Avec Les Bestioles, Hala Moughanie signe un roman aussi bref qu’incandescent, traversé par l’écho de l’explosion du port de Beyrouth. Un texte intime qui transforme la douleur libanaise en matière littéraire brute et lumineuse.
Beyrouth, 4 août 2020. Un souffle fracasse la ville et la mémoire. Ce jour-là, l’explosion du port jette un voile de poussière sur la capitale libanaise, laissant des milliers de vies disloquées, des murs éventrés, et une stupeur qui dure encore. C’est dans ce paysage de désastre, au cœur de la sidération, qu’Hala Moughanie ancre Les Bestioles, roman fulgurant publié aux Éditions Elyzad. En à peine 130 pages, l’autrice libanaise cisèle un texte à l’image de sa ville : écorché, vrombissant, fragile, indomptable face à la résignation.
Ce court roman, déjà sélectionné pour plusieurs prix littéraires, trouble et bouleverse. Lire Les Bestioles revient à traverser un champ de ruines avec la sensation que chaque pas, chaque mot, expose à une émotion brute. D’emblée, la langue frappe. Cassandre, de la librairie La Virevolte à Lyon, évoque un texte qui laisse sans voix, happé par la vélocité et la puissance douloureuse d’une écriture sans concession. D’autres voix critiques, comme celle de Victor De Sepausy pour Actualitté, saluent la façon dont le roman brosse le portrait du Liban contemporain, où la violence se tapit dans les silences, les ruines, les regards perdus et la résignation suintant à chaque page.
Une ville fracassée
Le narrateur avance sans nom, porté par une mémoire saturée d’images et de blessures. L’homme déambule dans une ville fracassée, incapable d’adhérer à la version officielle d’un simple accident. Il reste hanté par ce qu’il croit avoir entendu : des avions, des « grosses bestioles » dont le bourdonnement ranime la peur et fait surgir le passé de la guerre. Plus anciennes encore, d’autres bestioles vrombissent dans sa tête, souvenirs de tendresse, éclats d’un passé fratricide, traces de bonheur et de folie qui collent à la peau. Au fil des pages, la ville devient la scène mouvante d’un vertige, entre rage, résignation et cet espoir minuscule qui survit dans les décombres.
Hala Moughanie refuse toute spectacularisation du drame. Elle préfère une écriture par entailles, fragmentaire, portée par un monologue intérieur. Loin des fresques épiques, elle plonge dans le flux haletant et mordant d’une conscience malmenée. Dominique Baillon-Lalande, pour Encres vagabondes, salue la tension et le réalisme brut d’un texte équilibriste, suspendu entre douleur, folie, beauté et entraide. Pour Samer Abdo dans L’Orient Littéraire, ce roman dessine le portrait d’un homme abîmé, témoigne d’une ville blessée, chante aussi la poésie du quotidien dévasté. Sous la plume de Moughanie, l’expérience de la guerre se lit dans chaque détail, dans chaque silence, dans cette humanité qui se débat au bord de la folie.
Le choix du titre, Les Bestioles, s’avère doublement signifiant. D’abord, il renvoie à ces « grosses bêtes » perçues dans le ciel, avions réels ou fantasmés, signes du danger imminent. Mais l’expression désigne aussi les petites créatures intérieures, les souvenirs, les peurs, les souffrances, ces vibrations invisibles qui minent l’âme. Dans cette résonance, Hala Moughanie parvient à capter la manière dont le traumatisme façonne l’intime, circule d’une génération à l’autre, s’infiltre dans la mémoire collective du peuple libanais.
La force du roman tient à son équilibre subtil. L’émotion affleure sans jamais sombrer dans le pathos, la langue reste tendue entre rudesse et poésie. Dans l’effondrement, une forme de tendresse et de résistance se glisse, souterraine. Les Bestioles ne se réduit pas à une chronique de la catastrophe ; le livre interroge ce qui reste à l’homme quand le réel vacille, ce qui survit de beauté et de folie dans l’après-coup de la guerre.
L’autrice écrit depuis Beyrouth, ville où elle vit et travaille comme dramaturge, romancière et consultante en politiques publiques et médiation des conflits. Lauréate du Prix du théâtre de la Colline / Actes Sud en 2022, Hala Moughanie avait déjà frappé fort avec Il faut revenir, finaliste du Prix de la littérature arabe. Avec Les Bestioles, elle livre un texte épuré, concentré sur l’essentiel : la survie, l’ironie, la tendresse, la sidération qui suit la catastrophe.
Au terme de ce roman, le lecteur reste secoué, marqué à vif, mais aussi secrètement reconnaissant. Les Bestioles prouve que la littérature garde ce pouvoir fragile et immense de faire surgir la lumière dans l’obscurité, d’opposer un chant, même ténu, à la violence faite aux Libanais.
Titre : Les Bestioles
Auteur : Hala Moughanie
Éditeur : Elyzad
Date de publication : 22 août 2025
Nombre de pages : 132 pages
Prix : 16,50 €