Par-delà les siècles et les abîmes théologiques, un poète arabe aveugle et un exilé florentin nous offrent la clé des tourments de notre époque. L’essai d’Ahmed Ben Salah fait dialoguer le poète syrien Ma’arrî et l’illustre Dante, en révélant les échos troublants entre leurs visions de l’au-delà.
Une chronique de Jean Jacques Bedu
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Entre satire mordante et quête spirituelle, ces deux géants des lettres médiévales dynamitent les dogmes, raillent les puissants et tracent un chemin singulier vers la vérité. Préparez-vous à un voyage vertigineux, où l’humour se frotte à l’angoisse, où l’érudition embrasse l’audace, et où la littérature devient le miroir de nos propres contradictions. De l’enfer au paradis, des ruelles de Florence aux jardins d’Éden revisités, Les Portes de l’Enfer s’ouvrent au Paradis bouscule nos certitudes et ravive le souffle épique de ces deux œuvres magistrales. Une lecture salvatrice, à l’heure où le fanatisme et l’ignorance menacent d’obscurcir à nouveau notre horizon.
Chemins croisés de deux génies
L’ouvrage met donc en lumière les destins croisés de deux géants de la littérature médiévale : Ma‘arrî et Dante. Séparés par les siècles et les cultures, leurs œuvres se font pourtant écho, sondant les mystères de l’existence avec une acuité rare.
Ma‘arrî, poète syrien du XIe siècle, se dresse en figure d’intellectuel iconoclaste. Sa cécité physique devient métaphore d’un regard intérieur perçant, démasquant les hypocrisies sociales, les dogmes religieux et les abus du pouvoir. Son ironie mordante et son humour caustique n’épargnent ni les religieux ignorants, ni les puissants corrompus. Loin d’être un nihiliste, c’est un assoiffé de justice, un rationaliste avant l’heure, dont l’œuvre résonne étrangement avec nos propres questionnements contemporains sur la place de la raison et la critique des intégrismes.
Face à lui, Dante, exilé florentin du XIIIe siècle, incarne le poète visionnaire, dont la foi chrétienne s’enracine dans une expérience personnelle de l’amour, de l’engagement politique et de l’exil. Sa « Divine Comédie » est une quête spirituelle autant qu’une œuvre littéraire, un voyage initiatique nourri par la rencontre avec Béatrice et structuré par la théologie de son époque.
Entre le XIe siècle d’un monde arabe oscillant entre mystique et raison, et l’Italie du XIIIe déchirée par la lutte du sacré et du temporel, l’auteur tisse une toile de résonances subtiles où deux époques se répondent et s’éclairent mutuellement. Ces mises en perspective révèlent des thématiques communes qui dépassent les frontières : la quête du pouvoir, l’exercice de la justice, le rôle ambigu de la religion dans la société, et le rapport complexe entre foi et raison.
Le rapprochement entre Ma‘arrî et Dante met aussi en lumière leur relation distincte au monde. Le premier, en ascète misanthrope, choisit le retrait pour mieux observer et critiquer les dérives de son époque. Son exil est intérieur, un isolement choisi pour préserver sa liberté de pensée. Le second, s’engage dans les affaires de sa cité, affrontant l’injustice et l’exil politique, transformant sa souffrance personnelle en une interrogation universelle sur le sens de l’existence. Leurs trajectoires, divergentes en apparence, révèlent les tensions inhérentes à la condition humaine : entre l’idéal et le réel, l’engagement et la contemplation, la foi et le doute. Ce sont ces tensions, admirablement soulignées par Ahmed Ben Salah, qui donnent à l’œuvre sa profondeur et sa résonance universelle.
La construction des univers
Ce dernier nous invite à pénétrer dans l’atelier créatif de Ma‘arrî et de Dante, en disséquant la manière dont ils bâtissent leurs univers imaginaires. Il met en lumière la richesse des sources religieuses, littéraires et mythologiques mobilisées par ces deux grandes figures. « L’Épître du Pardon » se présente comme une joute verbale érudite et une anthologie de la poésie arabe. Ma‘arrî y manie le Coran, les hadiths et les croyances populaires avec une ironie mordante, n’hésitant pas à en détourner le sens par des commentaires philologiques audacieux. Dante, quant à lui, convoque la tradition biblique, les écrits des Pères de l’Église, la philosophie gréco-romaine, et les récits de visions chrétiennes pour construire sa « Divine Comédie », véritable cathédrale littéraire où dialoguent les temps et les cultures.
Les visions de l’au-delà proposées par Dante et Ma‘arrî traduisent leurs croyances singulières : l’une structurée et théologique, l’autre fluide et poétique. L’enfer de Dante, structuré en cercles concentriques, et son purgatoire, divisé en terrasses, obéissent à une logique implacable, presque mathématique, directement inspirée par les écrits des pères de l’Église. La topographie de Ma’arrî, plus onirique, laisse plus de place aux improvisations poétiques, aux rencontres fortuites, non dénuées d’humour. Chez Ma‘arrî, le paradis devient un espace paradoxal où les poètes, défiant les interdits coraniques, jouissent d’une liberté ironique. Ma‘arrî fait la part belle aux poètes et à la poésie préislamique, et s’autorise des libertés que la morale réprouve. Mais sa critique ne se limite pas aux vers, il se livre à une véritable joute grammaticale et sémantique qui lui permet d’exposer son immense érudition, tout en semant des critiques acerbes. Dante et Ma‘arrî manient l’art de la parodie pour mieux faire ressortir l’absurdité de certains dogmes ou comportements, les incohérences de la destinée, et surtout pour dénoncer avec force les manipulations des puissants et l’hypocrisie de certains hommes de religion.
En analysant les choix littéraires des deux poètes, Ahmed Ben Salah éclaire leur conception du rôle de la littérature. Loin de simples chroniqueurs, Ma’arrî et Dante se font séismographes de leur temps, ébranlant les dogmes et semant le trouble dans les esprits trop sûrs d’eux-mêmes. En faisant dialoguer des figures d’horizons divers, ils invitent à dépasser les clivages pour embrasser une vision plus large de la condition humaine. La fiction, l’allégorie, l’ironie deviennent des instruments privilégiés pour aborder des questions fondamentales, qui nous interpellent encore aujourd’hui. C’est dans cette tension entre héritage culturel et regard critique, entre respect de la tradition et liberté d’interprétation, que réside la force et l’étonnante modernité de ces deux œuvres.
L’héritage philosophique et culturel
Au-delà d’une plongée dans les arcanes de deux chefs-d’œuvre médiévaux, Les Portes de l’Enfer s’ouvrent au Paradis déploie une réflexion profonde sur l’héritage philosophique et culturel que Ma’arrî et Dante ont inscrit dans le marbre des siècles. L’un des aspects les plus frappants de cet héritage est leur critique sociale et politique. Les deux auteurs s’en prennent aux puissants de leur temps, dénonçant corruption, abus de pouvoir et hypocrisie morale et religieuse. Leurs descriptions au vitriol des courtisans, des tyrans et des religieux corrompus trouvent un écho troublant dans notre époque marquée par les inégalités et la défiance envers les élites. Par leurs critiques acérées du fanatisme et des conflits, ils offrent un avertissement aussi pertinent qu’universel.
Leurs questionnements métaphysiques constituent un autre pan essentiel de leur héritage. Ahmed Ben Salah souligne la tension entre foi et raison, entre aspiration à la transcendance et conscience de la finitude humaine. Le scepticisme de Ma’arrî, son refus des certitudes dogmatiques et sa quête inlassable de la vérité en font un précurseur de l’humanisme. Son rationalisme, appliqué au Coran, déconstruit le dogme et ouvre la voie à une relecture critique. Dante, ancré dans la foi chrétienne, explore les zones d’ombre, les doutes et les apories de la condition humaine. Son voyage dans l’au-delà est aussi une quête de soi, une confrontation avec le mystère du mal et une réflexion sur le libre arbitre. Ces valeurs éternelles nourrissent l’œuvre du poète, même lorsque l’exil le ronge et le tourmente.
Les voix de Ma‘arrî et de Dante, portées par une inventivité audacieuse, traversent les siècles pour questionner l’essence humaine au-delà des frontières et des dogmes. Leur génie est d’avoir transcendé les contingences historiques et les particularismes culturels pour toucher à l’essence de la condition humaine. Leur inventivité littéraire, leur capacité à créer des images saisissantes et à forger une langue poétique d’une rare puissance font encore d’eux des modèles pour les écrivains du monde entier.
En revisitant l’héritage croisé de ces deux géants, l’essai nous invite à un dialogue fécond entre les cultures et les époques. Il nous rappelle que les grandes œuvres littéraires, loin d’être figées, sont des sources vives où puiser des réponses et des forces pour affronter nos défis contemporains. La lecture de Ma‘arrî et de Dante apparaît, en ces temps toujours troublés, comme une nécessité, un remède à l’intolérance, et une invitation à tracer notre propre chemin vers un avenir plus juste et plus éclairé. Ces chefs-d’œuvre littéraires, s’ils étaient davantage connus et enseignés, pourraient apporter une contribution inestimable à la paix dans le monde et inspirer les lecteurs et auteurs de notre XXIe siècle.
Les Portes de l’Enfer s’ouvrent au Paradis est une œuvre ambitieuse, érudite et profondément humaine. En établissant un dialogue posthume entre deux géants de la littérature médiévale, en les sortant de leurs niches académiques, Ahmed Ben Salah met au jour les racines communes et les questionnements partagés qui irriguent les cultures de l’Orient et de l’Occident. Les analyses sont fines et stimulantes. Alors que fanatismes et préjugés dressent de nouveaux murs entre les peuples, ce livre ouvre des passages secrets entre les cultures, invitant à une quête partagée de la vérité où raison et tolérance éclairent le chemin. Ainsi, Ma‘arrî et Dante nous rappellent que l’ouverture des portes du paradis réside moins dans un au-delà mystique que dans notre capacité à questionner les dogmes, à cultiver la raison et à embrasser notre humanité commune. C’est peut-être dans la reconnaissance de nos propres contradictions, et dans l’acceptation humble des limites de notre savoir, que réside la clé d’une sagesse universelle, d’une éthique du questionnement et du doute fécond qui constituent le véritable héritage des poètes et des philosophes, par-delà les frontières et les siècles.