Les juifs en terre d’islam (volet 1), la dette morale de l’Europe

L’histoire des communautés juives, qu’elles soient établies en terres d’Islam ou en Europe, est marquée par une alternance entre des périodes de coexistence pacifique et des phases de tensions violentes. Dans lapremière partie de notre étude, nous  décrivons comment les communautés juives en Europe  ont ainsi évolué dans un environnement souvent marqué par la tolérance et l’influence mutuelle, mais également par des moments de persécution et de rejet. Cette dualité a façonné une histoire riche et nuancée, où le vivre-ensemble a parfois laissé place à la confrontation, rendant compte d’une réalité historique profondément complexe.

Dans un deuxième volet, nous verrons comment, en terre d’Islam, les Juifs ont souvent vécu sous le statut de dhimmi, une condition de protection assortie de certaines restrictions, mais qui leur a permis de contribuer significativement aux sociétés musulmanes. Des centres intellectuels comme ceux de Bagdad, de Cordoue et du Caire ont vu des érudits juifs et musulmans collaborer et échanger des idées, enrichissant mutuellement leurs cultures et leurs  connaissances scientifiques[1]

Omar Hamourit, essayiste historien

Tassadit Yacine, anthropologue à l’EHESS

Dreyfus devant le conseil de guerre

En Europe, les Juifs ont traversé des siècles de marginalisation, de ghettos et de pogroms, et de volonté d’extermination, mais aussi de renaissance culturelle et d’intégration progressive. Des figures emblématiques comme Moïse Mendelssohn en Allemagne au XVIIIe siècle, ont ouvert la voie à l’émancipation et à la modernisation, tandis que des événements tragiques comme l’affaire Dreyfus en France à la fin du XIXe siècle, ont mis en lumière les défis persistants de l’antisémitisme. 

La présence juive en Europe

Les Juifs marquèrent de leur présence l’Europe depuis plus de deux millénaires, initialement installés à Rome avant de s’étendre à diverses provinces de l’Empire romain. Leur histoire sur ce continent oscilla entre périodes de tolérance et de persécution. A Rome, la communauté juive prit de l’ampleur après que Pompée y eut déporté des prisonniers juifs en 63 av. J.-C. Sous le règne d’Auguste, environ 8 000 Juifs[2] résidaient à Rome. Ils étaient également présents en Pannonie[3], en Croatie, en Germanie, dans le sud de la Gaule, au nord de la Loire et en Gaule Narbonnaise. Aux débuts du christianisme, les autorités romaines confondaient souvent les communautés chrétiennes et juives, incitant les chrétiens à souligner leurs différences. En 212, l’Édit de Caracalla accorda la citoyenneté romaine aux Juifs libres, un privilège maintenu bien après la chute de l’Empire romain d’Occident. Cependant, la situation des Juifs se détériora sous Constantin, qui promulgua en 315 une loi qualifiant le judaïsme de « dangereuse et abominable secte »[4]. Au Ve siècle, le Code de Théodose exclut les Juifs des positions d’autorité et les qualifia de superstition. Au VIe siècle, une loi de Justinien interdit aux Juifs de témoigner contre les chrétiens orthodoxes.

Cette dégradation fut particulièrement marquée dans l’Espagne wisigothique chrétienne où les juifs furent obligés de se convertir et le cas échéant chassés par vagues vers diverses régions d’Europe et aussi d’Afrique du Nord. Toutefois, une évolution dans la position de l’Église se produisit avec le droit pontifical et la théologie chrétienne sous Grégoire Ier le Grand, toujours au VIe siècle, prônant la protection des Juifs dans les limites de la loi. Cette position fut réaffirmée par la bulle *Sicut Judaeis* de Calixte II au XIIe siècle, garantissant aux Juifs une protection contre les baptêmes forcés, les violences et protégeant leurs synagogues et propriétés.

Exécution de Juifs (reconnaissables à leur chapeau d’infamie, judenhut) lors de la Première croisade, illustration d’une Bible française, 1250

Le moyen-âge et les juifs

Le Xe siècle fut le théâtre d’un véritable “réveil » culturel, illustré notamment par des figures emblématiques telles que Guershom ben Yehouda de Mayence, en Allemagne, qui interdit la polygamie et la répudiation sans consentement, et demeure célèbre pour ses commentaires sur la Bible hébraïque et le Talmud. Cette période de renouveau fut assombrie par les persécutions qui commencèrent avec les croisades, où des communautés juives entières furent massacrées en Rhénanie et partout en Europe.

Sur leur chemin vers la terre sainte, les croisés s’en prirent aux communautés juives locales, les accusant de déicide et considérant comme des ennemis de la chrétienté. Nous retenons l’événement particulièrement tragique qui frappa les juifs de la vallée du Rhin en 1096, durant la Première Croisade, où des milliers de Juifs furent tués à Worms, Mayence et Cologne. Les croisés, souvent rejoints par la population locale, pillèrent les biens juifs, détruisirent des synagogues et forcèrent de nombreux survivants à se convertir au christianisme sous la menace. Ces violences ne se limitèrent pas à la première croisade, car  lors de la deuxième croisade en 1146, des prédicateurs comme Radulphe, un moine français, incitèrent à de nouvelles persécutions contre les Juifs en France et en Allemagne. Les expulsions se multiplièrent : d’Angleterre en 1290, de France en 1306 et 1394, poussant de nombreux Juifs à fuir vers la Pologne[5] ou la Lituanie[6].

À la fin du XIVe siècle, la reconquête chrétienne de l’Espagne conduisit à l’expulsion des Juifs en 1492 sous le règne des rois catholiques, avec l’Inquisition poursuivant les convertis soupçonnés de pratiquer secrètement le judaïsme. La pureté de sang devint une obsession, interdisant l’accès aux institutions civiles ou ecclésiastiques à ceux d’ascendance juive. L’Inquisition espagnole ne fut abolie qu’en 1834. Ces événements marquèrent profondément la liturgie et la pensée juives, avec des textes rappelant les massacres et les persécutions, soulignant l’importance de la mémoire dans la tradition juive.

De son côté, l’histoire des Juifs en Pologne fut marquée par une période de prospérité et d’influence culturelle et intellectuelle. La Pologne accueillit de nombreux Juifs expulsés d’autres pays européens, devenant ainsi un centre spirituel et culturel du judaïsme. Sous les règnes de Sigismond Ier et Sigismond II, les Juifs bénéficièrent de protection royale et d’une autonomie administrative, favorisant leur épanouissement. Les yeshivot et les imprimeries hébraïques jouèrent un rôle crucial dans ce rayonnement.

Israël ben Eliezer, né le 25 août 1698 et mort le 22 mai 1760 en Pologne, appelé le « Baal Shem Tov » (litt. Maître du Bon Nom) ou le Besht הבעש »ט par acronyme, est un rabbin, fondateur du hassidisme,

Cependant, cette période florissante fut interrompue par des événements tragiques comme le soulèvement de Khmelnytsky[7] et le Déluge polonais, terminé entre autre par un massacre massif des juifs.  Dans cette atmosphère extrêmement hostile, le hassidisme [8]émergea sous l’influence d’Israël ben Eliezer, mais rencontra une opposition des milieux orthodoxes, notamment par le Gaon de Vilna. Malgré les différentes frontières et statuts, les Juifs en Europe centrale maintinrent une certaine unité, et l’impact de la Haskala[9] et des Lumières contribuèrent à leur émancipation.

L’émancipation des juifs en Europe

Le XVIIIe siècle en Europe fut une période de profondes transformations politiques, sociales, économiques et culturelles, il fut le siècle des Lumières et des Révolutions et réformes politiques. Dans ce contexte, la question juive fut l’objet de nombreuses réflexions. En France, l’émancipation des Juifs fut discutée par l’Assemblée constituante entre 1789 et 1791, menant à la pleine citoyenneté pour tous les Juifs du royaume le 28 septembre 1791. Les dernières lois discriminatoires furent abolies sous la monarchie de Juillet (1830-1848). En Europe, les armées de la République et de l’Empire français propagèrent les idées de la Révolution française, y compris l’émancipation des Juifs. En Italie et en Allemagne, les ghettos tombèrent, mais la chute de l’Empire entraîna des réactions.

Progressivement, les Juifs obtinrent l’égalité des droits au XIXe siècle, sauf en Russie et en Roumanie. Le mouvement de la Haskala méprisa le yiddish, perçu comme un stigmate du passé, mais l’utilisa pour diffuser ses idées et critiquer l’hassidisme. Le yiddish, langue vernaculaire des Juifs ashkénazes, devint un facteur d’unité culturelle et vit l’émergence d’une riche littérature aux XIXe et XXe siècles.

L’émancipation bouleversa la vie des Juifs, qui partagèrent pour la première fois la société des non-Juifs et furent confrontés au mode de vie moderne et séculier. Cela conduisit à une diversité de réactions et à la formation de différentes branches du judaïsme : orthodoxes, conservateurs, libéraux, réformés et assimilés.

 À partir de 1881, de nombreux pogroms éclatèrent en Europe orientale

Au XIXe siècle, en Allemagne, les divers courants du judaïsme se développèrent dans un contexte de modernisation et d’émancipation, mais aussi d’antisémitisme croissant. Le judaïsme réformé, né en Allemagne et influencé par la Haskalah de Moïse Mendelssohn, prôna des réformes radicales, simplifiant la liturgie et remettant en question certaines pratiques traditionnelles. Samuel Holdheim émergea comme une figure clé de ce mouvement. En réaction au réformisme, le judaïsme orthodoxe se divisa en orthodoxie moderne, qui accepta une certaine ouverture à la modernité tout en respectant les Mitzvot, et en orthodoxie stricte, ou haredi[10], qui rejeta toute combinaison avec des valeurs non-juives. Samson Raphael Hirsch représenta l’orthodoxie moderne en Allemagne. Le judaïsme conservateur ou Massorti, fondé par Zacharias Frankel, chercha à concilier tradition et modernité, en maintenant la halakha tout en adaptant son interprétation aux besoins contemporains. L’antisémitisme croissant, notamment en Russie, entraîna des pogroms et une forte émigration juive vers les États-Unis et d’autres pays.

À partir de 1881, de nombreux pogroms éclatèrent en Europe orientale, entraînant une émigration massive des Juifs vers l’Amérique et l’Europe occidentale. En France, la population juive doubla entre 1882 et 1914.

L’affaire Dreyfus, qui se déroula entre 1894 et 1906, révéla un nouvel antisémitisme ciblant de surcroit les Juifs assimilés. Cet événement choqua profondément et influença des figures comme Theodor Herzl, le fondateur du sionisme politique. Face à l’antisémitisme, diverses réponses politiques émergèrent. Le Bundisme, un mouvement socialiste juif, prôna l’émancipation des travailleurs juifs et l’usage du yiddish. Opposé au sionisme et au bolchevisme, ce mouvement perdit en influence après la révolution russe et la Shoah. En parallèle, le sionisme, inspiré par des figures telles que Léon Pinsker et Theodor Herzl, prôna le retour à Sion (Palestine) et la création d’un État juif. La première aliyah, dans les années 1880, vit environ quelques milliers Juifs s’installer en Palestine.

Pendant la première guerre mondiale, les Juifs combattirent pour leurs pays respectifs. Cependant, après la guerre, ils furent souvent accusés de trahison, comme en Allemagne où Walter Rathenau fut assassiné en 1922. La crise de 1929 permit l’ascension du parti nazi en Allemagne. Dès 1933, les lois antisémites se multiplièrent, culminant avec les lois de Nuremberg en 1935 et la Nuit de Cristal en 1938. Pendant la Seconde Guerre mondiale, plusieurs millions de Juifs furent exterminés par le régime nazi, après avoir été regroupés dans des ghettos et déportés vers des camps de concentration et d’extermination.

Dans les années qui suivirent la guerre, l’Occident commença à prendre conscience de sa responsabilité dans le massacre des juifs et, par une dette morale, soutint la création d’un foyer juif en Palestine.

Dans le deuxième volet de notre étude, nous étudierons la vie des juifs en terres d’islam

[1]. Sous les Fatimides, en Egypte, la culture juive est reconnue comme culture officielle.

[2] Gilbert Picard, « La date de naissance de Jésus du point de vue romain », dans comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 139 (3), 1995, p. 801, lire sur Persée archive

[3] La Pannonie est une ancienne région de l’Europe centrale, limitée au nord par le Danube et située à cheval sur les actuelles Autriche, Hongrie, Slovénie, Croatie, nord-ouest de la Serbie et nord de la Bosnie-Herzégovine.

[4] Pierre Sauvy, Histoire du peuple juif dans l’Occident médiéval, MOOC à l’UNEEJ, leçon 1, séquence 3, 2016

[5] George Sanford, Historical Dictionary of Poland (2d ed.) Oxford, The Scarecrow Press, 2003. p. 79.

[6] Shmuel Trigano, La civilisation du judaïsme : De l’exil à la diaspora, Paris, Éditions de l’Éclat, 2015, 397 p. lire en ligne.

[7] Dirigé par Bohdan Khmelnytsky, ce soulèvement était une révolte des Cosaques ukrainiens contre la domination de la République des Deux Nations (Pologne-Lituanie). Les causes principales incluaient le mécontentement des Cosaques face aux abus des nobles polonais et des tensions religieuses entre les orthodoxes ukrainiens et les catholiques polonais

[8] Le Hassidim  est un courant mystique du judaïsme fondé au XVIIIe siècle par le rabbin Israël ben Eliezer. Axé sur la piété et la charité, centré sur l’individu dans la relation directe avec Dieu, le hassidisme s’oppose à la tradition érudite et figée du judaïsme rabbinique, jusqu’alors unique courant du rite Ashkénaze, et constitue une réponse spirituelle à la misère matérielle des communautés juives persécutées de l’Europe orientale.

[9] La Haskala, également connue sous le nom de « Lumières juives », est un mouvement intellectuel juif qui a émergé en Europe au XVIIIe siècle. Inspiré par les idéaux des Lumières européennes, ce mouvement visait à moderniser la vie juive et à encourager l’intégration des Juifs dans la société européenne tout en préservant leur identité culturelle et religieuse

[10] Le terme « haredi » désigne une branche de la communauté juive orthodoxe qui adhère strictement aux lois et traditions juives.