« Mon gâteau préféré » : une romance subversive au cœur de l’Iran

Avec Mon gâteau préféré, Maryam Moghadam et Behtash Sanaeeha signent un drame intime et politique sur l’amour tardif en Iran. Entre désir, liberté et oppression, le film célèbre une féminité affranchie des carcans sociaux, défiant subtilement la censure et les interdits.

Une chronique de Carole Marwan

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Les grandes histoires d’amour du cinéma nous ont habitués aux frissons juvéniles, aux passions incontrôlées des amants maudits, aux étreintes fougueuses arrachées aux conventions. Mais qu’en est-il des amours tardives ? Et surtout, comment raconter une idylle qui surgit à un âge où la société ne l’autorise plus ? Avec Mon gâteau préféré, Maryam Moghadam et Behtash Sanaeeha livrent une œuvre à la fois intime et politique, un drame aux accents existentiels qui s’éloigne des canons du cinéma iranien traditionnel pour flirter avec une liberté douce-amère, celle du désir au crépuscule de la vie.

Mahin, septuagénaire et veuve

Dès ses premières images, le film s’inscrit dans un cadre existentiel. Mahin, septuagénaire veuve, évolue dans une solitude pesante, entourée de rituels vides de sens, comme si son quotidien était devenu une répétition mécanique, un Dasein qui s’enlise dans l’inauthenticité. Martin Heidegger, dans Être et Temps, explore ce que signifie exister pleinement : la plupart des individus vivent dans la quotidienneté, absorbés par la routine, et il faut un choc, un événement singulier, pour les réveiller à eux-mêmes.

C’est exactement ce qui se produit ici. Mahin vit dans un monde où elle n’est plus perçue comme un être de désir. Son mari est mort depuis trente ans, ses enfants ont émigré, et son rôle social s’est réduit à celui d’une femme âgée que l’on considère hors du champ du regard masculin. En Iran, où les corps féminins sont étroitement surveillés, elle bénéficie d’une invisibilité paradoxale : on la laisse tranquille précisément parce qu’elle est perçue comme éteinte, dépourvue de sensualité et d’aspiration romantique. Mais cette invisibilité est un piège. Elle l’éloigne du monde, l’empêche d’exister pleinement.

Et puis surgit Faramarz, chauffeur de taxi, lui aussi veuf, lui aussi solitaire. Cette rencontre agit comme un levier heideggérien : Mahin s’arrache au flux de la quotidienneté et entre dans un temps autre, un temps où elle est encore capable d’être, de vibrer, de ressentir.

Le désir comme subversion

Dans la seconde partie du film, Mahin et Faramarz se retrouvent en huis clos. Ce basculement spatial et narratif n’est pas anodin, car c’est dans l’espace domestique que se joue leur liberté. Dès lors qu’ils ferment la porte derrière eux, les normes sociales s’effacent. Le voile tombe, la parole se libère, le vin coule. Cette rupture marque le passage d’un monde régi par les interdits à un territoire où l’individu peut redevenir sujet de son propre désir.

Ici, Jacques Lacan aurait eu beaucoup à dire. Dans sa théorie du désir, il affirme que ce dernier ne s’éteint jamais, qu’il persiste indépendamment de l’âge ou des conventions. Ce que Mon gâteau préféré met en scène, c’est la survivance du désir malgré l’ostracisation sociale. Mahin et Faramarz s’autorisent à être dans un espace où, pour un instant, ils échappent aux injonctions du collectif.

L’une des scènes les plus puissantes du film est sans doute celle où Mahin et Faramarz, portés par la musique, se laissent aller à une danse improvisée. Cet instant suspendu n’est pas seulement un moment de bonheur, il est une affirmation de liberté. En se mouvant ensemble, ces deux corps âgés réhabilitent un droit fondamental, celui d’être en relation, d’échanger, de vibrer au contact de l’autre. Dans une société où les interactions hommes-femmes sont strictement surveillées, ce simple geste devient révolutionnaire.

Mais cette liberté a ses limites, et la scène suivante en est le témoignage le plus troublant. Lorsque Faramarz, submergé par l’émotion, perd connaissance, Mahin tente de le ranimer. Le bruit des ressorts du lit accompagne son geste, introduisant un sous-texte qui frôle la provocation. Le désir est là, latent, mais la société a imposé son cadre invisible. Cette scène, qui pourrait prêter à sourire, est en réalité d’une grande violence symbolique puisqu’elle rappelle à quel point le corps féminin, à tout âge, demeure un champ de bataille idéologique.

L’espace clos, un théâtre de résistance

Le huis clos dans lequel évolue Mahin et Faramarz est loin d’être anodin. Il s’agit d’un espace de repli, de clandestinité sentimentale, mais aussi d’un terrain où les personnages peuvent exister en dehors des regards extérieurs. Dans La Poétique de l’espace, Gaston Bachelard analyse l’intérieur comme un lieu où l’imaginaire peut s’épanouir à l’abri des contraintes sociales. C’est exactement ce qui se passe ici. L’appartement de Mahin devient un microcosme, un espace où le possible renaît, où une femme peut redevenir sujet de sa propre histoire.

Mais cette liberté demeure fragile. Le film ne se contente pas de célébrer une romance tardive ; il la replace dans un contexte de répression. Les rues de Téhéran, filmées avec une précision quasi-documentaire, montrent l’oppression quotidienne, la peur latente. Mahin, bien que plus âgée et donc moins surveillée, reste une femme dans un pays où celles-ci ne peuvent disposer librement de leur corps ni de leur destin.

Cette tension atteint son paroxysme lorsqu’une jeune fille est arrêtée pour avoir tenu la main de son petit ami. Ce parallèle est essentiel. Il rappelle que si Mahin jouit d’une certaine marge de manœuvre, elle appartient à une génération qui, paradoxalement, a connu un Iran plus libre avant la Révolution de 1979. La jeunesse, elle, doit lutter pour des droits fondamentaux que Mahin, dans sa nostalgie, perçoit comme perdus à jamais.

Un film profondément politique

Mon gâteau préféré n’est pas une œuvre ouvertement militante, et pourtant il l’est profondément. Son militantisme ne passe pas par des slogans ni des images choc, mais par une mise en scène subtile qui fait de l’intime un espace de combat.

Les réalisateurs, empêchés de voyager, poursuivis en justice, savaient pertinemment que ce qu’ils filmaient allait à l’encontre du cadre imposé par les autorités iraniennes. En donnant à voir une femme âgée qui s’autorise à aimer, à désirer, à être heureuse, ils transgressent un tabou fondamental, celui d’une féminité libre, affranchie du contrôle social.

Si le film a été censuré en Iran, ce n’est pas simplement parce qu’il raconte une romance interdite. C’est parce qu’il propose un modèle alternatif, une vision du féminin qui échappe aux carcans officiels. En ce sens, Mon gâteau préféré s’inscrit dans une lignée de films iraniens contemporains qui, malgré les contraintes, trouvent des manières innovantes de raconter des histoires de résistance et d’émancipation.

Au-delà de son contexte politique, Mon gâteau préféré est avant tout un film d’une grande finesse, une œuvre qui mêle le drame et la comédie avec une élégance rare. Lily Farhadpour et Esmaïl Mehrabi livrent des performances d’une justesse bouleversante.

Sorti le 5 février 2025, Mon gâteau préféré est actuellement à l’affiche dans les salles françaises. Le film a reçu de nombreuses distinctions dans des festivals internationaux en 2024, notamment à Berlin, Cabourg, Valenciennes et La Rochelle.