Sur les rives de la mer Noire, l’heure n’est plus au doute sur la possibilité d’une attaque russe depuis que des drones sillonnent le ciel et prennent pour cible par la défense antiaérienne ukrainienne qui défend cette ville lumière riche de siècles de culture et de cosmopolitisme.
Une chronique de Christian Labrande
« A Odessa, on sent la présence de l’Europe. On y parle français et il y a des journaux et des livres européens à lire » Pouchkine
L’ actuelle invasion barbare de l’Ukraine par l’ armées russe de Vladimir Poutine met en évidence la grande interdépendance entre les deux nations en conflit. Sur ce point chacun peut être d’accord. Et cette interdépendance est encore plus criante si on considère l’histoire des 19 ème et 20 ème siècle et plus encore criante si l’on s’attache à la vie culturelle des deux nations.
Odessa, plusieurs mondes.
*A l’heure où nous écrivons ces lignes tout humaniste retient son souffle – et ses larmes- à l’idée que la ville portuaire d’Odessa puisse être, elle aussi, détruite. Car Odessa n’est pas seulement la principale station balnéaire ukrainienne (comme la qualifiait maladroitement un reportage d’Arte..)elle est surtout un foyer culturel unique en Europe pour le nombre de grands esprits qu’elle a produits et aussi comme point de rencontre et de fusion entre deux cultures : à l’Ouest l’Europe, et à l’Est la Russie.
Odessa, créé en 1794 par Catherine II, a le cosmopolitisme inscrit dans son génome. L’impératrice de Russie est on le sait, une fervente francophile, on se souvient des liens étroits qu’elle entretint avec la France des Lumières, notamment Voltaire et Diderot. Devenu rapidement le premier port de l’empire russe, Odessa sera marqué tout au long du 19 ème siècle par l’influence française. Exilé à Odessa dans les années 1810 Pouchkine écrit : « A Odessa on sent la présence de l’Europe. On y parle français et il y a des journaux et des livres européens à lire ».
Une incroyable pépinière de musiciens
Le rayonnement d’Odessa s’étend à tous les champs de la vie culturelle, littérature, arts plastiques, cinéma, mais c’est dans le domaine de la musique que ce rayonnement est le plus manifeste. A partir de la seconde moitié du 19 ème le grand port devient une incroyable pépinière de grands interprètes grâce à des institutions d’enseignement de premier plan. Comme aimait à le raconter le grand violoniste Ivry Gitlis « quand tu croises à Odessa un jeune homme et qu’il n’a pas un étui à violon sous le bras c’est qu’il est pianiste ». Une blague à peine exagérée quand on fait un rapide bilan de la production d’Odessa en matière d’interprètes.
Pour comprendre cette efflorescence de talents musicaux, il faut un peu se plonger dans l’histoire de l’Ukraine et en particulier d’Odessa A l’occasion de migrations de Pologne des 18ème et 19 èmes siècle, elle était devenue la ville de l’empire russe avec la plus importante présence juive. Le violon à Odessa dans la seconde moitié du 19ème c’est d’abord l’enseignement d’un grand pédagogue Pyotr Solyarski qui sera la maître , notamment de quelques uns des plus grands violonistes de siècle passé, David Oistrakh, Nathan Milstein et Mischa Elman. Ce dernier fera , comme Milstein, une brillante carrière internationale mais restera toujours attaché à ses racines. Comme le notait avec humour un de ses condisciples violonistes : « Quand Mischa jouait Brahms, c’était toujours Abrahams… ».
Mais Odessa est aussi un carrefour musical cosmopolite où les jeunes musiciens peuvent entendre des quatuors à cordes et des orchestres symphoniques ou aussi bien de la musique napolitains dans les cafés. Le théâtre d’opéra de la ville accueille le compositeur Glazounov; des stars comme Chaliapine, Caruso; des danseuses telles Isadora Duncan ou la Pavlova
L’art du piano ne serait pas non plus le même sans Odessa. Deux des plus grands pianistes « russes » Svjatoslav Richter et Emil Guilels ont été formés dans le même moule, du moins au début de leur carrière. Né dans la ville ukrainienne de Jitomir le premier se formera tôt au Conservatoire de la ville portuaire et fera ses premières armes dans la musique professionnelle comme répétiteur et accompagnateur à l’Opéra d’Odessa. Les deux pianistes, passés leurs années de formation, se retrouveront au Conservatoire de Moscou dans la classe du grand pédagogue Heinrich Neuhaus.
Russes ou Ukrainiens ?
C’ est ce mouvement centrifuge entre période de formation à Odessa et la poursuite d’une carrière de virtuose en Russie qui fait que, à considérer l’histoire de ces deux cents dernières années, l’identité culturelle ukrainienne, est comme oblitérée. Tous ces artistes sont certes nés en Ukraine et la plupart à Odessa mais à une époque où l’Ukraine était seulement une partie de l’Empire russe puis, après 1917, de l’URSS. C’est ce balancement historique et géographique qui crée un biais de jugement : Richter, Guilels, Oistrakh et consorts sont partout présentés comme des artistes russes. Leurs origines et identité ukrainienne seront niés par le tsarisme puis par le rouleau compresseur soviétique s’attachant à raboter les caractéristiques régionales, linguistiques et culturelles des états d’une grande union menée par les bolchéviques qui font leurs un réflexe grand russes.
Et la même remarque peut être faite pour un compositeur ukrainien d’origine (qui s’en souvient ?) comme Serge Prokofiev .Ou, tout autant, dans le domaine des arts plastique comme Malévitch ; ou encore, dans le domaine littéraire , pour des écrivains comme Gogol, ou plus près de nous, comme Isaac Babel (auteur des merveilleux Contes d’Odessa ou la poétesse Anna Akhmatova.
Une dernière mention, celle de la grand école de cinéma d’Odessa. Et , c’est dans l’air du temps, de cette mémorable scène de Potemkine d’Eisenstein ( tiens encore un artiste issue d’une minorité, menacée, un letton de Riga ..) et cette révolte des marins contre l’oppression et cette poussette qui descend les escaliers
Les révoltés du cuirassé Potemkine doivent décidément être fiers de leur descendance dans l’Ukraine d’aujourd’hui.
Odessa, ultime verrou avant la mainmise russe sur la Mer Noire