
On ne compte plus, aujourd’hui, les musiciens célèbres du monde musulman, du Maroc à l’Indonésie, et du Khazakhstan au Nigéria. Nusrat Fateh Ali Khan au Pakistan, Oum Kalthoum en Egypte, Tarkan en Turquie, Cheb Hasni en Algérie, Fairuz au Liban… Les légendes viennent de partout et ont conquis le globe. Alors pourquoi cette question, toujours persistante, de la relation des fois compliquée entre l’Islam et la musique?
Mateo Gomez
Oum Kalthoum en Egypte
Cette histoire d’interdiction de la musique dans les pays musulmans serait-elle une pure invention? Pas totalement. Le monde musulman a historiquement exprimé un rejet massif de la culture musicale sauf dans au Liban, au Maroc ou en Égypte. Ainsi avant l’arrivée aux responsabilités du prince ben Salman qui a voulu moderniser l’Arabie Saoudite, son pays, la musique y était formellement interdite.
La Révolution Tik Tok

La Turquie, l’Arabie saoudite, L’Égypte et l’Irak fournissent les plus grosses audiences musicales de TikTok, avec les États-Unis et l’Indonésie. Rien qu’en Arabie saoudite, l’application compte 26,39 millions d’utilisateurs, soit le plus grand nombre de la région. L’Irak et l’Égypte comptent tous deux plus de 23 millions d’utilisateurs, tandis que les Émirats arabes unis en comptent près de 6 millions.
Des artistes pop et de mahraganat (musique électro égyptienne très écoutée) comme Mohamed Ramadan ou Omar Kamal, des étoiles montantes comme Yassmin Ibrahim et les musiciens de Bsmalla Alaa… tous se tournent vers TikTok qui leur assure des audiences surmultipliées. Comment lutter contre un tel tsunami?
La mondialisation positive
Elyanna, une chanteuse palestino-chilienne, qui a commencé sur TikTok, se produira aux Etats Unis, au festival de Coachella. Elle sera la première interprète orientale à interpréter ses chansons entièrement en arabe sur la scène principale du festival.
L’industrie mondiale de la musique provoque un brutal changement de perspective qui voit la musique arabe la plus récente franchir les frontières, y compris celles d’israêl, du moins avant le massacre du 7 octobre.
Le journal israélien Haaretz note une percée de la musique arabe en Israël grâce à TikTok. « Les chansons « Wesh Jabak », du chanteur libyen Joudy Alhouti, et « Bum Bum », de Mohamed Ramadan , ont lancé la tendance l’été dernier. Et le dernier exemple en date est « Baby » avec la chanteuse libanaise Sara Al Zakaria, qui a conquis le TikTok local ces derniers mois. De jeunes hommes et femmes israéliens, y compris des femmes soldats, peuvent être vus en train de réciter la chanson sans réfléchir sur le site. Ils sourient à la caméra, dansent avec leurs amis – parfois en uniforme et portant leurs armes ; d’autres fois à la maison ou lors de fêtes. Même des femmes juives visiblement religieuses, les cheveux couverts, se joignent à la fête.
Brèches théologiques
Malgré la forte présence de la musique dans de nombreux pays musulmans, les textes de l’Islam n’ont pas changé pour autent et n’ont jamais prôné une acceptation totale des arts musicaux. La Musique est même proscrite en Afghanistan, sous le régime Taliban, et partout ailleurs où des franges les plus radicales de la religion prennent le contrôle, comme dans de grandes parties du Mali.
Seule l’interprétation extrêmement rigoriste des textes permet d’interdire formellement la musique. En effet, le coran ne mentionne jamais directement la musique. ”Il est [quelqu’un] qui, dénué de science, lit-on, achète de plaisants discours pour égarer hors du chemin d’Allah […].” (6:31) Ces “plaisants discours”, une référence à la musique, evraient donc être formellement proscrit. Il reste qu’il ne s’agit pas une condamnation très directe. L’interdiction de manger du porc, par exemple, est bien plus explicite.
La question est d’autant moins résolue que le Coran n’est pas le seul texte religieux de l’Islam. Il existe aussi les hadiths, qui interprètent la parole du prophète Mahomet et de ses proches compagnons. Et ce corpus de texte est beaucoup plus clair, et beaucoup plus ferme sur la question musicale
“Le chant fait pousser l’hypocrisie dans le cœur, tout comme l’eau fait pousser les plantes”. Un hadith musulman
Hadith et hadith
L’Opéra d’Alger
Ainsi selon le Prophète, la musique serait proscrite, même si la jurisprudeence islamique est tout sauf simple. Les hadiths ne sont pas le Coran, ils émanent du Prophète, certes l’intermédiaire d’Allah sur terre mais son éxécutant. Seul le Coran est considéré comme la parole divine. Comme l’a dit le célèbre ouléma canadien Shabir Ally en 2017 lors d’une interview, “Les hadiths […] devraient être vus comme probablement vrais, plutôt que absolument vrais”. Et pour ajouter encore une dose de complexité, c’est un corpus commença à être écrit après la mort du prophète, en se basant sur une tradition orale…
Des hadiths peuvent donc être plus ou moins légitimes ou contestés selon l’interprétation. Le verset sur les instruments de musique, par exemple, est tiré d’un hadith reconnu par les ouléma comme légitime, dit hadith fort, alors que celui sur le chant provient d’un hadith contesté, dit faible. C’est souvent par cette brèche théologique que s’engouffre la musique.
La musique, un « petit » péché
Sii certains oulémas se conforment aux hadiths qui interdisent la musique, cette dernière survit et prospère. Car dans la jurisprudence islamique, il existe plusieurs niveaux de péché. Toutes les actions, parmi lesquelles naturellement la musique, sont classifiées dans cinq statuts juridiques : wajib (obligatoire), mustahab (recommandé), mubah (neutre), makrouh (déconseillé), et haram (interdit).
Généralement la musique tombe dans une de ces trois dernières catégories, c’est-à-dire qu’elle va de neutre à interdit. Ainsi selon les diverses interprétations de la foi, on peut être un rigoureux fidèle… et écouter de la musique !
Dans de nombreux cas, des musulmans écouteront des musiciens s’ils ne parlent pas d’alcool et d’homosexualité. Même haram, la musique peut exister. Après tout, tous les péchés n’ont pas la même gravité. Le vol, par exemple, est moins grave que l’idolâtrie. Laquelle est jugée par les docteurs de la loi moins dévastatrice que l’athéisme.
Les musulmans jouent et écoutent souvent de la musique, car ils ne sont pas tous des fervents croyants ! Le rythme, la mélodie et l’harmonie en valent la chandelle. Car en Islam comme dans toutes les religions, l’interprétation de la foi et des textes sacrés est bien souvent personnelle.
Une tradition musicale unique
Ahmed Bukhatir – Taweel Al Shawq: la musique religieuse a capela
Ces débats théologiques ont d’ailleurs eu une influence non-négligeable sur la musique du monde musulman. En effet, les diverses interprétations ont souvent mené à des styles et pratiques uniques au monde. Par exemple, si l’on reprend le verset qui condamne les “plaisants discours”, on découvre que cette approche a mené à une riche tradition de musique religieuse dont les paroles sont tout sauf un égarement loin d’Allah.

La condamnation des instruments dans le hadith a mené au fil des siècles à une riche tradition de superbe musique a capela, un chant à une ou plusieurs voix exécuté sans accompagnement instrumental. Des heureux hasards entre l’histoire de la musique et les tradisions religieuses nous permettent à tous, aujourd’hui, de profiter des œuvres de musiciens exceptionnels qui se déclarent musulmans.





























