« Soundtrack to a coup d’Etat », l’éternel sacrifice du Congo

Jazz, politique et décolonisation s’entremêlent dans ce documentaire historique qui réécrit un incroyable épisode de la guerre froide. Le frénétique documentaire de Johan Grimonprez revient sur l’Assemblée générale de l’ONU en 1960 où l’institution a sacrifié le pays et les espoirs qu’il portait sur l’autel des intérêts de l’Occident. Une histoire qui ne cesse depuis de se répéter.

Camille Riols

Une femme pleure sur le siège de la Baleine, salle de cinéma d’art et d’essai confidentielle de Marseille. Une fontaine de larmes inextinguible, un courant aussi furieux que le grand fleuve qui l’a vu grandir et qui rejoint le flot versé depuis des décennies par ses frères et sœurs congolaises. Prostrée, elle voit les spectateurs sortir avec le sourire, ravis d’avoir vu un excellent film. Le pas dansant ils sortent poursuivre leur soirée dans les bars et restaurants qui parsèment le Cours Julien et La Plaine, les quartiers arty de la ville aux 2600 ans d’histoire. La belle kinoise demeure figée, glacée par le tsunami de son Histoire lancée par Soundtrack to a coup d’Etat.

Le documentaire de 2h30 de Johan Grimonprez ne se contente pas de plonger dans le Congo nouvellement indépendant de 1960, l’assassinat de Lumumba etle complot des puissance occidentales en déroulant des extraits d’archives. Il se focalise sur un évènement passablement oublié, l’Assemblée générale de l’ONU de 1960, quand près d’une cinquantaine d’ex-colonies font leur entrée aux Nations Unies, faisant lever l’espoir de mettre fin à l’impérialisme, au nom des valeurs démocratiques que professent alors les oppresseurs américaines, français, belges ou anglais. Et l’on assiste à une rumba de peuples qui se lèvent pour être aussitôt écrasés sous le joug des puissances occidentales et capitalistes, dans les couloirs d’une institution pourtant censée les protéger.

L’ONU face à son hypocrisie

En 1960, les Nations Unies ont le sort du Congo de Lumumba entre les mains. Le Premier ministre congolais, panafricaniste, soutenu diplomatiquement sur la scène internationale par Nkrumah (Ghana), Sékou Touré (Guinée), Fidel Castro ( Cuba), est confronté à la sécession de la région du Katanga, zone minière, orchestrée par les Belges, financée par les Etats-Unis (dont un directeur du Museum of Modern Art – le Moma) avec l’aval du secrétaire général de l’Onu lui-même, Dag Hammarskjöld. 

Le dirigeant congolais vient naturellement chercher l’appui du monde et la condamnation par l’ONU de la sécession qui plonge la contrée dans une situation critique. Son combat, en ces incandescentes années 60, résonne avec le combat pour les droits civiques aux Etats-Unis des Noirs, la volonté d’indépendance des non-alignés, et la guerre froide.

Malcolm X le prophète parle du Congo / Malcolm X talks about Congo

Kroutchev en roue libre

L’hypocrisie du camp occidental promouvant les valeurs des droits de l’homme au plan international mais brimant leurs minorités localement et sapant l’émancipation des colonies offre un boulevard au truculent Nikita Kroutchev, secrétaire général à l’allure rabelaisienne de l’URSS. En visite aux Etats-Unis, l’ancien patron des services secrets russes cabotine dans les rues de la Grosse Pomme, visite Disneyland et électrise de ses discours l’Assemblée générale. Ses arguments en faveur du Congo, des anciennes colonies, du double discours occidental, le placent du bon côté de l’Histoire. Ils constituent aussi un baiser de la mort pour Lumumba, attisant les craintes d’un Congo basculant dans le camp soviétique, avec ses richesses, ses minerais, son uranium.

Alors Lumumba sera assassiné, en musique, l’une de ses inspiratrices, Andrée Blouin, présentée par les services occidentaux comme une pasionaria africaine, poursuivie et effacée des livres d’histoire et le Congo pillé en chanson. Le réalisateur Johan Grimonprez rappelle comment la CIA a utilisé les grands jazzmen de l’époque, de Louis Armstrong à Dizzy Gillepsie pour couvrir ses opérations sur les continents africains et asiatiques. Dans les caravanes de leurs tournées, payées par le département d’Etat et sans que les grand musiciens n’en aient la moindre idée, un flot d’agents en charge de réprimer ou supprimer les ennemis de l’Amérique -ou supposés tels – qui ont même transformé les camions des tournées en prisons roulantes.

https://www.youtube.com/watch?v=k9V96XAsEzE

La musique rythme les massacres, sans les adoucir. Elle illustre dans un concert détonnant le fatras d’intérêts qui, depuis la conférence de Berlin en 1884, dépèce le Congo, ce géant d’Afrique dont on ne cesse de siphonner les énergies, de dompter les moins soubresauts, pour asseoir sa domination du monde.

Comme le lit à l’écran In Koli Jean Bofane, auteur de Congo Inc, le caoutchouc congolais a permis la révolution automobile du début du 20e siècle, son cuivre a donné un avantage aux armes de la 1ère guerre mondiale, son uranium, utilisé dans les bombes qui ont dévasté le Japon a fait basculer la seconde.

Désormais et depuis presque 20 ans, ce sont les terres rares congolaises, le coltan, le cobalt, ferment de la révolution technologique (Smartphone, ordinateur, batteries électriques) qui alimentent la transformation technologique du monde, et les guerres qui ravagent le pays. Avec en arbitre indolent des élégances, toujours l’ONU. 65 ans après l’indépendance, l’histoire se répète, les joueurs changent à peine, les victimes demeurent les Congolais.

La jeune femme se lève enfin de son siège. Dans son regard, la rage sourde de ceux qui ont redécouvert  leurs blessures, leurs combats, leur Histoire. Et sont prêts à se battre pour en changer le cours.