Notre entretien avec le grand écrivain ivoirien Eugène Zadi

Dans « l’âme cassée », son tout premier recueil de poèmes, l’ancien directeur général de la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE), Eugène Zadi, raconte ses tourments nés sur l’humus de ses amitiés trahies et la disparition, à des intervalles trop courts, de ses frères aînés. L’auteur fixe également le décorum d’une société ivoirienne qui a trahi ses espérances puisqu’elle se construit sur le « rattrapage ethnique » et « le tabouret » qui sont des théories qui sont des justifications de l’exclusionisme politique, et s’inquiète, dans cet entretien, des risques de violences qui s’amoncellent à nouveau dans le pays à l’approche de la présidentielle de 2025.

Correspondance à Abidjan, Bati Abouè

Eugène Zadi a été le principal lien entre les travailleurs et le patronat, un homme toujours à l’écoute

Eugène Zadi est une voix qui compte en Côte d’Ivoire. D’abord parce qu’il fait partie d’une fratrie de personnalités qui ont donné à la nation ivoirienne ses lettres de noblesse, l’universitaire Bernard Zadi, brillant professeur de lettres, poète, dramaturge, avant d’occuper des fonctions de ministre de la culture, et Marcel Zady Kessy, l’aîné, qui a conçu les deux mamelles de l’économie nationale que sont la Compagnie ivoirienne d’électricité et la Société des Eaux de Côte d’Ivoire (Sodeci). Ensuite parce qu’en tant que directeur général adjoint de la CIE, Eugène Zadi a été le principal lien entre les travailleurs et le patronat, un homme toujours à l’écoute. Enfin parce qu’il est le fondateur du Festival Didiga qui fait la promotion du patrimoine intellectuel de son frère, et de l’héritage culturel des Béthé, en pays Krou, dans le centre-ouest du pays.

C’est donc avec sa subtilité habituelle qu’il décrit les menaces qui pèsent sur la société ivoirienne et sur le processus électoral à l’approche de la présidentielle d’octobre 2025.

Votre recueil de poèmes « l’âme cassée » parle de vos déboires amoureux avec la femme de votre cœur, plutôt calculatrice. Pourquoi avez-vous décidé de vous livrer de cette façon, vous qui êtes plutôt très réservé dans la vie ?

Eugène Zadi : Attention ! Ici, nous sommes en poésie. Le poème n’est pas un texte narratif comme l’on ferait dans un roman. Il ne faut donc pas chercher à découvrir une histoire que je raconterais dans ce recueil de poésie. Par conséquent, il n’est pas juste de parler de déboires amoureux ni de me livrer de cette façon comme vous dites.

La poésie est une cure de l’âme. En effet, lorsque vous êtes harcelé par le sort, durement éprouvé par la mort qui frappe les piliers porteurs de votre famille et que vous êtes affligé par la trahison des personnes que vous considériez comme des amis -au sens noble du terme- ; lorsque la maladie se mêle pour vous donner l’estocade, quand, par effet d’entraînement, tout s’effondre autour de vous et que Dieu vous ressuscite quasiment par pure grâce, que vous reste-il à faire ? Votre corps vous portant encore, il ne vous reste plus qu’à soigner votre âme. C’est une exigence indispensable afin de poursuivre le chemin escarpé et tortueux de la vie. Telle est l’histoire de « l’âme cassée ».

 « Propre/ Souple/ Limpide est ma voix/ », ce choix de mots veut-il montrer qu’il vous a d’abord fallu guérir avant d’écrire ce recueil ? Ou, bien au contraire, l’écriture de ce livre a joué un rôle dans le processus de votre guérison ?

Oui, je confirme le rôle fondamental de l’écriture dans le processus de guérison intérieure. Cependant, en déclamant ainsi ma poésie, dès l’entame du recueil, j’invoque et je « convoque » le grand maître Zadi Zaourou (universitaire, ancien ministre de la culture et frère aîné disparu le 20 mars 2012, ndlr) afin qu’il guide mes pas et m’inspire dans cette aventure poétique. C’est un peu à l’image des poètes en pays Béthé (populations Krou dans le centre-ouest de la Côte d’Ivoire, ndlr) qui magnifient leurs maîtres desquels ils détiennent leur art. 

Êtes-vous finalement guéri ?

Guérir ? Un bien grand mot lorsque l’on renaît de ses cendres. Il le faut pourtant mais c’est un long, très long cheminement jusqu’à ce que l’on accepte de vivre avec les cicatrices qui rappellent les heures sombres selon les circonstances. Pour s’en sortir, je pense qu’il est absolument indispensable de pardonner. C’est en tout cas ce que j’ai fait. Car pardonner n’est pas nécessaire. C’est vital.

La douleur, les tragédies aident-elles les hommes à devenir meilleurs ou mauvais ?

La réaction ou la métamorphose de chacun face à l’épreuve de la trahison dépend de son patrimoine de valeurs. D’une manière générale, celui qui a grandi dans la pratique de la vengeance aura tendance à affiner son goût voire sa passion du mal. En revanche, pour celui qui s’est abreuvé et a grandi à la source de la tolérance et du pardon, les douleurs et les tragédies auront plutôt tendance à accroître en lui l’empathie et la patience.

Dans ce recueil, vous livrez également à une critique de la société ivoirienne dans le titre « le tabouret et le pain ». Le tabouret, un concept créé par le RHDP, le parti du président Ouattara, pour désigner les nominations politiques au sein de l’administration. Vous qui avez été directeur général adjoint d’une des plus grosses entreprises de Côte d’Ivoire, la Compagnie ivoirienne d’électricité, êtes-vous déçu qu’on ne nomme plus les gens selon leur mérite mais plutôt au gré de leur militantisme ?

Encore une fois, nous somme en poésie. Je ne parle donc pas d’une situation quelconque qui se serait déroulée en un lieu déterminé. Je me suis plutôt saisi d’une expression négativement chargée pour jeter un regard sur la société ivoirienne qui me donne l’impression d’avoir engendré un peuple sous l’emprise d’une course effrénée à l’argent, fasciné par le pouvoir. Le disant, je ne parle pas nécessairement du pouvoir politique. Regardons tout simplement autour de nous, observons nos concitoyens dans leur fonctionnement quotidien dans les entreprises, les syndicats, les simples petites associations de quartiers, et même dans les familles, les communautés villageoises, les régions partout où le collectif humain est confronté à la gestion d’un pouvoir. Le concept du tabouret est intimement lié à la captation du pouvoir et de l’argent qui opère manifestement. Du coup, celui qui a la chance d’être élu ou nommé consacre son temps et déploie son génie à le garder et à mettre la main sur les ressources de la communauté donnée. Point n’est besoin de jeter un regard accusateur uniquement sur le politique.

Que faut-il faire pour que la Côte d’Ivoire redevienne une société de mérite ?

Difficile de répondre à cette question, car il est facile de se lancer dans un discours moralisateur hors sol. Je peux tout de même dire qu’il nous faudrait un leadership fondé sur des valeurs telles que la justice, l’équité, le travail et le partage… Ce leadership devra combattre, sans relâche ni concession, les forces d’inertie qui plombent notre pays. Il s’agit, entre autres, du tribalisme, ce poison africain, le clientélisme inhibiteur de toute pensée autonome et cette incroyable cupidité à l’origine de la course à l’argent facile et rapide. 

A un an de l’élection présidentielle, êtes-vous inquiet des risques potentiels de violences électorales en 2025, pouvoir et opposition ayant du mal à se retrouver pour se mettre d’accord ?

Les risques de violences sont réels d’autant plus qu’au lendemain des tragiques épreuves de 2020, nous étions malgré tout à 60 mois des élections présidentielles. Aujourd’hui, nous n’avons plus que 12 mois. Entretemps, les désaccords auxquels vous faites allusion perdurent. A seulement un an de l’échéance électorale, nous ressentons les vents annonciateurs d’une crise. Les leaders politiques de notre pays pourront-ils puiser au plus profond d’eux-mêmes dans ce qu’ils ont de meilleur en eux pour nous épargner une énième période de souffrance ? Je préfère être optimiste mais lucide.