La présence juive au Yémen remonte à une époque très ancienne, mais c’est à la fin du IIIe siècle apr. J.-C. que cette communauté prit un tournant décisif. Le royaume de Himyar, ayant conquis l’Arabie du Sud, choisit de se convertir au judaïsme pour affirmer son indépendance face à la menace d’assujettissement par l’Empire byzantin.
Omar Hamourit, essayiste historien
Tassadit Yacine, anthropologue à l’EHESS
En 380, le roi Abikarib Asad et ses corégents adoptèrent officiellement le judaïsme, marquant la fin du polythéisme dans la région. Au siècle suivant, le christianisme commença à se diffuser dans la région, bien qu’il fût perçu par les Himyarites comme une secte étrangère et fut sévèrement réprimé. En 519, le roi d’Éthiopie, désireux de renforcer l’influence chrétienne, appuya un coup d’État qui imposa des souverains chrétiens au Yémen. Cependant, en 522, le roi juif Yusuf Asar Dhu Nuwas réagit avec force, lançant une persécution majeure contre les chrétiens, qui atteignit son paroxysme avec le martyre de saint Aréthas en 523.
Malgré une résistance ardente, le royaume himyarite ne put contenir l’invasion abyssinienne de 525, laquelle scella la chute de Yusuf Dhu Nuwas et mit un terme au pouvoir juif. Dès lors, le Yémen devint un royaume chrétien sous l’influence de l’Empire byzantin, dirigé par des souverains chrétiens. Selon l’historien Jean-François Faü[30], de nombreux Juifs himyarites, forcés de se convertir au christianisme pour sauver leur vie, continuèrent néanmoins à pratiquer leur foi en secret, formant ainsi une communauté discrète de crypto-Juifs qui préserva leur héritage dans le silence et l’ombre.
Sous l’ère musulmane, à partir de 632, les ports du golfe d’Aden prospérèrent en devenant des centres commerciaux majeurs reliant l’Asie, l’Afrique et le Levant, ouvrant ainsi de nouvelles opportunités pour la communauté juive. Sous les Ayyoubides (1173-1229) puis les Rassoulides (1229-1454), les Juifs d’Aden connurent un véritable « âge d’or », bénéficiant du rôle central de la ville dans le commerce maritime entre la Méditerranée et l’Océan Indien. Parmi les figures notables de cette époque, Madmun ibn Hasan ibn Bundar, un Juif d’Aden et représentant des douanes califales au XIIe siècle, joua un rôle déterminant dans le commerce maritime. Sous l’occupation ottomane, entre 1546 et 1635, les Juifs connurent une période relativement clémente.
Cette mansuétude s’explique, selon Josef Tobi dans l’ouvrage collectif publié sous la direction d’Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora[31], en partie par le fait que l’administration et le système judiciaire ottomans adhéraient à l’école hanafite de la jurisprudence islamique, réputée pour son approche tolérante envers les non-musulmans, contrairement à l’école hanbalite prédominante au Yémen, nettement plus rigoureuse. Suite au retrait des Ottomans, le Yémen passa sous la coupe d’un régime zaydite, marquant le début d’une période particulièrement sombre pour les Juifs yéménites.
En 1679, un événement marquant survint : l’expulsion des Juifs de Sanaa, connue sous le nom d’Expulsion de Mouza. Cette expulsion fut en partie une réaction au mouvement sabattéen qui avait trouvé un écho particulièrement fort parmi les Juifs yéménites. En effet, malgré la conversion à l’islam en 1666 de leur prétendu messie, Sabataï Tsevi, la communauté juive yéménite resta imprégnée d’un fort sentiment messianique. Cet état d’esprit fut cristallisé par Sulaiman al-Jamal, un membre de cette communauté, qui, convaincu d’avoir reçu une révélation divine, se lança dans une quête pour renverser le dirigeant musulman. Face à cette menace, les autorités décidèrent d’une expulsion collective des Juifs. Cependant, les réalités économiques finirent par prendre le dessus sur les considérations religieuses et politiques. Ainsi, après un exil de dix-huit mois, les Juifs commencèrent à être autorisés à revenir dans le pays, bien qu’ils ne puissent réintégrer Sanaa. L’histoire des Juifs du Yémen est ponctuée de hauts et de bas, alternant entre périodes de floraison et épisodes d’adversité exacerbée par la pression constante des autorités religieuses. Un exemple de cette alternance est le règne de l’imam Al-Mahdi Muhammad (1687-1716), un descendant du prophète Mohamed, également connu sous le nom de Sahib al-Mawahib. Son ère fut une période d’épanouissement pour les Juifs du Yémen, contrastant vivement avec d’autres moments marqués par une détérioration significative de leurs conditions de vie sous l’influence des pressions religieuses incessantes. Puis, entre 1679 et 1680, le roi imam Al-Mahdi Ahmad ordonna le bannissement des Juifs du Yémen, les contraignant à un exil dans les terres désolées de la région de Mawza. Dépossédés de leurs biens, leurs synagogues transformées en mosquées, les Juifs durent affronter les rigueurs d’un environnement aride et hostile. Pourtant, comme le rapporte l’historien Yosef Qafih[32], tous ne se plièrent pas à ces décrets implacables. Dans les régions orientales du pays, plusieurs chefs arabes, refusant d’exécuter les ordres du roi imam, protégèrent les Juifs en leur offrant refuge. Après une année d’exil, les Juifs furent autorisés à revenir. Toutefois, leur réintégration fut marquée par une marginalisation accrue : ils restèrent dépouillés et contraints de s’installer à l’écart des villes, soumis à de nouvelles lois discriminatoires. Le XIXe siècle, quant à lui, apporta son lot d’épreuves. L’instabilité politique, les sécheresses et les famines jalonnèrent cette période tumultueuse, frappant durement l’ensemble de la population, mais s’abattant avec une intensité particulière sur les Juifs. Face aux épreuves qui marquèrent leur histoire, une partie des Juifs a choisi de s’exiler, espérant trouver ailleurs un avenir plus clément. L’ouverture du canal de Suez en 1869 facilita leur déplacement, permettant à certains de rejoindre la Palestine, mais aussi l’Égypte et l’Inde. La fin du XIXe siècle fut particulièrement éprouvante pour les Juifs, notamment lors du siège de Sanaa en 1904, où ils furent victimes de pillages et de conversions forcées. Ces persécutions accélérèrent légèrement l’émigration vers la Palestine. Mais, selon Ari Ariel, la communauté juive yéménite à Jérusalem passa de 400 membres en 1884 à 2 500 en 1908, ce qui somme toute une proportion minime de la population juive yéménite. Puis il y eut le mouvement sioniste qui va faire un travail de facilitation de l’exil, en prenant en charge leurs frais de voyage. Toujours est-il même si cette période est souvent associée à des récits de violence contre les Juifs, récits parfois amplifiés par les groupes sionistes, des témoignages comme celui de Shmuel Yavnieli, émissaire du mouvement sioniste en 1910, offrent une perspective différente. Shmuel Yavnieli[33] rapporta que les Juifs yéménites vivaient en relative sécurité et prospérité au sein de la société musulmane, grâce à un haut degré d’intégration. Du coup, ce constat invite à nuancer les raisons de leur départ, qui semblent s’expliquer davantage par des motivations économiques que par des pressions politiques ou religieuses. Les violences subies par les Juifs au Yémen semblent atteindre, encore selon Shmuel Yavnieli, leur apogée avec le pogrom d’Aden en 1947, qui coûta la vie à 82 membres de la communauté juive de la ville. Cependant, ce pogrom, qui ne fut pas centré principalement sur la communauté juive, causa également la mort de 33 Arabes, 4 Indiens et 1 Somalien, victimes des affrontements généralisés. Bien que cet événement soit l’une des attaques les plus violentes contre les Juifs Mizrahim au XXᵉ siècle, aux côtés du Farhoud de 1941 en Irak, Shmuel Yavnieli insiste sur le fait qu’il n’a pas été la cause principale de leur départ. Cet exode s’explique davantage par la détérioration significative de leurs conditions économiques, parmi d’autres facteurs complexes. Il est aussi également pertinent de comparer ce pogrom qui apparait comme important, avec les tragédies majeures subies par les Juifs en Europe au cours de ce même siècle. La proportion est vite établie.
A titre de comparaison, un an avant le drame d’Aden, ailleurs, en Europe, la communauté juive subissait de terribles pertes. En Pologne, par exemple, un pogrom sanglant fit, en 1946, environ 2 000 victimes juives[34], et à ce sujet les estimations varient selon les sources. Cette violence s’inscrivait dans un contexte d’anarchie politique et de tensions exacerbées par la seconde guerre mondiale, et pourtant la violence était plus forte en Pologne. On peut parler aussi du massacre des Juifs deux décennies plus tôt, entre 1918 et 1920, autrement dit durant la guerre civile qui a suivi la révolution bolchevique. Des nationalistes ukrainiens, des responsables polonais et des soldats de l’Armée rouge se livrèrent à des pogroms sanglants en Biélorussie occidentale et dans la province polonaise de Galicie, aujourd’hui en Ukraine occidentale, causant la mort de dizaines de milliers de Juifs[35]. Selon Nicolas Werth[36], estime que le nombre de victimes juives atteint les 150 000 environ le : (125 000 en Ukraine, 25 000 en Biélorussie) entre 1918 et 1922. Encore deux décennies plus tard, des millions de Juifs, seront tués par les idéologies racialistes européennes, ce fut la Shoah. L’histoire ne retient aucun bilan aussi meurtrier contre les communautés juives, en terre d’islam où les pogroms n’avaient pas cet aspect systémique et souligné par une volonté d’élimination massive des Juifs.
Le départ des Juifs du Yémen ne résultait donc pas d’une aspiration messianique, mais plutôt d’une quête désespérée pour échapper à leurs conditions sociales profondément précaires. Conscients de l’existence d’une main-d’œuvre facile et bon marché, les sionistes installés en Palestine, en cette fin du XIXe et début du XXe siècle, ont fait en sorte à attirer ces Juifs pour remplacer les travailleurs Juifs européens qui quittaient massivement la région. Ainsi, pour maintenir le caractère hébraïque des colonies, l’Organisation sioniste a décidé d’embaucher des Juifs yéménites, avec des salaires bien inférieurs à ceux des Européens et des Arabes. On importa alors, en 1910, environ 2 000 Juifs qu’on logea précairement, parfois dans des étables ou en plein champ, et en les soumettant à des travaux intensifs, y compris pour les femmes et les enfants. Ces conditions, aggravées par la malnutrition et l’insalubrité, ont entrainé une grande mortalité des Juifs yéménites, emportés par les épidémies de malaria dans les marais. L’organisation sioniste voulait davantage de yéménites, cette main-d’œuvre de bon marché. C’est ainsi qu’entre 1919 et 1928, de nombreuses lettres furent adressées à cette communauté aboutissant à la fin au départ de 1 413 personnes. En 1929, un bureau a été ouvert à Aden pour faciliter l’émigration vers la Palestine, entraînant ainsi une hausse significative des départs : de 1932 à 1939, 6 416 Juifs yéménites rejoignent la région. Il faut que la situation économique du Yémen était extrêmement dégradée, marquée par la chute de la valeur du riyal, des sécheresses, la famine, des difficultés commerciales et des persécutions, ce qui poussa de nombreux à accepter les propositions de l’organisation sioniste. Pour paraphraser, Ari Ariel[37], l’émigration juive yéménite vers la Palestine était motivée beaucoup plus par des facteurs économiques qu’un idéal politique sioniste. Une fois en Palestine, les ouvriers Juifs yéménites étaient victimes d’exploitation par les colons sionistes européens, recevant des salaires bien inférieurs à ceux des ouvriers agricoles ashkénazes. Entre 1905 et 1914[38], un fermier juif, écrit Gershon Shafir[39], payait en moyenne un ouvrier yéménite entre 6,5 piastres, en moyenne, par jour, tandis qu’un Ashkénaze percevait environ 12,5 piastres pour le même travail. Ces salaires insuffisants empêchaient les Yéménites de vivre tout simplement. Il y avait incontestablement une hiérarchie entre les Juifs, comme si certains avaient plus de légitimité que d’autres dans le judaïsme, parce qu’ils sont les initiateurs du sionisme. De toutes les façons, l’organisation sioniste du travail voulait davantage de Juifs, et c’est ainsi qu’entre 1919 et 1928, environ 1500 Juifs arrivèrent en Palestine, en provenance du Yémen. Cette agence a même ouvert un bureau à Aden, en 1929, pour faciliter le recrutement, donnant ainsi une arrivée plus importante entre 1932 et 1936. Il est bon de préciser encore une fois, que ces arrivées n’étaient principalement pas motivées pour des raisons de persécutions religieuses, mais par la situation économique extrêmement déplorable du Yémen où sévissaient une grande crise monétaire et une terrible sècheresse.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’émigration s’intensifia avec l’assassinat de l’imam Yahia, roi du Yémen, le 17 février 1948, par un de ses opposants politiques, Abdullah al-Wasir, d’autant plus qu’une guerre s’était déclarée entre les partisans d’Abdullah et ceux d’Ahmad, le fils aîné de l’imam Yahya. La vie était devenue difficile pour les yéménites et pour les Juifs en particulier plus compliquée. Dans ce contexte, l’Agence juive dépêche un émissaire au Yémen, qui établit que plus de 50 000 Juifs y vivent, avec l’aide d’Etat de l’état ?américain. C’est ainsi qu’entre juin 1949 et septembre 1950, environ 49 000 Juifs yéménites furent discrètement transportés vers la Palestine par des avions britanniques et américains, dans le cadre de l’opération Tapis volant. Cette initiative visait à les installer dans l’État israélien récemment créé. Cependant, une fois arrivés en Israël, ces immigrants furent confrontés à des conditions de vie et de travail extrêmement difficiles et exploités par les colons sionistes. Selon Ella Shohat[40], l’Organisation sioniste justifiait l’établissement permanent des familles yéménites en mettant en avant leur utilité économique : il ne s’agissait pas seulement d’employer des hommes yéménites adultes comme ouvriers, mais également de faire travailler leurs femmes et leurs jeunes filles, considérées comme une main-d’œuvre bon marché destinée à remplacer les femmes arabes, alors jugées trop coûteuses par les familles de colons. Toujours dans le même registre, il apparait, selon certains travaux, que la tendance dominante des Ashkénazes a marginalisé les Yéménites, en maintenant dans des emplois subalternes et excluant des programmes d’achat de terres ainsi que des kibboutzim. Ils ont été relégués au statut de simples travailleurs[41], sans possibilité d’ascension sociale. Selon Gershon Shafir, les Yéménites ont été victimes de ségrégation et d’une profonde discrimination, subissant des insultes et des attitudes méprisantes. Ils étaient souvent qualifiés de sauvages ou d’Arabes dans un sens péjoratif, renforçant ainsi leur exclusion. Cette situation reflétait une logique coloniale qui n’était pas sans rappeler les pratiques des empires britanniques et français dans leurs colonies. La tendance dominante des Juifs européens, en adoptant de tels comportements, semblaient reproduire l’idéologie du « fardeau de l’homme blanc », en se considérant comme porteurs d’une supériorité culturelle ou morale justifiant leur domination. Même des figures comme David Ben Gourion et Arthur Ruppin, les ont opposés aux travailleurs ashkénazes, qualifiés d’idéalistes, les réduisant ainsi à de simples exécutants dénués de nobles motivations sionistes ou socialistes[42]. Ce traitement reflète une exploitation économique et sociale que des chercheurs comme Gershon Shafir ou Ella Shohat associent à une posture colonialiste des Juifs européens, marquée par un sentiment de supériorité culturelle.
Au fil des décennies, la communauté juive du Yémen continua de diminuer. En 2009, il ne restait que 290 Juifs dans le pays, et en 2015, les persécutions des Houthis aggravèrent leur situation. En mars 2016, une opération de transfert menée par l’Agence juive et les États-Unis permit d’évacuer 19 Juifs, marquant symboliquement la fin de la présence juive au Yémen. En mars 2021, treize Juifs furent évacués vers l’Égypte, ne laissant qu’une poignée de membres de la communauté. En 2023, seul Levi Marhabi, accusé d’avoir aidé à faire sortir un rouleau de Torah est une copie manuscrite de la Torah (Sefer Torah) datant de six siècles du pays, restait détenu par les Houthis, témoignant de la quasi-disparition d’une communauté autrefois florissante.