Patrimoine africain (volet 4), le « Dieu Gou » retenu par Paris !

Le 27 juillet 2022, Emmanuel Macron atterrissait sur l’aéroport de Cotonou où il était reçu par le Président du Bénin, Patrice Talon, pour visiter l’exposition des oeuvres restituées par la France. 

Seule réserve, le Bénin avait demandé également la restitution de la fameuse sculpture du Dieu Gou, une pièce maîtresse du culte vaudou, encensée par Guillaume Apollinaire et les artistes fondateurs de la Modernité tel Picasso ou Matisse. Or la France, pour l’instant, n’a pas accédé à cette dernière demande.

Une certitude, les Béninois sont venus pour l’instant en masse découvrir leur patrimoine restitué par la France. Ce qui fera taire tous les commentaires désobligeant sur le désintérêt des Africains pour leur patrimoine ou sur leur incapacité à présenter convenablement celui-ci.

Une chronique d’Alexandre Vanautgaerden, historien et historien d’art. Il a travaillé et dirigé plusieurs institutions culturelles (musées, bibliothèques) en Belgique, Suisse et France. Il a publié de nombreux livres sur l’humanisme et Érasme, et travaille actuellement sur l’évolution des lieux d’exposition au regard du développement des projets numériques. Il est Honorary Reader au Centrum for the Study of the Renaissance de l’Université de Warwick en Angleterre.

Le roi Ghézo, représenté comme un homme-oiseau hybride, au Musée du Quai Branly – Jacques Chirac à Paris. Le roi a maintenant rejoint d’autres trésors béninois pillés dans leur pays d’origine. Photo : Patrick Zachmann/Magnum Photos.

Patrice Talon devient président le 20 mars 2016, un an avant Emmanuel Macron. Il remporte l’élection face à Lionel Zinsou, Premier ministre du président sortant Yayi Boni.[1] Le nouveau président béninois décide de faire de la culture et du tourisme un axe de développement de son pays dépourvu de richesses en matière première. Patrice Talon a besoin d’un coup d’éclat pour lancer son mandat et remplir sa promesse de campagne : «Le Bénin révélé». Le Bénin avait adressé une première lettre au gouvernement français afin de demander la restitution du Trésor de Béhanzin en 2016.

Elysée (Paris VIIIe), le 31 août. Alassane Ouattara, le président de la Côte d’Ivoire, est reçu par Emmanuel Macron. AP/Kamil Zihnioglu.

Le discours fondateur de Ouagadougou

Emmanuel Macron, élu président le 14 mai 2017, aura eu les coudées franches. Encore en campagne, Emmanuel Macron avait déclaré en février que la colonisation en Algérie était un crime contre l’humanité. Position morale intéressante, mais qui ne risquait pas d’avoir de grande conséquence, ni juridiquement ni économiquement.

Le 31 août, le Président fraîchement élu reçoit à l’Élysée Alassane Ouattara, le président de la Côte d’Ivoire qui ne manque pas de l’inviter en Afrique. Dès novembre, Emmanuel Macron se rend sur le continent et visite le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire et le Ghana.[4]

Le nouveau Président désire lui aussi proposer une version « renouvelée » de la France, et faire oublier le discours de Nicolas Sarkoy dix ans plus tôt qui avait cru subtil de déclarer aux Sénégalais que « L’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ».[5] Emmanuel Macron avait pourtant d’entrée de jeu fait preuve de maladresse lors du sommet du G20 à Hambourg, en déclarant en juillet 2017 : « Quand des pays ont encore aujourd’hui sept à huit enfants par femme, vous pouvez décider d’y dépenser des milliards d’euros, vous ne stabiliserez rien ». Ce n’était pas très heureux. Il décide alors d’entamer son voyage par l’université de Ouagadougou où il prononce son premier discours de politique africaine devant un parterre d’étudiants, après avoir annoncé préalablement un jeu inédit de questions-réponses. Tout le monde s’attendait à ce que l’échange soit épicé.

Dès le début du discours de Ouagadougou,[6] le président français poursuit dans la ligne de ses propos algériens : « Je suis d’une génération de Français pour qui les crimes de la colonisation européenne sont incontestables et font partie de notre histoire ». Puis il déroule son discours, annonçant l’augmentation de l’aide publique au développement (APD), qui n’avait cessé de baisser pendant le quinquennat de François Hollande,[7] évoquant ensuite l’éducation, la politique migratoire, puis les extrémismes religieux.

On se met à attendre le jeu des questions-réponses quand, après 1h21, à 20 minutes du terme de son discours, coup de théâtre. Alors que personne ne s’y attend, il annonce la restitution des œuvres africaines pour être en mesure « de reconstruire un imaginaire commun. » C’était bien tourné. Tout le monde a oublié la fin de son texte sur le sport, et son plaidoyer vibrant sur la langue française et la francophonie qui paraît si désuet quand on l’écoute aujourd’hui. Il termine ce discours par une citation de l’ouvrage Afrotopia de l’économiste sénégalais Felwine Sarr, paru un an avant : « L’Afrique n’a personne à rattraper. Elle ne doit plus courir sur les chemins qu’on lui indique, mais marcher prestement sur le chemin qu’elle se sera choisi. »

Le rapport Savoy-Sarr

L’actuel roi tribal d’Abomey-Calavi devant les statues du roi Glélé et du roi Béhanzin. Photo : Patrick Zachmann/Magnum Photos.

C’est au même Felwine Sarr qu’il commande un rapport sur la restitution des œuvres en mars 2018. Le rapport est rédigé conjointement avec Bénédicte Savoy, enseignante française en histoire de l’art à la Technische Universität de Berlin.[8] Le Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle est remis à Emmanuel Macron le vendredi 23 novembre dans le « salon vert » de l’Élysée. [9] Et, à la surprise de Bénédicte Savoy et de Felwine Sarr les premiers, le président annonce quelques heures plus tard la restitution du Trésor de Béhanzin au Bénin. Ce qui était virtuel, soudainement, devint possible.[10] La loi relative à la restitution de biens culturels est promulguée le 24 décembre 2020.[11] Puis, cela s’enchaîne : exposition à Paris,[12] signature des Présidents, transfert de propriété, nouvelle pérégrination ; le 10 novembre 2021 les œuvres sont réceptionnées au Bénin, après 129 années. Elles se reposent ensuite pendant deux mois pour absorber le choc thermique, avant d’être présentées dans l’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui : de la restitution à la révélation.

Abdoulaye Imorou, conservateur au Musée d’Abomey, et Calixte Biah, conservateur au Musée de Ouidah, examinent l’autel portable en cuivre et argent du roi Béhanzin avec Gaëlle Beaujean-Baltzer, responsable de la collection africaine du musée du Quai Branly. Photo : Patrick Zachmann/Magnum Photos.

Dès sa parution et jusqu’à aujourd’hui, le rapport suscite de nombreuses critiques en France sur lesquelles il est inutile de revenir ici. On trouvera un florilège de ces idées et de la polémique dans l’article qui ouvre le bal de Didier Rykner, l’éditorialiste de la Tribune de l’Art,[13] puis chez les avocats des marchands d’art qui se sont largement exprimés dans la presse, Yves-Bernard Debie ou Emmanuel Pierrat[14]. Le lecteur se fera lui-même une idée de propos exprimés parfois avec esprit, mais qui travestissent souvent les propos de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy. Je relèverai seulement le procédé souvent utilisé chez ces auteurs visant à discréditer d’abord les personnes pour critiquer ensuite leurs idées.

Quoi qu’il en soit, le rapport fait date. Il est publié en même temps que les recommandations faites aux musées allemands qui ont entraîné il y a trois semaines, ce 1er juillet 2022, la signature d’un accord entre l’Allemagne et le Nigeria pour le retour de 1130 « bronzes » du Bénin.[15] Ces œuvres avaient été pillées en 1897 du palais royal de l’Oba par les troupes coloniales britanniques, puis acquises par plusieurs musées allemands. Nous reviendrons sur cet accord dans un prochain épisode.

La restitution du Dieu Gou en question

Sculpture fon attribuée à Akati Ekplékendo. République du Bénin. Avant 1858. Statue dédiée à Gou, divinité du fer et de la guerre. Fer martelé, bois, 178,5 x 53 x 60 cm. Entre 100 et 150 kg. Musée du Quai Branly au Pavillon des Sessions, Louvre, Paris. Photo : Ji-Elle. Creative commons.

Évidemment, la restitution de 26 objets par la France fait pâle figure au regard du nombre de pièces restituées dans le même temps par l’Allemagne. Mais ce sont des pièces majeures, qui représentent la première étape d’un processus.

On ne peut pas parler de la résistance des musées et des conservateurs. Comme pour les partis politiques en France, dont on aurait pu imaginer qu’il y ait une bipartition droite/gauche dans les positions à l’égard des restitutions, le peuple de gauche devant être prétendument favorable à celles-ci. Il s’avère que la fracture est davantage générationnelle que « confessionnelle ». Comme nous le confirmait récemment le juriste Vincent Négri, qui intervient régulièrement à l’Institut national du patrimoine, cette problématique des restitutions pour la jeune génération des conservateurs de musée en France est une question entendue. Il faudra sans doute attendre encore un peu, mais le Dieu Gou finira par retourner au Bénin. Marie-Cécile Zinsou, présidente de la Fondation en faveur de l’art contemporain basée à Cotonou, et Présidente de la Villa Médicis, rappelait d’ailleurs avec humour les propos de François Mitterand à son grand-oncle Émile Derlin Zinsou, président de la République du Dahomey (1968-1969), affirmant que les Africains ne devaient pas s’inquiéter, la France accorderait l’indépendance à toutes ses colonies, à l’exception de l’Algérie. On sait ce qu’il en advint.[17]

Les œuvres restituées ne représentent aujourd’hui que la partie visible de l’iceberg du partenariat entre le Bénin et la France.[18] Le président Patrice Talon avait créé après son élection en 2016 une Agence nationale de promotion des patrimoines et de développement du tourisme (ANPT), avec un budget de 650 milliards de francs CFA (990,9 millions d’euros), soit 6 % du PIB national en 2020.[19] La France, via l’Agence française de développement (AFD), soutient activement l’un des 4 musées en construction dans le pays : le Musée de l’épopée des amazones et du royaume de Danhomè (MEARD) au cœur du site palatial d’Abomey, classé patrimoine de l’Unesco depuis 1985.[20] Le projet est financé à hauteur de 23 milliards de francs CFA par Paris, et 15 milliards par Cotonou. C’est dans ce musée que sera exposé à terme le Trésor du Béhanzin. Alain Godonou, conservateur du patrimoine et chargé des musées à l’Agence nationale du patrimoine et du tourisme (ANPT), nous informe que le chantier archéologique sur le site des palais d’Abomey débutera en septembre prochain, et que dans la foulée le musée sera aménagé pour une ouverture prévue en 2025.

La nouvelle loi sur la culture

La restitution du Trésor de Béhanzin a permis à l’Assemblée nationale du Bénin d’adopter une loi portant protection du patrimoine culturel.[21] C’est un élément important, comme le rappelait le ministre de la culture Jean-Michel Albimbola pour renforcer la lutte contre le trafic illicite des biens culturels, le Bénin ayant ratifié toutes les conventions de l’Unesco, dont nous avons parlé dans le deuxième épisode de cette série. Les trois autres musées seront inaugurés avant celui d’Abomey : un nouveau musée consacré au vaudou ouvrira ses portes cette année à Porto-Novo, projet entièrement financé par le Bénin ; le musée de l’esclavage à Ouidah est, lui, en cours de réaménagement.

Un musée d’art contemporain est en réflexion à Cotonou, siège du LAB de la Fondation Zinsou pour l’art contemporain, dont le musée est basé à Ouidah. L’exposition du Bénin est aussi l’occasion d’une tentative de pacification nationale. Le candidat malheureux à la présidentielle en 2017, Lionel Zinsou, avait choisi l’exil en 2019.[22] Invité par Patrice Talon, il revient au pays dans l’avion présidentiel pour assister au vernissage de l’exposition en février dernier. À la suite de ce retour, Patrice Talon décide d’associer la fille de Lionel Zinsou, Marie-Cécile Zinsou qui dirige la Fondation depuis plus 2005, à la réflexion sur ce nouveau musée d’art contemporain. Le but de ce nouveau musée est aussi de constituer une collection d’œuvres. La Fondation Zinsou elle-même possède une grande collection constituée au fil des expositions, productions d’œuvres et commandes faites aux artistes. Elle est riche de plus de 1000 œuvres aujourd’hui. Une partie de cette collection a été montrée récemment à Montpellier au MO.CO par Nicolas Bouriaud. Initiative pertinente de montrer l’art réalisé par des artistes africains, non comme de « l’art contemporain africain », mais comme de l’art d’aujourd’hui tout simplement.[23] La nouvelle loi sur la culture, comme le souligne Alain Godonou, contient une disposition à l’égard des initiatives privées, là où il y avait précédemment un vide juridique. Espérons que toutes les forces vives puissent travailler de concert.

275000 visiteurs en 2006

Files de spectateurs attendant de pouvoir visiter l’exposition Béhanzin—Roi d’Abomey, Cotonou, Fondation Zinsou et Musée du Quai Branly, 16 décembre 2006 – 16 mars 2007.

L’exposition actuelle au Bénin, disons-le d’emblée est un énorme succès. Les réflexions maladroites ssur l’incapacité des Africains à organiser des expositions étaient d’ailleurs le fait d’ignorants, car une partie du Trésor du Béhanzin avait déjà été présentée au Bénin en 2006 dans la Fondation Zinsou, et ce n’est pas moins de 275 000 visiteurs alors qui avaient pu découvrir ces œuvres en trois mois à Cotonou.[24]

L’artiste Cyprien Tokoudagba (1939‐ 2012).

L’exposition avait été pensée avec Cyprien Tokoudagba (1939‐ 2012). Cet artiste peignait à l’origine sur les palais et les temples, restaurait des fresques, créait des sculptures, répertoriant ainsi les différentes divinités vaudou ou scènes liées aux Rois d’Abomey. Il transposa ensuite ces mêmes motifs sur toiles, puis fut invité par Marie‐Cécile Zinsou à inaugurer la Fondation en 2005. Les figures et symboles représentés ancrent son œuvre dans la transmission, celle d’une histoire, d’une culture, dans une économie de moyens et de formes qui ouvre à l’universalité déjà présente dans les sculptures du Trésor de Béhanzin réalisées par des artistes fon ou yoruba captifs au XIXe siècle.

Marie-Cécile Zinsou nous rappelle l’incompréhension des Béninois à la fin de cette exposition en 2006 à l’idée que les œuvres quittent à nouveau le pays. Christiane Taubira leur conseilla à l’époque de s’enchaîner aux grilles du musée pour empêcher le retour des œuvres en France. La proposition était originale, mais les Africains ayant été assez enchaînés par le passé, les Béninois décidèrent de recourir à d’autres méthodes de négociations. Plus personne ne rappelle, souligne Marie-Cécile Zinsou, que le directeur du Musée Branly avait proposé au Bénin d’introduire une demande de prêt à long terme, Stéphane Martin leur assurant que le Trésor de Béhanzin serait ensuite demeuré au Bénin. La proposition française ne rencontra malheureusement pas un grand enthousiasme de la part du gouvernement béninois de l’époque. La Fondation Zinsou, quant à elle, était encore jeune. Elle venait d’ouvrir depuis un an, et son objectif était la promotion des artistes d’aujourd’hui. Elle ne désirait pas patrimonialiser le musée qui venait d’ouvrir. Au regard des expos qui suivirent et dont témoignent les publications stimulantes, ce fut un choix judicieux.

« Art du Bénin », plus de 4 000 visiteurs par jour

Le Président béninois Patrice Talon inaugure l’exposition publique des objets au palais de la Marina. Photo : Patrick Zachmann/Magnum Photos.

Malgré la jauge COVID, les 40 premières journées de l’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui : de la restitution à la révélation ont accueilli 187 285 visiteurs, soit plus de 4 600 visiteurs en moyenne par jour ![25] Les réseaux sociaux témoignent de l’enthousiasme des visiteurs. On consultera la page Facebook d’un des guides de l’exposition, Le Tour de Théo, qui publie de nombreuses vidéos émouvantes sur les visiteurs.[26] On y comprend que, ce qu’Abdoulaye Camara nous présentait dans l’épisode précédent, la volonté de créer un nouveau type de musée répondant à l’injonction d’Alpha Omar Konaré en 1991 (« Il faut tuer le modèle du musée occidental »), ne consiste pas à imaginer une muséographie inédite, mais un nouveau rapport aux communautés auxquels s’adresse le musée.

Trône d’apparat du roi Ghézo. Royaume du Danhomè, XIXe siècle, Bois, métal. Collections Dodds restituées. © Patrick Gries

Sandrine Dossou, responsable de l’équipe de médiation, nous décrit la voix chargée d’émotion, la visite de ce public varié, qui va du taxi moto au dirigeant-e de start-up en passant par la mama du marché. Et ces nombreuses manifestations de joie, de recueillement, de prières ou de louanges dans l’exposition. Guider cette exposition, c’est tenir compte de ces personnes qui parlent doucement à l’oreille des sculptures ou se prosternent devant les trônes royaux. Ne pas les interrompre pour dispenser un discours académique, mais les intégrer à la visite, participer avec eux, et les visiteurs que l’on guide, à ce moment de retrouvaille.

Dans sa version plus officielle, mais non moins importante, il est intéressant d’observer la cérémonie pour le retour des œuvres. Les trois camions à conteneurs transportant les trésors royaux d’Abomey ont effectué leur entrée sur l’esplanade du palais de la marina en novembre 2021 en présence du Chef d’État, des présidents d’institutions et des rois du Bénin qui rendirent un hommage au trône du Roi Ghézo, qui a régné sur le Dahomey de 1818 à 1858. Il faut écouter l’intervention des rois du Bénin – le roi d’Allada, Toyi Dgigla Kpodégbé et le roi d’Abomey, Dada Sagbadjou Glélé – pour comprendre mieux les paroles d’Abdoulaye Camara dans l’épisode précédent, et la nécessaire restitution de ces pièces.[27]

Julien Sinzogan, La révérance, acrylique sur toile, 60 x 90cm., 2019. Collection La Galerie Nationale, 2021. Photo : Yanick Folly.

L’exposition au palais de la marina a fait le choix de présenter non seulement les œuvres anciennes, mais aussi une série d’œuvres contemporaines, afin de mieux souligner que, si le Trésor du Béhanzin était parti en 1892, les techniques, les matériaux et les traditions artistiques n’avaient pas disparu, mais s’étaient transmises dans le Bénin contemporain.[28]

Selon Sandrine Dossou, c’est une des grandes réussites de cette exposition d’avoir pu relier ces œuvres culturelles, cultuelles et artistiques au monde contemporain. Elle fait le récit de nombreuses discussions avec les visiteurs qui, parfois déconnectées des traditions ancestrales, opéraient le lien en regardant ces pièces, avec leurs pratiques familiales. Elle-même, retrouvant une série d’injonctions familiales, acquises machinalement, pour les reconnecter avec les cultes dont témoignent certaines pièces.

Ces œuvres ne sont pas que des objets, ils sont les supports d’une histoire immatérielle. Ils ne sont pas uniquement ce que l’on voit. Comprenant ces liens, Sandrine Dossou rapporte la même scène, plusieurs fois rejouée dans l’exposition : des visiteurs interdits devant ces objets réalisés par leurs ancêtres ; stupéfaits qu’on leur ait inculqué jadis « qu’ils étaient bêtes ». Si leurs ancêtres avaient été capables de réaliser cela, pourquoi selon leur dire, « avaient-ils régressé » ? Le cartel ne dit pas tout dans une exposition. Ces objets sont d’essence royale, et l’émotion qu’ils suscitent est à la dimension de leur nature. Il n’est pas étonnant, comme la médiatrice le décrit, de voir autant de gens remués, honorés ces objets qui témoignent d’un royaume vaincu mais dont l’esprit subsiste. Telles ces deux princesses royales, venues honorer le trône du roi Glélé, se déchaussant pour entamer un chant devant le trône. Et, petit à petit, les visiteurs de la salle, puis des salles avoisinantes, les rejoignant, pour les accompagner, silencieusement ou à voix haute, dans leur louange.

Le Bénin, le premier à ouvrir ce bal

Le Bénin aura été le premier à exposer des restitutions. D’autres expositions vont suivre, d’autres pays africains inventeront de nouvelles expositions et de nouvelles rencontres entre ses objets et leurs communautés d’origine. Mais ces objets, comme Sandrine Dossou nous l’explique, sont aussi le moyen de réfléchir à ce qu’ils représentent et à ce qu’ils représenteront. Pourquoi ont-ils été produits à l’origine ? Quelle était leur utilisation cultuelle, politique ? À cause du pillage, leur destinée fut de devenir un butin de guerre, puis soudainement un objet ethnographique, avant de se transformer en objet d’art. Mais aujourd’hui, comment les définir ? Objets d’un enjeu politique ? Objets à purifier comme le proclame le roi d’Allada, Toyi Dgigla Kpodégbé ? Et surtout, acceptons que dans 100 ans, ils acquièrent une nouvelle signification. Ces objets ont déjà beaucoup voyagé, ils ont vécu plusieurs métamorphoses, pourquoi s’arrêteraient-ils en si bon chemin ? C’est cela dont voulait parler Alpha Omar Konaré, accepter que les objets aient une vie renouvelée après le musée. Comme le disait l’historien Gabin Djimassé : « Les Européens, ont tous ce qui est matériel, physique, pour entretenir ces œuvres, les protéger. Mais nous, nous avons la spiritualité, pour les entretenir. »[29]

NOTES

[1] Patrice Talon remporte l’élection avec 65,37% des suffrages pour 34,63% à son opposant.

[2] Le Trésor de Béhanzin est conservé au Musée du Quai Branly tandis que le Dieu Gou fait partie des chefs-d’œuvre exposés au Musée du Louvre.

[3] Voir la tribune publiée dans Le Monde du 23 mars 2017 : « Rendez au Bénin les trésors pillés pendant la colonisation ! » : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/03/23/rendez-au-benin-les-tresors-pilles-pendant-la-colonisation_5099660_3212.html; et l’article de Guillaume Lecaplain, « La France refuse de rendre les objets royaux du Bénin », Libération, 23 mars 2017 : https://www.liberation.fr/culture/2017/03/23/la-france-refuse-de-rendre-les-objets-royaux-du-benin_1555888/.

[4] Pour cette première tournée africaine, Emmanuel Macron est accompagné de son ministre des affaires étrangères (Jean-Yves Le Drian), de l’Éducation (Jean-Michel Blanquer) et du secrétaire d’état au numérique (Mounir Mahjoubi), ayant fait le choix d’inviter des patrons de start-ups françaises plutôt que les grandes entreprises habituelles.

[5] Le discours de Nicolas Sarkozy avait été prononcé à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar le 26 juillet 2007 en début de mandat, comme le discours de Ouagadougou pour Emmanuel Macron. Il avait été rédigé par son conseiller Henri Guaino, ce qui avait entraîné la remarque du président sénégalais, Abdoulaye Wade : « il arrive qu’un président soit victime de son ‘nègre’ ». Voir : http://www1.rfi.fr/actufr/articles/105/article_72481.asp.

[6] Le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou est disponible sur le site de l’Élysée dans sa version vidéo ou dans sa retranscription : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2017/11/28/discours-demmanuel-macron-a-luniversite-de-ouagadougou.

[7] Cette promesse de campagne du candidat Macron de porter cette aide à 0,55 % du revenu national brut sera tenue. Un an après, elle se matérialise dans le projet de loi de finances 2019 par une hausse de 1 milliard d’euros.

[8] Bénédicte Savoy est également élue en 2016 au Collège de France où elle détient jusqu’en 2021 la chaire  « Histoire culturelle du patrimoine artistique en Europe, XVIIIe – XXe siècles ». Voir pour notre sujet, la série de conférences en ligne sur le site du Collège de France sur « Présence africaine dans les musées d’Europe : https://www.college-de-france.fr/site/benedicte-savoy/.

[9] Le rapport peut être consulté ici en version française ou anglaise : http://restitutionreport2018.com/. Il a également été publié dans la foulée aux éditions Le Seuil.

[10] Voir le récit qu’en donne Maryline Baumard deux jours après la remise du rapport à Emmanuel Macron, « Cette réunion à l’Élysée où la restitution des œuvres d’art africaines est devenue réelle », Le Monde, 25 novembre 2018 : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/11/25/cette-reunion-a-l-elysee-ou-la-restitution-des-uvres-d-art-africaines-est-devenue-reelle_5388445_3212.html.

[11] Loi n° 2020-1673 du 24 décembre 2020 relative à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal : https://www.vie-publique.fr/loi/275500-loi-sur-la-restitution-de-biens-culturels-au-benin-et-du-senegal.

[12] Bénin : la restitution de 26 œuvres des trésors royaux d’Abomey, Paris, Musée du Quai Branly – Jacques Chirac, 26 octobre-31 octobre 2021. En raison du succès, l’exposition est prolongée d’une journée, elle se termine le jour de la Toussaint, jour de commémoration de nos morts, tout un symbole. Voir : https://m.quaibranly.fr/fr/expositions-evenements/au-musee/expositions/details-de-levenement/e/benin-la-restitution-de-26-oeuvres-des-tresors-royaux-dabomey-39199/.

[13] Didier Rykner, « Rapport sur les restitutions : rendons tout, Dieu reconnaîtra les siens », La Tribune de l’art, mardi 20 novembre 2018, consultable à l’adresse : https://www.latribunedelart.com/rapport-sur-les-restitutions-rendons-tout-dieu-reconnaitra-les-siens; puis « Rapport sur les restitutions : le fond et la forme », La Tribune de l’art, lundi 3 décembre 2018, consultable ici : https://www.latribunedelart.com/rapport-sur-les-restitutions-le-fond-et-la-forme.

[14] Emmanuel Pierrat, Faut-il rendre des œuvres d’art à l’Afrique ?, Paris, Gallimard, 2019.

[15] Voir, notamment : https://www.unesco.org/fr/articles/lunesco-salue-la-signature-dun-accord-historique-entre-lallemagne-et-le-nigeria-pour-le-retour-de.

[16] Voir la chronique d’Olivier Toscer, « La résistance des musées contre la restitution de l’art africain ! » : https://mondafrique.com/lart-africain-vole-restitue-a-lafrique-sauf-les-plus-belles-pieces/.

[17] Voir son récit dans le film de Laurent Védrine, La Case du siècle. Restituer l’art africain, les fantômes de la colonisation, 2021, 60′. Prod. Sara Brücker pour Temps Noir, avec le soutien de France Télévisions, TV5 Monde, la région Ile-de-France, avec le soutien de La Procirep Angoa – Société des Producteurs, et du Centre National du Cinéma et de l’image animée. Consultable à l’adresse suivante : https://www.francetvpro.fr/contenu-de-presse/12163530.

[18] Sur le détail de l’intervention de la France, voir la réponse du Ministre de la Culture à la question d’un sénateur le 24 septembre 2020 sur les « Fonds alloués à la création d’un musée au Bénin » : https://www.senat.fr/questions/base/2019/qSEQ190912206.html. Sur l’accord de partenariat, voir : https://www.gouv.bj/actualite/1309/musee-epopee-amazones-rois-danhome-valorisation-site-palatial-abomey-benin-signe-accord-financement-avec-afd/ et https://www.afd.fr/fr/actualites/communique-de-presse/benin-france-partenaires-musee-epopee-amazones-rois-danhome-et-valorisation-site-palatial-abomey.

[19] La croissance économique béninoise s’est établie à 7,2% en 2021, contre 3,8% en 2020 et 1,8% en 2015, soit sa meilleure performance depuis lors, elle particulièrement portée par le secteur tertiaire. Voir le rapport de la banque mondiale au Bénin : https://www.banquemondiale.org/fr/country/benin/overview#1.

[20] Pour la scénographie, confiée à l’agence Les crayons, voir : https://www.lescrayons.com/musee-de-l-epopee-des-amazones-et-des-rois-du-danhome.html.

[21] La loi portant protection du patrimoine culturel a été adoptée par l’assemblée le 10 novembre 2021. Le texte est composé de 164 articles subdivisés en huit titres.  Il traite entre autres des questions de la protection du patrimoine culturel national ; de la protection des biens culturels en cas de conflits armés ; de la sauvegarde des habitats d’architecture traditionnelle ; des fouilles archéologiques et découvertes ; des institutions de conservation et de valorisation du patrimoine culturel. Voir le compte-rendu de la loi : https://www.gouv.bj/actualite/1506/adoption-relative-protection-patrimoine-culturel-parlement-approuve-retour-tresors-royaux-benin/.

[22] Lionel Zinsou est condamné à Cotonou le 5 août 2019 à cinq ans d’inéligibilité et à six ans de prison avec sursis, ce qui l’empêche de se représenter aux élections de 2021. Il quitte alors le Bénin et décide de demeurer en France.

[23] Voir l’exposition Cosmogonies dans l’Hôtel des collections de Monpellier durant l’été 2021 qui présentait 130 œuvres (sculptures, photographies, peintures et installations) de 37 artistes, de générations différentes : certains d’ores et déjà classiques, tels que : Frédéric Bruly Bouabré, Cyprien Tokoudagba, Malick Sidibé ou Chéri Samba, d’autres présent.e.s dans les plus grands événements de l’art contemporain, comme Joël Andrianomearisoa, Sammy Baloji ou Zanele Muholi, mais aussi des artistes émergent.e.s comme Ishola Akpo ou Aïcha Snoussi. Voir le site de la Fondation : https://www.fondation-zinsou.org/cosmogonies et celui di MO.CO : https://www.moco.art/fr/exposition/cosmogonies.

[24] Pour l’exposition Behanzin – Roi d’Abomey, voir le catalogue Les 10 ans de la Fondation Zinsou, Fondation Zinsou, 2015, p. 34-40 et le texte de Stéphane Martin, Président du musée du quai Branly, p. 39 ; pour l’exposition Dahomey – Rois et Dieux de Cyprien Tokoudagba, p. 30-33.

[25] Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui: de la restitution à la révélation. Exposition du 16 juillet au 28 août 2022, Cotonou,  Palais de la Marine, exposition du 20 février au 22 mai, puis du 16 juillet au 28 août 2022.

[26] Voir notamment : https://www.facebook.com/TourdeTheo/videos/quelques-moments-forts-de-lexpoune-derni%C3%A8re-vid%C3%A9o-pour-finir-avec-la-restitution/772989100417318/.

[27] Voir les commentaires des rois du Bénin dans cette vidéo tournée le 10 novembre 2021 : https://www.youtube.com/watch?v=HZeticw9jm8.

[28] L’exposition avait deux commissaires, l’un pour la partie patrimoniale, Alain Godonou, et Yassine Lassissi, directrice de la Galerie nationale, pour la partie contemporaine.

[29] Dans l’entretien qu’il donne dans le film de Laurent Védrine, La Case du siècle. Restituer l’art africain, les fantômes de la colonisation, 2021.

La restitution du patrimoine africain (volet 1): le nouvel or noir