Un documentaire sur Ernest Cole, le photographe contre l’Apartheid

Screenshot

 

Le pas de deux de deux artistes exilés : le réalisateur haïtien, Rapoul Peke, fait revivre le photographe sud-africain, Ernest Cole

Une chronique de Sandara Joxe

Screenshot

Si le cinéaste haïtien Raoul Peek consacre un film aussi émouvant au photographe sud-africain Ernest Cole c’est probablement car leur lutte contre l’apartheid les solidarise mais aussi car leur statut d’exilés fuyant la misère et l’injustice sociale unit leur parcours de vie et que le réalisateur vivant s’est identifié au photographe défunt.

Raoul Peck, connu et apprécié pour son beau documentaire militant d’I Am Not Your Negro (César du meilleur documentaire 2018) a été contacté par les ayants droit du photographe sud-africain Ernest Cole (mort en 1990) lorsqu’ils ont, des décennies après sa disparition, enfin récupéré, en 1997, les milliers de clichés perdus qui dormaient dans… le coffre-fort d’une banque suédoise !

Le réalisateur était en effet la bonne personne pour mener à bien ce projet ambitieux et nécessaire : offrir au public un témoignage photographique d’une intensité bouleversante, non seulement sur les pires heures de l’Apartheid en Afrique du Sud, mais aussi sur la ségrégation raciale dans les USA des années 90, la misère… ou la joie des petites gens.

Pour ce faire il a choisi d’adopter une démarche audacieuse et originale en se lovant dans le point de vue du photographe, dont il a composé une belle et poignante « voix off» surgie d’outre-tombe, élaborée à partir des journaux  ou des lettres retrouvées.

Screenshot

Cole, admirateur de Cartier-Bresson

Le film, chronologique, retrace une histoire déchirante : celle d’un jeune homme noir d’origine modeste, victime de la violence et de la ségrégation. Du jour au lendemain, des bulldozers détruisent le township où vit sa famille pour laisser la place aux logements des blancs. Révolté, Ernest Cole, grand admirateur de Cartier-Bresson, plein d’ambition artistique mais tout juste employé d’un labo photo, se met photographier les événements. Clandestinement, à la sauvette – afin d’éviter les représailles – il prend de précieuses photos, témoignages brûlants du racisme et de la violence exercée contre les natifs dans l’Afrique du Sud des années 60.

Il risque la prison pour offrir au monde un puissant réquisitoire contre le système de l’apartheid… dont il fera un livre en 1967, qui a fait référence dès sa sortie : House of Bondage. Le seul recueil publié de son vivant par le photographe. Il y écrit : « Trois cents années de suprématie blanche nous ont réduits en esclavage et nous ont fait vivre cernés par la haine. »

Le documentaire entremêle dès le départ une interview filmée du photographe et des bribes de documents filmés de son vivant avec de nombreux clichés de ces années 60 . La répression est partout : dans les bus, les trains, les quais de gare bondés où on parque les noirs, les scènes d’arrestations systématiques, les coups gratuits, des jeunes hommes noirs avec leurs papiers autour du cou (sorte de laisser passer les fichant), l’emprise de la police sur le corps des femmes et toute une signalétique urbaine qui compartimente la ville en fonction des races.

Le fameux «whites only» qui s’inscrit partout, même sur les bancs publics. Et aussi les camps de bannissement où sont envoyés les plus rebelles. Des clichés insupportables… qu’Ernest Cole n’a pas supporté. Sa vie en sera à jamais détruite.

L’expo photos ernest cole au cinema l arlequin à paris

Les Etats Unis : terre de désillusion

En 1966 Cole quitte sa terre natale et s’exile aux Etats-Unis : afin d’échapper à la prison, de sauver sa peau (et ses photos) mais aussi dans l’espoir de développer ses talents.

Privé de ses papiers, il ne remettra jamais les pieds en Afrique du Sud.

Son passé est anéanti.

Mais son avenir brisé aussi : il ne sera jamais vraiment reconnu pour le grand photographe qu’il est devenu. C’est cette double tragédie que le réalisateur met en scène avec brio et un pathos inévitable, puisqu’Ernest Cole sombrera dans la dépression et la misère, après des années de lutte et d’errance. « Dans ce régime insensé et déshumanisant […], Ernest Cole n’avait aucun droit, si ce n’est celui de mourir », écrit le cinéaste en préambule au livre qui accompagne son nouveau film.

A ce drame de l’exil, à la difficulté rencontrer par l’étranger (à fortiori quand il est noir et  politisé et attaché au sort de son pays) pour trouver sa place dans la société occidentale, à tous ces conflits là, Raoul Peck, lui même exilé d’Haïti, s’est identifié.

Screenshot

En Amérique, c’est la claque.

Le photographe se heurte désormais à une autre forme de ségrégation: un racisme plus insidieux mais tout aussi destructeur,  le White Power, qu’il n’hésite pas, une fois de plus, à dénoncer à travers ses clichés.

Il cherche du travail auprès des agences photos ? Eh bien comme il est noir, on l’envoie dans le Sud pour photographier… les familles noires de la campagne. Il fait le job  avec coeur, mais il a envie, lui aussi, de sortir du ghetto et de ne pas être cantonné à ces reportages. Il veut s’imposer comme un… photographe, pas comme un black qui fait de la photo, et de la photo de ses pairs. Il est doué, il le sait, ont le lui a dit aussi. Il a des idées de cadrage, du courage, de l’audace et de l’humanité  : toutes les qualités pour devenir un grand. Mais les barrières résistent et son mental flanche. Malgré l’obtention de bourses, Ernest Cole paye le prix de l’exil, solitaire, entre paranoïa et colère, condamné à errer loin des siens, toujours cantonné dans son statut de… noir.

Il perd pied, progressivement, malgré quelques aides et reconnaissances ici où là, mais son état psychique se détériore, il n’est pas assez solide pour persévérer dans l’adversité qui s’acharne : il erre à New York,  fréquente un foyer pour vagabonds, abandonne son appareil photo et ses projets d’expositions, il sombre… et se retrouve à Stockholm. «J’étais dans le monde libre mais le monde n’était pas libre.» lui fait dire Raoul Peck.

La descente aux enfers se poursuit inéluctablement : morale puis physique, puisque le photographe, très malade, s’éteint finalement à l’hôpital d’un cancer du pancréas. Sa mère, prévenue, fera le voyage pour l’accompagner dans ces derniers jours.

Cruelle ironie du sort : ses derniers jours  et sa disparition correspondent aux premiers jours de la fin de l’Apartheid, à la libération de Nelson Mandela et à la progressive renaissance de l’ Afrique du Sud.

Cruelle ironie du sort.

Ce documentaire se regarde comme une fiction. « Je n’ai pas une approche fondamentalement différente du documentaire ou de la fiction, sinon d’essayer de mettre autant de « narration » possible dans mes documentaires et de « réalité » dans les fictions » déclare le réalisateur.

Le parti pris très personnel et émouvant de la voir off, le recours à un montage habile et parfois swinguant, le récit chronologique rarement interrompu, l’apparition, sur le tard, de ce neveu qui a recueilli tous les clichés de son oncle, s’est battu et se bat encore pour lui rendre hommage, tout cela rend ce documentaire non seulement émouvant mais palpitant.

Il s’achève d’ailleurs sur la mise en scène une énigme dont le mystère demeurer jusqu’à nouvel ordre : pourquoi toute la précieuse oeuvre de ce paria de la photographie s’est elle retrouvée enfermée dans le coffre d’une banque suédoise ? Sans aucune indication sur la personne qui les y avait déposé ? Ni sur les modalités afférentes ? L’enquête est toujours sen cours et le film ne donne pas le mot de la fin.

Ce qui est sûr, et le témoignage du neveu de Cole en atteste, c’est qu’une fois de plus, l’occident veut garder la main-mise sur ce trésor photographique puisque tous les clichés n’on pas encore été rapatriés en Afrique du Sud.

L’histoire se répète – mauvaise farce – et rappelle malheureusement celle qui entoure les fameux trésors du Benin dont le Musée d’Orsay a organisé la restitution il y a peu et qui a donné, cette fois aussi, naissance à un fort beau documentaire : Dahomey, Mati Diop (chroniqué en 2024 dans Mondafrique).

Et pour approfondir la question ? A lire, à voir…

  • Ernest Cole, photographe, de Raoul peck, éd Denoël. 240p. 35 €.
  • Exposition des clichés d’Ernest Cole dans les locaux du  cinéma L’Arlequin 75006, qui programme le film.