Fondées en 1975 par Denis Pryen, les éditions L’Harmattan (75 000 titres en catalogue) traversent, à la veille de leur cinquantenaire, la plus grave crise de leur histoire. Le fondateur accuse son neveu, Xavier Pryen, à la tête de l’entreprise depuis 2010, de manœuvres frauduleuses et même de « pillage du groupe ». Le tribunal de commerce de Paris a désigné un conciliateur le 15 novembre.
Par Ian Hamel
En août 2004, sous le tire « Le mystère L’Harmattan », Jeune Afrique publiait un article très contrasté sur cette maison d’éditions installée rue de l’École-Polytechnique à Paris. Après lui avoir reproché de ne pas payer ses auteurs et de publier tout et n’importe quoi, Jeune Afrique reconnaissait que si cet éditeur n’existait pas, il faudrait l’inventer. « Grâce à lui, des milliers d’auteurs ont pu faire publier leur œuvre ». Par ailleurs, L’Harmattan est parmi « les derniers défenseurs des sciences humaines en France, sociologie, linguistique, psychiatrie, problèmes d’éducation, questions religieuses ». « De grosses pointures de la littérature africain comme Ken Bugul, Sami Tchak et Boubacar Boris Diop ont fait paraître leurs premiers textes rue de l’École-Polytechnique », soulignait encore Jeune Afrique.
Depuis sa création, la petite entreprise tiers-mondiste est devenue le 10ème éditeur français. L’avenir de L’Harmattan ne peut donc pas laisser indifférent tous ceux qui s’intéressent à l’Afrique, à l’Amérique du Sud, à l’Asie, mais aussi aux sciences humains, à la philosophie, aux arts. C’est à L’Harmattan que l’auteur de cet article a pu dénicher plusieurs ouvrages sur les Sahraouis avant son déplacement au Sahara occidental il y a quelques semaines. Quant à l’historique de cette affaire, elle peut se résumer ainsi : en 1975, Roger Ageneau et Denis Pryen, deux anciens membres de la congrégation du Saint-Esprit, un ordre missionnaire catholique, fondent L’Harmattan. En 1980, premier conflit, Roger Ageneau part pour créer les éditions Karthala, également spécialiste de l’histoire et de la géopolitique des pays en développement.
Huit millions de chiffre d’affaires
En 2010, affaibli par un cancer, Denis Pryen transmet la direction à son neveu, Xavier Pryen, comme le raconte Le Monde dans son édition du 23 novembre dernier (*). Absorbé depuis par le travail d’édition (et la publication de 2 500 livres par an), le fondateur ne se serait pas rendu-compte des manœuvres frauduleuses de son neveu. Selon les accusations de Denis Pryen, Xavier Pryen aurait réussi, sans bourse délier, à mettre la main sur 65 % du capital du groupe L’Harmattan (il s’agit d’une société par actions simplifiée). Le chiffre d’affaires de HDP, la société holding qui détient la maison d’édition, est estimé à environ huit millions d’euros. La plainte contre X de Denis Pryen (85 ans) adressée le 13 novembre à la procureure de Paris évoque des « abus de biens », de l’« abus de faiblesse », de l’« escroquerie », des « faux et usage de faux ». De son côté, Xavier Pryen (60 ans) ne répond pas aux sollicitations de la presse, répétant que sa priorité est « d’être sur le pont ».
Le tribunal de Paris n’a pas perdu de temps pour désigner un conciliateur le 15 novembre. Il dispose de deux mois « en vue d’aboutir à un accord actionnarial ». Il lui faudra beaucoup d’énergie car les couteaux sont tirés entre les deux parties. « Le dossier est accablant et les salariés de L’Harmattan vivent dans une ambiance épouvantable. Le plus grave, c’est que Xavier Pryen se prépare à brader cette maison d’édition afin de partir définitivement avec la caisse », assure le philosophe Jacques Poulain, directeur de collection de L’Harmattan et président de l’Association des Directeurs de collection, des Auteurs et des Amis de L’Harmattan.
L’Harmattan bientôt en vente ?
Le 24 septembre 2024, dans un courrier adressé à Xavier Pryen, le collectif des Directeurs de collection dénonce « la tonalité infâmante des lettres que vous avez osé adresser à nos collègues universitaires (…) Leur licenciement abrupt est absolument inacceptable ». La lettre ajoute qu’il est « en outre question que vous vendiez L’Harmattan sans avoir pris conseil auprès des 250 directeurs de collection qui l’approvisionnent en ouvrages ». Le 30 septembre, Xavier Pryen répond qu’il s’étonne que l’on puisse lui parler « avec un tel mépris et une telle agressivité ». Il se dit scandalisé « par les intentions indignes qui nous seraient prêtées à l’égard des directeurs et directrices de collection ». Toutefois, le directeur général de L’Harmattan ne répond pas concernant la vente éventuelle de L’entreprise. Il évoque néanmoins « un marché violent et cruel en profonde mutation ».
Le 4 novembre 2024, le ton de l’Association des Directeurs de Collection n’est toujours pas à la conciliation. « Sachez que nous n’accepterons pas que vous vendiez sans notre consentement L’Harmattan à la façon dont vous avez vendu Le Lucernaire », prévient-il. Le courrier fait référence au Lucernaire, le théâtre parisien acheté en 2004 par L’Harmattan et qui a été vendu à l’automne 2023 par Xavier Pryen pour 7,3 millions d’euros. Ce serait à cette occasion que Denis Pryen aurait pris conscience qu’il était devenu minoritaire dans la société qu’il a créé en 1975.
Le Groupe L’Harmattan comprend Harmattan Éditions, Harmattan Librairies, Harmattan Distribution et Harmattan Numérique. Ainsi que trois structures en Europe, en Italie, en Hongrie et en Belgique. Et dix structures en Afrique, notamment au Cameroun, au Congo, en Côte d’Ivoire, au Maroc et au Sénégal.
(*) Jérôme Lefilliâtre, « L’Harmattan déchiré par un conflit familial ».