’air, on se perd dans le dédale des ruelles emplies de lumière et d’ombres, on perçoit la menace sourde qui rôde comme un parfum vénéneux. L’écriture d’Azouz Begag, intense et imagée, fait de Damas un personnage central, une cité théâtrale où se déploie une tragédie humaine bouleversante. Plus qu’un arrière-plan pittoresque, le cadre historique devient le révélateur des tensions et des déchirures qui traversent les âmes. Dans ce monde où les identités se heurtent avec la violence à venir, où la suspicion et la peur rongent le vivre-ensemble, l’auteur choisit de sonder la fragilité du lien humain à travers une amitié improbable, une alliance contre nature entre deux figures marginalisées, Ibrahim l’aveugle, promeneur mélancolique aux paroles poétiques, et Elias, le paralytique cloué au sol, esprit vif et ironique. Ces deux existences brisées, ont choisi de ne pas s’enfermer dans la plainte. Ils ont su inventer une langue fraternelle, un langage du corps et du cœur qui défie les assignations et les préjugés. C’est dans ce creuset d’humanité fragile, dans cette beauté paradoxale qui affleure au milieu du chaos, que réside le mystère central du roman : comment l’amitié, la solidarité, la tendresse peuvent-elles encore faire sens et luire face à la folie des hommes et au déchaînement de l’histoire ?

Le voyage initiatique vers l’Émir

Le périple entrepris par Ibrahim et Elias dépasse la nécessité de survivre. C’est une véritable odyssée humaine, une marche spirituelle à travers un monde souvent hostile mais paradoxalement fertile en rencontres. Leur départ de leur quartier miséreux, tel un exode improvisé, n’a d’autre boussole que le désir impérieux de trouver leur place, de se nourrir et de faire entendre leur voix singulière dans le brouhaha de la cité. Ce voyage, dès le départ, est marqué par un dénuement radical. Ibrahim devient les jambes d’Elias, Elias les yeux d’Ibrahim, non par choix héroïque, mais par une nécessité impérieuse, une alliance pragmatique face à l’adversité. Leur corps mutilé, n’est pas une entrave, mais un instrument de connaissance aiguisé, une manière de sentir les vibrations du monde avec une acuité particulière.

Chaque étape de leur chemin devient alors une pierre d’attente vers une forme de reconnaissance, une progression sensible au sein d’un univers narratif foisonnant. Leur rencontre avec l’Émir Abdelkader marque un tournant décisif. Dans la demeure de ce prince spirituel, ils découvrent un espace de respect et d’écoute qui contraste violemment avec la dureté de la rue. L’Émir, figure solaire et complexe, reconnaît en eux une vérité essentielle, la valeur intrinsèque de toute existence, quelle que soit sa condition apparente. Son palais n’est pas un le lieu de refuge, celui que l’Islam doit à tout étranger, mais un espace d’apprentissage et de transmission, une école de l’humanité où Ibrahim et Elias deviennent, le temps d’un déjeuner partagé, les égaux des puissants.

La visite insolite du photographe européen inscrit leur image dans le temps, leur confère une visibilité inattendue, presque prophétique. Cette rencontre témoigne d’une transformation en cours, un glissement subtil de leur statut social. Jusqu’à leur interaction troublante avec la cartomancienne, où leur aura grandissante transparaît même à travers le regard biaisé de cette figure populaire. La structure narrative épouse les méandres de cette progression initiatique. Azouz Begag alterne avec finesse les tableaux descriptifs d’une Damas palpitante et les dialogues vifs et authentiques, les moments de lyrisme poétique et les poussées dramatiques qui annoncent l’orage. Le récit se construit ainsi par touches successives, par étapes sensibles, nous conduisant vers un point de bascule où la lumière de l’amitié vacille face à la violence brute.

Les mécanismes immuables du fanatisme

Si Les Yeux dans le dos nous captive, c’est aussi par sa résonance saisissante avec notre époque. Damas en 1860, avec ses communautés en tension, ses soubresauts de violence et son fragile équilibre menacé par les intérêts étrangers, fait étrangement écho à nos sociétés contemporaines, traversées par les replis identitaires, les peurs et la montée des extrémismes. Azouz Begag ne se contente pas de raconter une tragédie lointaine, il met en lumière les mécanismes intemporels de la haine et du fanatisme, les fragilités du vivre-ensemble, les impasses du sectarisme multiséculaires et sans cesse renouvelés. La figure lumineuse de l’Émir Abdelkader irradie le récit, incarnant une voie alternative, celle d’un humanisme résolu, d’une fraternité concrète qui transcende les frontières religieuses et culturelles. Dans ce roman profondément politique, l’auteur ne cède jamais au didactisme, il préfère la puissance évocatrice de la fiction, la force d’un message subtil qui infuse progressivement la conscience du lecteur. L’aveuglement d’Ibrahim, métaphore poignante de notre propre incapacité à voir l’autre dans sa vérité profonde, devient un appel à dépasser nos préjugés, à ouvrir les yeux sur ce qui nous rassemble au-delà des apparences. Le corps paralysé d’Elias, image de la vulnérabilité humaine, se transforme paradoxalement en force, en source d’une lucidité nouvelle, d’une capacité inattendue à percevoir la beauté du monde.

Les Yeux dans le dos est un roman qui porte en lui une question essentielle, une interrogation permanente sur notre capacité à apprendre du passé, à construire un avenir plus fraternel. Azouz Begag nous confronte ainsi à notre propre responsabilité face à l’histoire, nous invitant à refuser la fatalité de la violence et à choisir, même dans l’obscurité la plus totale, le chemin de la lumière, celui de l’amitié entre les peuples du Livre et de la compassion. La tragédie qui se dévoile dans les dernières pages, que nous pressentons inéluctable, n’est pas une fin en soi, mais une invitation urgente à répondre à cet appel à la fraternité, à écouter ce « cri d’amour et de fraternité » dont parle la dernière phrase du roman, à faire en sorte que les yeux, désormais dessillés, ne se referment jamais sur la souffrance du monde.

 

Avec Les Yeux dans le dos, Azouz Begag signe l’un de ses plus grands romans, une œuvre ample et déchirante qui nous plonge au cœur de Damas en flammes, ville tragédie où deux figures de l’ombre, Elias et Ibrahim, parias magnifiques et fragiles, se dressent, malgré leur dénuement, comme un ultime rempart face à la barbarie. Mais devant l’immensité du chaos dans lequel se trouve notre monde, dans Damas à nouveau en proie à la haine, une question demeure, lancinante, presque un appel : où est donc, aujourd’hui, le nouvel Abdelkader que l’humanité entière attend désespérément, l’homme de lumière capable de nous guider à nouveau, et que nous suivrions aveuglément, fut-ce au prix de nos dernières forces ?