Bon nombre des élites berbérophones qui ont été formées sous la colonisation française en Algérie notamment, étaient francophones. Le retour à la langue berbère passait par la langue et la culture françaises. L’appropriation des études berbères et par extension du « fait berbère » s’est faite en dehors de l’oppression coloniale, mais aussi sous cette emprise du colonisateur français.
Hafid ADNANI est journaliste et chercheur en anthropologie
Cette élite francophone, qui représente une infime minorité des indigènes musulmans, a vécu dans une terrible contradiction. Produits de l’école coloniale française en Algérie qui leur a imposé le code de l’Indigénat et enseigné « nos ancêtres les Gaulois », ces berbères ont été formés dans lemême temps aux valeurs de la République française et à la langue française.
Le système colonial, qui n’était pas donc dépourvu de contradictions, rêvait sans doute à l’« assimilation » de cette élite rare, quasi-élue, mais n’a en jamais réellement réalisé ce « rêve ». Cet échec à assimiler totalement in fine ces élites francophones, de fait privilégiées, est une des raisons qui ont précipité la fin du système colonial.
Pierre Bourdieu, la référence
Pierre Bourdieu, dans son texte intitulé « L’Odyssée de la réappropriation », contribution au colloque organisé à Alger en juin 1992 en hommage à Mouloud Mammeri, a décrit « l’histoire du rapport de Mouloud Mammeri à sa société et à sa culture originelles » comme « une Odyssée », avec « un premier mouvement d’éloignement vers des rivages inconnus, et pleins de séductions, suivie d’un long retour, lent et semé d’embûches, vers la terre natale. Bourdieu ajoute : « Cette Odyssée est selon le chemin que doivent parcourir, pour se trouver, ou se retrouver, tous ceux qui sont issus d’une société dominée ou d’une classe ou d’une région dominée des sociétés dominantes. C’est, en cela, selon moi », écrit Bourdieu, « que l’itinéraire de Mouloud Mammeri est exemplaire. »
C’est ainsi qu’à la fin du XIXème siècle, quelques berbérophones ont commencé à s’intéresser à l’étude de leur langue et à leur culture à travailler in fine, consciemment ou inconsciemment, à cette nécessaire réappropriation.
Des figures de pionniers
Belkassem Ben Sédira (1845 – 1901)
Belkassem Ben Sédira, natif de Biskra, professeur et chercheur à l’École supérieure des lettres d’Alger, est le premier indigène musulman à se spécialiser dans l’étude de l’arabe algérien et de la langue kabyle. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages pour la vulgarisation de l’arabe algérien et du kabyle[1], est un des pionniers de ce mouvement.
Marié à une française d’Algérie en 1871, il prend la citoyenneté française. Il publie des manuels d’arabe et des travaux très remarqués. Avec l’institution en 1880 d’un enseignement supérieur en Algérie, il est appelé par Emile Masqueray[2], le directeur de l’Ecole supérieure des Lettres, pour une maîtrise de conférences d’ « arabe vulgaire »[3], poste qu’il conservera jusqu’à sa mort.
Même si le fameux « Cours de langue kabyle » de Belkassem Ben Sédira, a obéi à un souci d’ordre pédagogique qui est de contribuer efficacement à l’étude du berbère pour aider les étudiants de l’Ecole normale primaire et de l’Ecole des Lettres à étudier et approfondir la langue et à passer avec succès des examens récemment institués dans l’enseignement supérieur, comme le brevet de langue kabyle (arrêté ministériel du 28 juillet 1885) et le diplôme des dialectes berbères (arrêté ministériel de 1887), le travail de Belkassem Ben Sédira porte une réelle originalité et a également concerné la littérature orale comme les devinettes qu’il a méticuleusement collectées (plus d’une centaine). Il faut ajouter à cela les poésies et les chansons, récitées par des conteurs professionnels.
Saïd Cid Kaoui (1850-1910)
Saïd ben Mohammed-Akli Cid Kaoui fréquente dans sa jeunesse l’école primaire française en Algérie dans la ville de Bougie (actuelle Bejaïa) avant de poursuivre ses études au lycée de Constantine. En 1877, à 18 ans, il s’enrôle dans l’armée dans le premier régiment de spahis qu’il quittera vers 1880 pour suivre une année d’études de médecine avant de choisir un cours d’interprète. En 1886, il rejoint le corps des interprètes militaires et ne le quittera que pour prendre sa retraite en 1908.
En 1884, pendant qu’il prépare ses examens pour intégrer le corps des interprètes militaires, il est désigné en qualité de juré aux examens de berbère. C’est alors qu’il a l’idée de réaliser des dictionnaires.
Son dictionnaire français-Tamasheq est achevé en 1890 et publié en 1894. En 1900, une version abrégée sort en librairie et, en 1907, Cid Kaoui fait paraitre un nouveau dictionnaire consacré aux langues berbères du Maroc.
Membre de la Société historique algérienne, chevalier de la Légion d’honneur, Cid Kaoui remporte une médaille de bronze lors de l’Exposition universelle de 1900 pour ses dictionnaires.
L’exemplaire de son Dictionnaire français-tamasheq conservé à la bibliothèque du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, est dédicacé par l’auteur à Jules Cambon (1845-1935), gouverneur général d’Algérie de 1891 à 1897.
Said Boulifa (1865-1931)
Né à Adeni en Grande Kabylie, Si Amar (ou Said Boulifa) appartient à une famille maraboutique modeste (d’où le « Si » de son nom). Il est orphelin très jeune et son oncle maternel le fait scolariser à la toute première école ouverte en Grande Kabylie (1875), pour laquelle les candidats étaient alors rares. Il s’engage rapidement dans la carrière d’instituteur, la seule voie de promotion qui pouvait alors s’offrir à un jeune Kabyle d’origine modeste. A partir de 1890, il devient répétiteur de berbère à l’École Normale, puis en 1901, à la Faculté des Lettres d’Alger. Il participe également à la mission Ségonzac au Maroc (fin 1904-1905) d’où il ramène ses Textes berbères de l’Atlas.
Said Boulifa a été un berbérisant prolixe ; il s’est intéressé — c’était d’abord un enseignant de berbère — principalement à la langue. Et il a pris très au sérieux sa fonction de pédagogue puisqu’il a élaboré la première véritable méthode d’enseignement (complète) de kabyle, fondée, avec plusieurs décennies d’avance, sur les principes de la pédagogie dite « directe » des langues. Antérieurement à Boulifa, on ne disposait que de grammaires descriptives très classiques, à la vocation pédagogique limitée. Mais il s’est également activement penché sur la littérature et l’histoire de sa région natale.
L’apport scientifique de Boulifa est important. Son œuvre, d’une grande précision, et un véritable acte de foi et d’amour pour la langue et la culture berbères.
Brahim Zellal (1898-1972)
Ces trois personnalités notamment, à des degrés divers et durant la période coloniale, ont pu faire donc entendre une autre voie, celle des indigènes berbérophones dans le domaine des « études berbères », même en dehors du monde universitaire.
D’autres personnalités qui ont travaillé consciemment ou inconsciemment à cette réappropriation, qui peut parfois passer par une forme de ruse, celle des dominés, comme l’explique Tassadit Yacine[4] : Brahim Zellal (1898-1972), professeur d’arabe d’origine kabyle qui a, selon la même Tassadit Yacine : « estimé en tant que colonisé, il était de son devoir d’opposer au « roman de Renart » français, le « roman de Chacal » kabyle » qu’il publia en 1964 après une collecte qui commença en 1920.
Mohand-Saïd Lechani (1893-1985)
On peut également citer une figure des instituteurs des années 20, Mohand-Saïd Lechani (1893-1985) militant politique et syndical, berbérisant et socialiste de tendance jaurésienne et collaborateur de divers journaux. Lechani qui a participé à tous les mouvements socio-politiques et culturels destinés à l’émancipation de l’Algérie avec, comme point de départ, l’éducation et l’instruction qu’il voulait généralisées à tous. Lechani se perfectionna lui-même en langue et linguistique berbère.
C’est ainsi qu’il suivit au Maroc l’enseignement d’Émile Laoust[5], grand spécialiste de littérature berbère et obtient, en 1919, le certificat de berbère marocain à l’Institut des Hautes Etudes Marocaines de Rabat qui vient d’ouvrir. Il fut le disciple de Said Boulifa, d’Émile Laoust donc et d’André Basset puis, plus tard, compagnon de recherches d’André Picard, dernier responsable du cours de berbère de la Faculté des lettres d’Alger. Ses écrits et ses réflexions de berbérisant s’inscrivent plus généralement dans le cadre d’un mouvement d’éveil et de sauvegarde de l’identité et de la culture berbères (amazighes) d’expression kabyle, entamé au début du xxe siècle par une poignée de ces lettrés kabyles, issus notamment des rangs du monde de l’éducation comme lui.
Il faudrait citer encore Jean-El Mouhouv Amrouche (1906-1962), écrivain, journaliste et poète, auteur de « l’Eternel Jugurtha » qui a paru dans la revue « l’Arche en 1946 et des « chants berbères de Kabylie » en 1947[6] , sa sœur Taos Amrouche ( 1913-1976 ), qui publia son premier roman aux éditions Edmond Charlot en 1947[7], et qui chanta notamment les chants berbères de Kabylie; leur mère Fadhma Aït Mansour-Amrouche (1882-1967), qui publia à titre posthume Histoire de ma vie[8] ; Mouloud Féraoun ( 1913-1962), natif de Tizi Hibel, romancier célèbre de la génération dite des années 50, qui traduisit et publia notamment en dehors de ses romans ancrés en Kabylie, « Les poèmes de Si-Mohand »[9] en édition bilingue, font partie, qu’ils l’aient réellement voulu ou non, de ce mouvement d’appropriation linguistique et culturelle berbère en parfaite cohérence de fond avec le mouvement indépendantiste
Cet important mouvement ne pouvait jouir d’une réelle émancipation durant la période coloniale. On pouvait légitimement penser que l’indépendance qui suivra pouvait être porteuse de plus grands espoirs.
[1] Dont le « Cours de langue kabyle. Grammaire er version ». Jourdan. 1887.
[2] Anthropologue, ethnologue et linguiste français (1843 – 1894)
[3] Arabe dialectal ou mixte
[4] Chacal ou la ruse des dominés. Edition la découverte. 2001.
[5] 1876-1952 linguiste français
[6] Editions Edmond Charlot
[7] Jacinte noire.
[8] Editions Maspéro, 1968
[9] Editions de Minuit. 1960.
Le combat des berbérophones en faveur de la langue berbère (volet 1)