La rumba congolaise, qui fait vibrer dans les rues des villes des deux Congos depuis plus de 70 ans, est intimement liée à la politique. Depuis son apparition dans l’entre deux guerres, elle a joué un rôle significatif en accompagnant la vie de la société de l’indépendance jusqu’à aujourd’hui. Après avoir défié en musique le pouvoir colonial et avoir chanté l’indépendance, les artistes de rumba congolaise ont dû naviguer avec prudence entre un rôle de caisse de résonance des difficultés socio-économique de la population et une déférence auprès des puissances politiques et financières.
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Pendant l’entre deux guerres des disques de musique afro-cubaine – les fameux “G.V. Series, produits à la Havane sont introduits dans le pays par des marchands grecs et vont créer un engouement considérable pour cette musique transatlantique qui sonnait d’autant mieux à l’oreille dès qu’elle avait elle-même des origines africaines avec, à sa base, le rythme fondateur de la clave.
La rumba congolaise va immédiatement se différencier de sa cousine américaine. Dans un article intitulé Les temps de la musique populaire congolaise (1), Bob White explique que c’est surtout l’importance moindre des percussions et la prédominance de la guitare qui distingue au premier chef la rumba congolaise de sa cousine américaine. “ La complexité des nuances sonores du jeu de guitare congolais, écrit-il, confère à cette musique un son incomparablement moderne”.
Après la seconde guerre mondiale, cette musique qu’on dit alors “moderne”, pour la distinguer de la musique traditionnelle et de la musique religieuse, se diffuse en RDC comme une traînée de poudre, à la faveur notamment de l’absence au Congo d’une tradition de griots limitant la pratique de la musique à une caste particulière. Dans l’ atmosphère urbaine de Kinshasa qu’on appelle alors “l’Ambiance”, la rumba congolaise, chantée de plus en plus en langue locale, va traverser les frontières et devenir la première musique populaire panafricaine.
Un esprit de liberté souffle dans la ville indigène
Dans les années 50 la ségrégation la plus stricte s’applique à Léopoldville. “La ville européenne qui se situe dans les hauteurs est séparée par un cordon policier de la “ville indigène” où vivent ceux “d’en bas”. Or c’est là qu’une vie culturelle intense va se développer librement en offrant une vie auparavant réservée uniquement aux européens. Un vent de liberté avant l’indépendance souffle dans la ville. Les bars, les cinémas, les orchestres, vont se multiplier et créer cette “culture de l’ambiance” – qui fait encore aujourd’hui la réputation de Kinshasa.
C’est dans ces conditions que le premier tube de la rumba congolaise voit le jour en 1948 : Marie Louise de Wendo Kolosoy dit Papa Wendo. Le succès est immédiat. La chanson qui parle de la beauté d’une femme et de sa séduction fait beaucoup chanter et danser. Considérée comme corruptrice des mœurs, la chanson sera condamné par l’Église.
Indépendance cha cha
Dans les années 50, pendant l’ère de Papa Wendo, de nombreux orchestres vont se former , à commencer par l’ OK Jazz de Franco Luambo et par son concurrent l’African Jazz de Joseph Kabasele, dit grand Kallé.
Joseph Kabasele laissera son nom à la postérité en chantant : “Indépendance cha cha” (1960). La chanson est composée à Bruxelles en janvier 1960 pendant que se tient la table ronde qui doit décider de l’avenir du Congo belge. Le parolier y intègre plusieurs langues, le lingala, le tshiluba, le kikongo, et aussi le français. La chanson rapidement enregistrée va résonner très loin au-delà des frontières, grâce à l’émetteur le plus puissant d’Afrique qui est installé Léopoldville. Elle devient la chanson des indépendances pour tous les peuples d’Afrique.
L’ironie du sort fera de du Grand Kallé un exilé : partisan de Patrice Lumumba , il devra après l’assassinat de ce dernier (17 juin 1961) quitter la République Démocratique du Congo et s’installer à Paris pour y continuer sa carrière.
Le sorcier et le musicien
Franco (François Luambo Luanzo Makiadi, 1938-1989) en revanche deviendra le chantre du régime autoritaire de Joseph Désiré Mobutu (1930-1997) qui le lui rendra bien en lui accordant le titre de “grand maître de la musique zaïroise” et en lui permettant de devenir un homme d’affaires. Quoi qu’on en dise, il n’avait pourtant pas manqué de courage. En 1958 sa chanson Mukoko est interdite à cause de ses allusions à la colonisation. Il risque même sa peau en 1966 avec sa chanson Luvumbu Ndoki, censurée par la police secrète de Mobutu et dont la plupart des copies sont détruites. Car Luvumbu est un sorcier mythique qui n’hésite pas à sacrifier les membres de sa famille pour rester au pouvoir. Or le régime vient de faire pendre, le 1er juin 1966 sur la place publique, quatre hommes politiques congolais (dont l’ex-Premier ministre Evariste Kimba). On les appellera les Martyrs de la Pentecôte. Un fort avertissement qui va conduire Franco à être beaucoup plus conciliant avec le nouveau régime qui va durer 32 ans.
Il n’y a pas d’amour heureux
Sous la longue dictature de Mobutu (1965 – 1997), le pouvoir peut faire et défaire la carrière d’un artiste : elle peut être favorisée si l’artiste prend soin de défendre les valeurs du parti unique et glorifier le chef de l’Etat. Mais elle peut être brisée au moindre écart. Or la situation semble vraiment difficile pour les artistes de musique moderne qui chantent à longueur de temps la vie difficile et les griefs des “gens d’en bas” qui ne bénéficient pas des largesses du régime.
Car si la rumba congolaise chante d’abord l’amour, le désir, la beauté d’une femme ou la tristesse d’une séparation, elle ne chante pas que cela, loin de là. Elle est une sorte de chronique des difficultés sociales et économiques qui rendent difficile l’amour. Dans la rumba congolaise comme dans le poème d’Aragon, il n’y a pas d’amour heureux tout simplement parce que les conditions d’existence dignes ne sont pas réunies pour rendre possible un amour véritable.
“Les paroles ayant trait aux relations hommes-femmes, écrit Bob White (1) nous donnent une idée des contraintes familiales et du poids des traditions, de la difficulté à joindre les deux bouts et de la nature arbitraire du pouvoir dans une région qui compte énormément de ressources naturelles mais qui reste pourtant gangrenée par une logique de prédation, d’extraction et une gouvernance autoritaire.”
La rumba exutoire de la colère sociale
Mobutu va laisser le mécontentement du peuple s’exprimer à travers les chansons. Après tout, une chanson est moins dangereuse qu’une révolte ou que le multipartisme! Et il faut bien un exutoire ou le mécontentement puisse s’exprimer. Cet exutoire sera la Rumba. C’est en tout cas l’analyse de la chercheuse Camille Dugrand à propos de la relation de que Franco entretien avec la critique sociale dans un article intitulé “Politique de la Rumba congolaise” (2) : “Franco, écrit-elle, certes, célèbre la fierté nationale, mais il chante et commente surtout les tourments quotidiens des citadins kinois. Amour, mariage, infidélité, délinquance, les thèmes de ses chansons évoquent en creux la portée des difficultés socio-économiques dans la vie des Kinois de la rue dans une société marquée par la précarité, l’autoritarisme, la corruption et la gabegie financière. Le Franco chroniqueur des difficultés sociales est toléré tant qu’il ne contrarie pas les projets d’un Mobutu qui, semble-t-il, y trouve son compte : l’expression prêtée à « ceux d’en bas » par le musicien n’est-elle pas utile, finalement, pour détourner et soulager l’exaspération d’un peuple dont le régime autoritaire réprime toute parole ?”
La prudence pour les musiciens consiste à savoir doser la critique pour ne pas risquer la censure. Franco lui-même dérape en 1978 pour deux chansons jugées obscènes qui le mènent un mois en prison.
Des musiciens au service des Présidents
Il faut l’admettre que cette fonction de soupape de sûreté du mécontentement populaire que représente la Rumba est aller trop souvent de pair avec un soutien au pouvoir.
Il est vrai qu’avec une industrie du disque défaillante, minée par la piraterie avant l’apparition des plateformes, et une collecte des droits d’auteur très inefficace, il est difficile pour les musiciens de vivre de leur industrie. A cet égard le “libanga”, ce procédé introduit dans les années 80, qui consiste à rendre hommage aux sponsors et aux puissants, en échange d’une rémunération ou d’un service, et qui répond en effet aux difficultés économiques rencontrées, explique que beaucoup de musiciens congolais ont du mal à trouver une juste distance avec le pouvoir.
Et c’est ainsi qu’en République Démocratique du Congo les musiciens soutiennent ouvertement et souvent en chanson, le candidat sortant à chaque élection. Félix Tshisekedi a embarqué ainsi dans son équipe de campagne pour les élections présidentielles de décembre 2023 beaucoup de musiciens de rumba congolaise, et pas des moindres, qui chantent sur le clip officiel.
Cette compromission avec le pouvoir se paye par une diffusion à l’étranger rendu plus difficile de la rumba congolaise par les “Combattants”, un groupe diffus d’activistes de la diaspora, qui mène depuis 2006 des actions violentes pour empêcher les artistes congolais compromis avec le pouvoir de se produire en concert en Europe.
Eddy Narbal
(1) Bob White, Les temps de la musique populaire congolaise, in Beauté Congo – 1926-2015 – Congo Kitoko, Édition Fondation Cartier pour l’art contemporain
(2) Camille Dugrand, La rumba congolaise et la politique in Revue du Crieur, 2016, numéro 3, éditions La Découverte