Quand les étoiles deviennent noires, un récit de Rebecca Ayoko

Le livre autobiographique de Rebecca Ayoko oscille entre le récit d’un mannequin et un manifeste existentiel. Cette œuvre fracasse l’illusion des podiums pour dévoiler les abysses de l’âme humaine, confrontant brutalement le lecteur à la puissance brute du féminin. À l’opposé des artifices scintillants du monde de la mode, ces pages portent témoignage d’un esprit indomptable, trempé dans la fournaise des tourments et transcendé par une foi incandescente. Suivre les pas de Rebecca Ayoko, c’est embrasser cette vérité primitive et éternelle : après la plus profonde des ténèbres surgit toujours, inexorablement, la lumière.

Jean Jacques Bedu

Abidjan se révèle d’abord un labyrinthe de rues poussiéreuses

L’incipit de Quand les étoiles deviennent noires est d’une âpreté rare, dénué d’embellissements faciles. Écartant toute image de carte postale idyllique, Rebecca Ayoko nous plonge sans ambages dans la rudesse de son enfance. Abandon, abus, précarité – le décor est planté, âpre et désolé.

L’émergence d’un destin singulier

En rupture avec une imagerie colorée et vibrante, Abidjan de son enfance est un théâtre de souffrances. Dans ce contexte difficile, la beauté apparaît pourtant en filigrane, non comme un luxe superflu, mais comme une nécessité vitale, une bouée de sauvetage dans un océan de misère. L’auteure l’affirme avec force : « Nos yeux sont faits pour la beauté ». Cette beauté originelle, fragile étincelle dans l’obscurité, n’est pas uniquement celle du monde extérieur, mais celle d’une promesse intérieure, une capacité latente à sublimer la douleur, à transcender les contingences.

Le récit prend un tournant inattendu lorsque, presque par effraction, Rebecca accède à l’univers fascinant du mannequinat. De victime des rues d’Abidjan, elle devient une figure convoitée des podiums, objet de fascination et de désir. Ce passage abrupt de l’ombre à la lumière, cette ascension sociale spectaculaire, s’éclairent par la rencontre décisive avec des figures marquantes, oscillant entre protection et manipulation. Yves Saint Laurent, figure christique certes, mais loin d’être la seule étoile qui jalonne son chemin, est dépeint comme un Pygmalion esthétique, révélant à Rebecca sa propre beauté et lui ouvrant les portes d’un monde insoupçonné. « Voilà ce qui l’a toujours, tout au long de sa vie et de son œuvre, relié à sa mère – et par sa mère à notre Mère Marie », note-t-elle.

Cette relation complexe et ambiguë, oscillant entre admiration et dépossession, souligne la dimension profondément humaine et vulnérable du couturier, en rupture avec l’image d’Épinal du créateur inaccessible. D’autres figures, plus ambiguës, plus prosaïques, gravitent également autour de Rebecca, à commencer par certains hommes qui, sous couvert d’aide ou de protection, tentent de la réduire à un simple objet, témoignant de la violence latente et de la marchandisation du corps à l’œuvre dans ce milieu. En rupture avec une trajectoire linéaire et idyllique, le parcours de Rebecca Ayoko est l’expression d’une ascension heurtée, d’une quête identitaire complexe où les mirages de la gloire côtoient les réalités crues de l’exploitation.

Les paradoxes incandescents de la célébrité

La célébrité, sous le regard aiguisé d’Ayoko, apparaît comme un kaléidoscope paradoxal, une construction sociale savamment orchestrée qui fascine autant qu’elle aliène. Le récit nous plonge dans les coulisses effrénées des défilés, dans l’atmosphère survoltée des séances photos orchestrées par des photographes de renom. Paris, New York, Milan, Tokyo, ne sont plus des  capitales géographiques, mais des scènes interchangeables d’une vie de mannequinat placée sous le signe de l’éphémère. Rebecca Ayoko, transformée en muse YSL, devient une image, une surface lisse et idéalisée projetée sur papier glacé, « corps qui fait rêver » soumis aux injonctions tyranniques de la mode. L’envers du décor est cependant bien moins reluisant que les magazines veulent le laisser croire. Derrière le glamour des podiums, derrière la fascination exercée par le corps des mannequins, se cache une réalité faite de solitude, de compétition féroce, de haine et de pressions constantes. « Tout le monde connaît notre visage et le nom de notre dernier petit ami. Combien savent qui nous sommes, et ce par quoi nous sommes passées ? », s’interroge l’auteure, soulignant l’abîme qui sépare l’image publique de l’intimité profonde, l’illusion de la perfection et la vulnérabilité de l’être.

Au cœur de ce système ambivalent, Yves Saint Laurent incarne une figure complexe, à la fois géniale et paradoxale. S’il offre à Rebecca la possibilité d’une métamorphose, il l’enferme aussi, d’une certaine manière, dans une image figée, celle de l’égérie noire et androgyne qu’il a lui-même façonnée. L’ascension sociale, sous les projecteurs aveuglants de la célébrité, se paie au prix fort : une perte de soi, une dépersonnalisation progressive. Le corps, instrument de travail et objet de désir, échappe à celle qui le porte, aliéné par les diktats d’une industrie impitoyable. C’est dans cette tension permanente entre l’épanouissement et l’aliénation, entre la lumière et l’ombre, que le récit d’Ayoko trouve toute sa résonance.

Un chemin de réconciliation universel

Ne vous attendez pas à une chronique du monde de la mode. Quand les étoiles deviennent noires se mue progressivement en un puissant témoignage de résilience, un récit spirituel à vocation universelle. Au-delà des désillusions de la célébrité, au-delà des blessures intimes et des épreuves répétées, ce qui frappe avant tout chez Rebecca Ayoko, c’est une force de vie indomptable, une soif inextinguible de transcendance. La foi constitue le fil rouge de cette renaissance intérieure, s’affirmant non comme un artifice rhétorique ou une simple caution spirituelle, mais comme la source vive à laquelle elle puise la force de surmonter les tempêtes. « C’est la lumière de la foi qui me rend reconnaissante de tout l’amour que j’ai reçu et libre de donner l’amour que Dieu m’inspire jusqu’au bout, malgré les souffrances, les luttes et les combats incessants. » Dans la solitude de sa chambre parisienne, dans le silence des églises où elle cherche refuge, Rebecca Ayoko reconfigure les contours de son identité, se réapproprie son histoire pour en faire non pas un fardeau, mais un message d’espoir. Ce récit cathartique, empreint de lucidité et de sincérité, n’est pas uniquement un témoignage personnel, mais une invitation adressée à chacun à explorer les ressources insoupçonnées de l’âme humaine, à chercher sa propre lumière au cœur de l’obscurité. Il nous éclaire sur les défis spécifiques rencontrés par les femmes africaines dans l’industrie de la mode, mais aussi sur la condition universelle de mannequin et sur la capacité infinie de l’être humain à se relever, à se réinventer, à faire fleurir la vie même au milieu des ruines. Quand les étoiles deviennent noires nous enseigne avec force que la véritable élégance n’est pas affaire de vêtement ou de posture, mais de dignité intérieure, de capacité à aimer et à se laisser aimer, malgré tout, et jusqu’au bout.