Musiques d’Afrique (1/5), « Las maravillas del Mali », de Bamako à la Havane

"Indépendance cha-cha !" Au coeur des années 1960, tel fut le mot d'ordre des orchestres africains inspirés par des rythmes latinos. "Las Maravilas del Mali" fut l'un des emblèmes de ce mouvement.

« Indépendance cha-cha ! Dans les années 60, cet hymne panafricain aux indépendances traverse alors le continent. Une rumba déhanchée, inspirée par la musique des Noirs de Cuba, nourrit l’un des courants majeurs de la musique populaire en Afrique, surtout francophone. A l’heure de la décolonisation, au Congo, au Nigeria, en Guinée mais aussi au Mali, on voit éclore dans les années 60 de nombreux orchestres inspirés par la musique latino. L’un d’eux va vivre un destin extraordinaire : « Maravillas del Mali »

                                             Cuba, les femmes et l’alcool

Dix jeunes Maliens sélectionnés en 1963 sur une simple lettre de motivation, vont partir étudier la musique à La Havane. Originaires de régions différentes du Mali, ils se retrouvent pour la première fois ensemble à Bamako fin décembre. L’un étudie la médecine, l’autre est employé des Postes, un autre encore joueur de foot… Il y a Dramane, originaire de Ségou, pour qui la musique est une passion. «Mais l’idée reçue voulait que la musique ne se transmettait que par les griots. On ne pouvait s’imaginer que ce soit un métier !»

C’est dans ce contexte euphorique que les étudiants s’envolent pour Cuba. Accueillis par un parterre d’officiels, ils sont emmenés à bord de belles Cadillac au Riviera Hôtel. Après six mois de leçons d’espagnol, les heureux élus intègrent le Conservatoire municipal de La Havane. «On n’a pas perdu notre temps, les études étaient là, les distractions aussi. A 21 ans, le cœur chante beaucoup. Car à Cuba il y a trois choses : la musique, la femme et la boisson», se rappelle des années plus tard Dramane, connu sous le sobriquet de Tino (pour son chant de rossignol à la Rossi). Ce voyage d’étude va donc leur ouvrir le cœur, les yeux et les oreilles… Boncana Maïga (flûte, guiro, saxophone), Dramane Traoré (flûte), Moustapha Sako (violon), Aliou Traoré (violon), Abdoulaye Diarra (violon), Mamadou Tolo (violon) et Salif Traoré (contrebasse), les voilà tous séduits par les rythmes latinos :  «Deux ans après notre arrivée, on commençait à maîtriser le solfège et à manipuler les instruments. On s’est dit : pourquoi ne pas monter un orchestre ? D’autant que les grands musiciens cubains qui défilaient chez nous étaient prêts à nous aider. Ils étaient très curieux de voir ce qu’il était possible de faire en commun entre Noirs d’Afrique et Noirs de Cuba», ajoute Boncana Maïga.

Mélange des genres

Ils créent un orchestre de musique afro-cubaine (guaguanco, charanga, pachanga, cha cha cha, montuno, sones, danzon…) aux accents mandingues… Ainsi naît, en 1965,  Las Maravillas de Mali («  Les Merveilles du Mali ») qui connaît immédiatement succès public et la reconnaissance de leur pairs : les musiciens cubains sont emballés par cet orchestre qui mélange les rythmes cubains à leurs propres traditions. « Le sang africain est très proche à nous tous, » déclarait Eliades Ochoa, le leader de Grupo Patria. « Nous, cubains, sommes un mélange d’africain et d’espagnol. Tous nos rythmes sont issus de l’Afrique. »

L’heure est à l’internationale révolutionnaire, un violoniste cuubain se souvient du plaisir de cette collaboration : «Nous avons réussi à en faire un orchestre de très haute qualité, qui symbolisait l’union entre frères mais aussi entre musiciens. Cela m’a rendu fier et orgueilleux.» Il y eut les Maravillas del Mali (les Merveilles du Mali), mais aussi les Estrelas do Congo. Le Congolais Pascal N’Baly, étudiant puis ambassadeur à Cuba, garde un souvenir ému de cette inédite coopération Sud-Sud : «Cuba nous a offert les moyens de nous former gratuitement. C’était solidarité, fraternité, amitié. Beaucoup de ces enfants d’Afrique ont désormais de hautes responsabilités : ils sont ministres, directeurs généraux, médecins et… musiciens.»

Mais le succès est aussi « politique » et c’est le début de la fin.

Le parti… sur un air de salsa

Les jeunes musiciens vont vite devenir des symboles d’espoir pour le «socialiste» Modibo Keita. Le Président, qui a obtenu pour le Mali l’indépendance à l’automne 1960, s’inscrit dans la voie tracée par le Guinéen Sékou Touré : affirmer l’identité du pays à travers sa culture. «Jusqu’alors, les Maliens ne faisaient qu’imiter la musique d’ailleurs, entre autres les productions françaises. Mais avec le président Keita, il fallait former des grands ensembles nationaux. La musique était censée appuyer les mots d’ordre du parti. », résume Massambou Diallo, ancien responsable de l’Institut national des arts (INA) de Bamako.

C’est la « reconnaissance » politique : l’Ambassade de Guinée à la Havane convoque le groupe pour la célébration du cinquième anniversaire de la proclamation de l’indépendance du Mali. Le batteur Bah Tapo évoque  l’engouement général : «Tout le monde dansait, personne ne voulait que ça s’arrête. On s’est dit qu’on pouvait faire mieux.» Et puis c’est la conquête des médias… Durant la Semaine de « Solidarité avec les Peuples d’Afrique », les jeunes novices cartonnent à la Télévision Cubaine  et les émissions radios s’enchaînent, qui les révèlent au public national…

Dès lors, l’orchestre tourne dans l’île, alternant les représentations dans les universités et dans les centrales sucrières : «On a même invité à danser le Che. Il se défendait bien !» témoigne un des vétérans du groupe.

Le tube, « chez Fatimata »

Le groupe enregistre en 1967, avec quelques élèves de Cubanacan (La Cité des Arts de La Havane), son premier album éponyme, Las Maravillas de Mali (Les Merveilles du Mali) dont le fameux tube “Chez Fatimata”, l’histoire (véridique) d’une hôtesse de l’air de la compagnie aérienne belge Sabena, cousine du batteur Bah Tapo : un cha cha cha montuno joué dans toutes les discothèques africaines (opus réédité en 2000). L’Afrique leur fait un triomphe…

Fin 1967, premier retour au Mali. Deux mois de vacances où ils ne vont pas chômer. «Nous avons joué pour l’anniversaire de l’indépendance, dit Dramane. Puis au palais présidentiel : Modibo Keita a même dansé sur un thème qu’on avait écrit en son honneur.» Au texte éloquent : «Le Mali est devenu indépendant, le président Modibo Keita a donné sa voix, le président Ahmed Sékou Touré, le président Kwame n’Kruma… Il faut que toute l’Afrique devienne indépendante !» «Le Président était très fier de nous : c’était la preuve du développement possible du pays.»

Les années Traoré

Au Mali comme dans tant d’autres pays fraîchement indépendants, le souffle du changement provoque des réactions en chaîne… Le 19 novembre 1968, le lieutenant Moussa Traoré participe au coup d’Etat contre le président Keita, avant de le remplacer. C’est le début d’une longue période d’un régime autoritaire et violemment anticommuniste. Outre-Atlantique, les Maravillas se mettent à « faire tâche »  avec leurs boléros, leurs cha-cha-cha, guarachas, son montuno (1) et un Africa Mia aux allures d’hymne panafricain, et même un Lumumba, à la gloire du défunt Congolais, renversé quelques années plus tôt par un autre sans-grade dénommé… Mobutu. Hum Hum. Il va falloir choisir entre la vie d’artiste et le statut d’ »orchestre national » !

En 1970, les Maravillas enregistrent leur premier disque dans les studios Egrem de la Havane, où ils délivrent entre deux originaux une version afro-latine du Pata Pata, le chant des partisans de la diva Miriam Makeba, qui restera étrangement dans les cartons. Financés par le gouvernement cubain, les douze titres principalement arrangés et composés par Boncana Maïga seront diffusés dans les pays du bloc de l’Est. Mais c’est la fin de l’Etat de grâce. Rappelées au pays en 1971, les «nouvelles stars» sont confrontées à la rude réalité du Mali. L’Etat paranoïaque les soupçonne d’être les chantres de la révolution communiste alors même que leur disque fait danser dans les chaumières et les bals poussière. «On nous a laissés sept mois sans rien ! Ni travail ni paie ! Ensuite, nous avons été rétrogradés agents de la septième catégorie, révocables et précaires. Il a fallu que les camarades s’entraident pour que le groupe reste soudé. Il y a eu un grand concert au palais omnisports, où tout le public scandait notre nom.»

Presque quarante ans plus tard, Dramane, installé au café Relax de Bamako, a évoqué cette rude époque du désanchentement :«Quand je parle de cette époque, ça me fait mal au cœur, nous avons mis le Mali devant tous les pays du monde, et nous nous sommes retrouvés traités comme des moins-que-rien. Un véritable sabotage !»

Sous le joug de l’appareil d’Etat

Les musiciens du groupe, acculés, réagissent différemment : certains composent, d’autres prennent le large. Boncana,  fait ses valises pour la Côte-d’Ivoire. «Il n’était pas question que je sois soumis au bon vouloir des autorités. Je voulais composer, créer et enseigner. J’ai réuni tous mes amis pour leur dire que j’allais tenter l’aventure en Côte-d’Ivoire. L’histoire a pris deux chemins, ils sont restés, je suis parti. A Abidjan, après une audition où j’ai joué du Bach à la flûte, j’ai vite eu tous les honneurs.» Boncana enseignera pendant vingt ans au conservatoire, et dirigera l’orchestre de la radio-télévision nationale.

Neuf mois après le départ de leur leader, les Maravillas commencent à répéter à l’Institut national des arts. La censure s’accentue, certaines de leurs chansons sont interdites. Le groupe continue vaille que vaille, invité à Dakar ou à Conakry. Jusqu’au jour où la direction nationale des arts leur impose un nouveau chef d’orchestre : le groupe explose. Bah Tapo, tambour majuscule, refuse d’être le jouet «des opportunistes sans aucune vision de la culture» qui forment la nouvelle caste au pouvoir. «Nous n’en pouvions plus de jouer comme des machines ! Soir et nuit ! Toujours sous-payés. Quand ils ont décidé de remplacer notre chef d’orchestre Khalilou, j’ai dit au ministre de la Culture et des Arts que ce n’était pas possible d’être dirigé par un type qui n’avait ni le bagage intellectuel ni les compétences techniques.» Dans la foulée, les Maravillas sont rebaptisés Badema National, un nom plus conforme aux « aspirations nationalistes ».

Plus d’un demi siècle après, que reste-t-il de cette odyssée ?

Des souvenirs émus et du respect. Les Maravillas restent une référence pour les générations suivantes. En 2010, Toumani Diabaté -virtuose de la kora qui fait danser tout Bamako le vendredi soir au Diplomate et vient de terminer un disque intitulé Afrocubismo – se les rappelle alors qu’il était encore tout gamin. «A l’époque, il n’y avait qu’une radio d’Etat. Chaque dimanche, les auditeurs pouvaient écouter les chansons qu’ils avaient demandées par courrier. Et crois-moi : on entendait souvent Las Maravillas . Et d’ajouter avec regret : » Leur dissolution, c’était très triste. Quel gâchis ! Cet orchestre avait un avenir radieux. Ils auraient pu donner un grand élan à la musique malienne».

Les fantômes de « Las Maravillas »

Pour le français Richard Minier, musicien et documentariste qui tombe amoureux du groupe, les ondes de l’orchestre vibrent toujours… Tout commence à l’été 1999, il vient d’achever un périple au Mali, et boit un dernier verre à l’hôtel de l’Amitié avant de filer vers l’aéroport. Dans ce qui fut longtemps l’unique building de Bamako, construit en 1970 et en pleine décrépitude trente ans plus tard, un orchestre assure l’animation du bar, dans le plus pur style cubain. «Un flûtiste enchaînait de superbes solos et des pas de danse terribles. Je vais voir ce type qui a tout d’un personnage de film : et c’est la découverte de son glorieux  passé à « Las Maravillas del Mali ». A force d’acharnement, il parvient à orchestrer les retrouvailles entre les rescapés. Une première fois en 2004, il improvise même une session dans une salle de l’INA. Puis en 2010, sans Bah Tapo et Moustapha Sako, décédés entre-temps, il réunit les trois survivants. Boncana, toujours fringuant au volant de sa Mercedes, conduit Dramane, le dos courbé par les années et l’emphysème, chez Aliou, devenu un paisible grand-père entouré d’une marmaille. A peine une demi-heure qui durera une éternité. «C’est un énorme pari de nous avoir réunis ! Avec Aliou, on se voit juste lors de funérailles. Et Dramane, sur scène quand il joue le soir», s’émeut Boncana. Un mois plus tard, le 1er juillet, Dramane Coulibaly s’est éteint à son tour. Fin de partie.

Johanna White Palacio-Production AV/Teaser Las Maravillas de Mali from Johanna White Palacio on Vimeo.

– Soro Solo et Vladimir Cagnolari – L’Afrique enchantée «Ticket d’entrée», les perles de «L’Afrique enchantée» en CD et sur France Inter (podcast)

Un parti pris : refléter la diversité des styles, des langues, des époques… Des chansons qui, des années 60 à nos jours, racontent le continent et ses habitants et commentent la vie quotidienne, l’actualité politique, les changements sociaux… A travers leur sélection de chansons, c’est l’extraordinaire patrimoine musical de ce continent qu’ils nous invitent à découvrir.

https://youtu.be/DXy-GiCe_a4