Les petits arrangements entre la multinationale Lafarge et l’État Islamique

Personne morale, qui vient de paraître chez Actes Sud, est une plongée saisissante au cœur des « troubles arrangements » conclus entre le groupe Lafarge et l’organisation État islamique. Jusqu’en 2016, la multinationale a maintenu son activité en Syrie, au prix de toutes les compromissions et au mépris de la sécurité de ses employés syriens afin de maintenir sa cimenterie syrienne en activité. À travers l’enquête minutieuse de Justine Augier sur cette affaire d’une ampleur et d’une complexité rares, c’est une réalité trouble de notre époque qui se donne à lire, celle de la mondialisation, du cynisme et des zones grises où certaines industries prospèrent

Jean-Jacques Bedu est l’auteur de cette chronique sur un livre signé Justine Augier, « Personne morale » (Actes Sud, 04/09/2024, 288p., 22 €)

Justine Augier, née en 1978, s’est engagée très jeune dans l’humanitaire, a longuement parcouru l’Afghanistan. Diplômée de Sciences Po, elle est l’auteure de plusieurs livres remarquables, parmi lesquels De l’ardeur. Histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne (2017) et Par une espèce de miracle (2021), oscillant tous à l’intersection du littéraire et du politique.

Personne morale confirme la place singulière de son écriture et sa façon de questionner notre époque : la conviction que ce qui se passe ailleurs nous concerne. Le livre mérite une lecture attentive, non seulement parce qu’il révèle un scandale aux multiples ramifications, mais aussi parce qu’il ouvre des voies nouvelles, afin d’appréhender le rôle des grands groupes dans l’échiquier géopolitique mondial, et repenser notre rapport à la notion d’impunité.

Une architecture de l’aveuglement

Au-delà du cas précis de Lafarge, Personne morale éclaire la façon dont les multinationales s’organisent pour opacifier leurs activités, multiplier les strates, et ainsi se mettre à distance des actes commis en leur nom, au profit de leurs actionnaires. Justine Augier déconstruit le système complexe élaboré pour obscurcir les responsabilités : création de holdings et de filiales imbriquées les unes dans les autres, recours à la sous-traitance, recours à la “due diligence” et autres audits pour masquer la réalité, le tout enrobé de “codes de bonne conduite”, de “chartes éthiques”, de rapports “RSE”, d’éléments de langage auxquels les dirigeants, confrontés aux questions des juges et des journalistes, auront souvent recours pour affirmer leur “culture de l’entreprise”, leurs “valeurs humanistes”, une cohérence de surface qui se lézarde de plus en plus visiblement à la lumière des faits. Cette mécanique de l’aveuglement est pensée pour être efficace, et elle le devient à mesure qu’elle s’affine.

Justine Augier propose également de questionner la notion d’“économie de la violence”, en mettant au jour les bénéfices que tire un État comme celui gouverné par Bachar al-Assad du désordre et du chaos, de la disparition d’une autorité étatique : en créant un climat d’instabilité, il se rend indispensable à ceux qui souhaitent poursuivre leurs activités économiques, peut jouer sur la concurrence entre les différentes factions pour maintenir son pouvoir, imposer ses règles et dicter ses conditions.

De nombreux rapports ont été écrits sur la manière dont l’état de désastre dans lequel se trouvait la Syrie juste avant la guerre civile, ses infrastructures ruinées, sa faiblesse institutionnelle, sa corruption et son administration archaïque ont profité à des entreprises comme Lafarge, dont la cimenterie allait se révéler très utile au moment où la reconstruction deviendrait la priorité, une carte sur laquelle certains, comme les Russes, auront sans doute choisi de miser. On sait maintenant que, dans l’affaire de la reconstruction des villes bombardées en Irak et en Afghanistan, les entreprises françaises avaient réussi à rafler un nombre considérable de contrats. Mais si cette reconstruction a coûté si cher aux Américains, combien rapporterait-elle en bénéfices, et en influence ?

Personne morale explore aussi la façon dont les codes du monde de l’entreprise contribuent à obscurcir les questions d’éthique ; les dirigeants des multinationales se retrouvant dans un lieu et un temps clos et spécifiques aux codes et au langage en vigueur, dans des salles feutrées, et lors de déjeuners chics ou encore à bord d’avions reliant différentes parties du monde. Ils passent de l’une à l’autre de ces sphères closes sans réelle transition, sans pouvoir jamais vraiment percevoir les conséquences concrètes de leurs choix. Les dirigeants de Lafarge ont rencontré les responsable du massacre des 400 Yézidis sur le Mont Sinjar.

Qu’ont-ils ressenti, confrontés aux images des crimes commis par Daech ? Ont-ils pu justifier leurs choix ? Ont-ils considéré le risque de se salir en serrant la main de certains intermédiaires, au risque de pactiser avec des groupes ? Les dirigeants de Lafarge, en privilégiant la froide logique du profit au détriment de toute considération morale, illustrent cette « terrifiante banalité du mal » qu’Hannah Arendt décrivait comme une  » incapacité à penser » et à se confronter à la réalité des crimes.

Le lent travail de dévoilement

Personne morale souligne l’importance de la présence, l’engagement et les ressources de celles qui vont travailler à dénouer les multiples ramifications de cette histoire, en tissant une toile solide pour révéler ce que les responsables se sont évertués à dérober à notre vue. La lenteur de leur travail, ce qu’un petit groupe composé uniquement d’avocates héroïques – Marie-Laure Guislain, Sara Brimbeuf et Tracy Mputu – accomplit à partir d’un bureau de l’association Sherpa rue Saint-Lazare, est souligné par le récit : celle de la documentation minutieuse, de l’exploration de sites d’informations ou de Facebook à partir de vieux ordinateurs, du dépouillement patient des notes de frais, des bilans financiers et autres messages pour y retrouver les indices concordants d’une implication plus large de la multinationale, de l’analyse précise des images des photographies du chantier, de la carte et des infrastructures, le travail indispensable d’identification, de contextualisation, de “qualification” des crimes commis par Daech dans la zone.

Cette phase d’investigation – qui précède la mise en examen – est rendue accessible par Justine Augier : celle de la patiente mise en place des dossiers, des tableaux et de la frise temporelle dans le petit bureau de la rue Saint-Lazare ; celle de l’excitation partagée face à une trouvaille, ou la rencontre d’un nouveau document. Bien que Marie-Laure Guislain soit une figure clé dans cette affaire, c’est avant tout une entreprise collective qu’elle mène avec ses collègues. Ensemble, elles avancent avec une détermination partagée, chacune jouant un rôle essentiel dans la construction de la plainte, sans jamais perdre de vue la complexité et l’ampleur de leur tâche. »

« Je n’y peux rien si cette histoire ne compte d’un côté que des femmes et qu’elles se retrouvent confrontées à des gens qui sont presque tous des hommes, depuis la cimenterie syrienne de Jalabiya à la rue des Belles-Feuilles dans le XVIe arrondissement : les dirigeants de Lafarge, soupçonnés d’avoir commis les crimes évoqués, leurs avocats, mais aussi les hommes qui ont porté plainte, les anciens employés syriens de la cimenterie. Je ne peux rien à l’aspect caricatural de cette histoire. » 

La première à prendre connaissance des “troubles arrangements” conclus entre Lafarge et Daech n’est pourtant pas l’une des trois juristes, mais la stagiaire de l’association, Laureen Masson, dont Justine Augier nous raconte l’incrédulité et cette capacité à ne pas faire son travail de manière purement formelle. Elle ne mesure pas immédiatement l’ampleur des révélations, mais son intuition la pousse à aller plus loin, faisant preuve d’une curiosité tenace qui deviendra cruciale pour la suite de l’enquête.

Un article du « Monde » au départ

Au détour de sa lecture des quotidiens dans un café parisien, en ce mois de juin 2016 où tout le monde se remet encore de la vague d’attentats qui a touché la ville, Laureen finit par trouver cet article paru dans « le Monde » du 9 juin. Les informations sont précises, mais presque personne n’est à ce moment-là en mesure d’en appréhender les implications, et même les deux journalistes qui ont travaillé ensemble à révéler l’histoire semblent d’abord vouloir la maîtriser, ne pas la laisser les contaminer, un besoin d’oubli que la violence de cette année-là rend à peu près impossible, mais qu’il semble acceptable d’éprouver, pour ne pas être engloutie.

Puis vient la deuxième rencontre, décisive celle-là, celle de Yassin B et Dorothée Myriam Kellou, la journaliste du Monde qui avait publié le premier article révélant l’affaire. Yassin, contactant à la fin de 2014 différentes journalistes dont les noms lui ont été donnés par d’anciens professeurs, essaie simplement de partager son histoire et d’obtenir justice, celle des salariés qui n’avaient pas quitté le pays avant l’arrivée de Daech, des expatriés qui avaient pu être protégés par les mesures d’évacuation organisées par la multinationale, parce que le groupe était déjà devenu ce monde auquel ceux qui l’intègrent se raccrochent, celui qui procure un sentiment de sécurité. Dans un pays en train de se désagréger, l’entreprise multinationale finit par symboliser l’infaillibilité et le respect des codes occidentaux.

Dorothée Kellou, à la réception des multiples messages de Yassin B., qui semblent d’abord voués à se perdre dans le néant d’une messagerie, va tenter d’en faire surgir une histoire en reliant les faits à un lieu précis. Pendant des mois, l’article et son ampleur occupent ses nuits ; il faudra organiser un déplacement au Proche-Orient et surtout, la convaincre que les deux années qu’elle a passées en Irak pourraient la rendre vulnérable aux yeux de l’État islamique. En retournant en Syrie en guerre, elle devra endosser les réflexes oubliés de prudence et de camouflage. Alors que le camion transportant Yassin B., la productrice et elle-même a failli deux fois se faire percuter par un Char dans un virage, elle n’ose le dire à sa productrice qui ne connaît pas bien le pays. Sur le terrain, la journaliste et sa productrice développent une vigilance partagée, un soutien mutuel face aux dangers, dont la brutale absence, au retour en France, révèle à Dorothée Myriam Kellou, l’étendue de sa propre vulnérabilité. En rentrant en France, le cœur de Dorothée s’emballe à chaque passage au scanner dans les aéroports : une valise pleine de ces souvenirs et d’histoires difficiles qu’il faudra oublier ensuite, mais dont son engagement aura été nourri.

Le poids des mots

À plusieurs reprises dans Personne morale, la façon dont les mots et leur place précise dans le système et les rouages du récit font poids apparaît visiblement : les procès-verbaux d’interrogatoire nous dévoilent les euphémismes employés, comme cette expression “économie de la violence”, cet adjectif « rocambolesque », les hésitations, l’emploi répétitif de termes aussi innocents que « crapulerie », « racket », « dîme » ou « obole » comme pour reléguer dans un autre temps, celui des anecdotes et des rites ancestraux, ce qui advient en Syrie, la façon dont le système des dons se met en place. Face aux accusations, les dirigeants répondent “risque image réputation”, une expression clé qui résonne curieusement, en laissant entrevoir des perspectives inquiétantes sur ce que les entreprises jugent acceptable, ce à quoi ils se donnent le droit de déroger pour en venir au but qu’ils poursuivent, le profit et l’accroissement, les mots qu’ils emploient révèlent alors tout un imaginaire lié au monde colonial qui se masque de moins en moins, un imaginaire de domination et de mépris, et devant cet aveuglement, on se met à croire en la parole incarnée et brutale de ces femmes des classes populaires venues déposer plainte, une parole que les juristes, sans rien enlever au témoignage, sa façon d’hésiter, tentent de placer dans la plainte au creux de longs paragraphes juridiques très savamment formulés et organisés. Il est frappant de lire ces phrases, ces “mots simples”, ce refus des circonlocutions, ce choix des pronoms qui donnent tout le poids et la valeur aux histoires qu’ils tentent de retracer, et qu’il faudra apprendre à écouter, pour ne pas se détourner de la culpabilité à l’origine des crimes et des massacres commis, car il y aura un procès ; c’est désormais acquis !

Mais la manière dont se referme, progressivement et implacablement, l’espace d’action offert par les récits est elle aussi centrale : l’impasse face aux “narrations officielles”, aux versions des experts en « géopolitique », l’inanité des médias lorsqu’ils ont choisi de faire surgir un scandale, qui peu à peu retombent, se déplacent sans y penser sur un autre scandale plus captivant et plus spectaculaire, la force inégale des opposants qui ont tenté de révéler les actes des uns et des autres en prenant le risque de se retrouver sur le terrain, face aux bourreaux masqués qui se plaisent à donner une portée visible et spectaculaire aux meurtres qu’ils organisent, l’impuissance face aux stratégies des multinationales qui déploient les arguments qui permettent de se tenir pour innocentes, pour innocentes qu’ils finissent tous, comme tant d’autres, par se croire et à mesure qu’avance l’enquête. Ce sont ces mots, souvent entendus ou réinterprétés ensuite, qui frappent encore une fois l’attention de Justine Augier : Les forces qui nous obligent à tenir n’ont pas du tout la nature de celles qu’elles produisent dans le monde. En étant convaincu de la fragilité de son empire, Bruno Pescheux était déjà entré dans la fiction et devenait la seule victime : « Pescheux dira aux enquêteurs que le maintien de l’usine représentait un véritable acte de résistance, que la cimenterie était comme un havre politique, où il n’y avait ni bons ni mauvais Syriens, qu’ils soient cadres ou salariés, alaouites ou kurdes. »

Mais comment savoir quand survient ce glissement et cette séparation du réel, et quand arrive-t-on aux portes de cette fiction, au point d’en dédier une longue page à cette grenouille métaphorique à l’agonie ?

Un long combat

Personne morale, à la fin de ce récit et même s’il ouvre de multiples voies d’exploration, nous laisse à ces quelques instants du 20 juin 2019 devant le Palais de Justice où s’acharne, avec des moyens limités mais portés par une énergie redoublée et contagieuse, le combat du petit groupe de femmes et de juristes, dans l’ombre des forces mobilisées par la défense. En comptant sur la comptabilité et les témoignages des salariés, celles qui ont eu l’intuition que cette histoire ne tomberait pas dans l’oubli ont déclenché un processus irréversible. En ouvrant des champs, et en forçant la mise en examen de Lafarge pour complicité de crimes contre l’humanité, en 2018, elles ont posé les fondations pour des luttes similaires ailleurs, dans d’autres temps qui pourtant rejoignent ce que ces années révèlent à mesure que s’écrit l’histoire des désastres contemporains, d’autres crimes que d’autres femmes tenteront de rendre visibles à mesure qu’ils continuent de surgir. Elles ont enchaîné victoires et décisions de la Cour qui obligeaient les choses à ne pas s’enliser, sans renoncer à la quête d’autres succès qui demanderaient encore des années. Ce sont aussi les conséquences du procès et sa dimension nouvelle et internationale qui nous occupent en arrivant à la fin de ce livre, parce que l’histoire ne s’arrête jamais là, même lorsqu’on se lève en pensant avoir accompli sa part.

Malgré cette issue du combat dont elles ont été l’origine, les juristes se font toutes plus radicales dans leur appréhension des mécanismes du pouvoir. Personne morale, et même s’il est consacré à un récit du passé, révèle des mutations majeures. Désormais, l’espoir de nouvelles transformations à l’horizon incite à persévérer et rend acceptables certaines illusions. Marie-Laure a cessé de se laisser abuser par les grands dirigeants de sociétés comme par leurs avocats, et elle ne cherche plus vraiment à établir un dialogue ni à rendre le dialogue possible ; désormais, elle s’abrite derrière le droit, la recherche du texte précis qui lui permettra d’élargir peu à peu ce petit espace dans lequel on ne doit faire entendre que la parole des puissants. L’affaiblissement de certaines notions et idéaux qu’on pensait importants après les vagues d’attentats est à la fois alarmant, et révèle quelque chose de notre temps, mais aussi le chemin déjà parcouru : l’universalisation du combat pour un monde plus juste s’impose à elle maintenant.

Daech, Lafarge et le silence assourdissant de la France

Personne morale s’achève sur des questions qui continuent de résonner : jusqu’où faut-il aller pour faire la lumière sur l’implication de l’État, sur ses liens troubles et sa possible complicité, son cynisme peut-être ? Quelle a réellement été l’influence du Quai d’Orsay, des ambassades, des “revolving doors”, ces portes tournantes qui ne cessent de s’ouvrir et de se refermer entre les ministères et le monde des grands groupes, faisant passer d’un camp à l’autre de hauts fonctionnaires ? Quels sont les hommes des services, si puissants et opaques, qui étaient en lien avec certains dirigeants de Lafarge ?

Le récit de Justine Augier nous place au cœur de cette mécanique complexe et l’on ne peut s’empêcher de frissonner en s’imaginant ce dîner offert aux hommes et aux femmes de Lafarge par Firas Tlass à l’hôtel de luxe des Tuğcan, en visualisant ce luxe clinquant, le mobilier baroque, le champagne, les cigares et le buffet où sont disposés les mezzes – les mêmes que ces hommes auront retrouvés lors d’autres dîners de luxe, celui offert par exemple aux dirigeants d’Areva par Kadhafi et les siens à Tripoli dans une suite de l’hôtel Corinthia. Lors de ce type de réceptions – on les imagine à Abu Dhabi ou Ryad –, les affaires évoquées dans l’indifférenciation feutrée de certains lieux – la discussion qui porte sur le développement du groupe et sur le « climat » des affaires –, sur l’énergie dégagée par cette possibilité de faire table rase et d’imposer ses projets architecturaux grandioses et ambitieux – une carte blanche sur la reconstruction de Beyrouth par exemple – ou sur la fabrication des bombes nucléaires – à quoi donc pense-t-on lorsqu’on serre la main de Kadhafi, ou de l’émir de Daech ?

En refermant ce livre remarquable, on repense aux visages et aux voix des plaignants, qui reviennent nous hanter ; mais aussi à la conviction que, partout et même s’ils risquent bien souvent de se brûler, d’autres hommes et d’autres femmes choisiront de se lever pour que justice puisse un jour advenir, parce que l’espace d’une brèche s’est ouvert avec le jugement rendu par la chambre de l’instruction. Une porte s’est entrouverte, peut-être : celle de la possibilité même de juger l’histoire d’une connivence qui va plus haut et pourrait remonter à des institutions et à des hommes bien abrités derrière les mots, les lois et le pouvoir d’un État que l’on aimerait pouvoir croire différent, et capable d’impartialité.