Un concert de Abdel Rahman el-Bacha aura lieu à l’Institut du monde arabe le 27 septembre. Il permettra à l’association Patrimoine Tripoli Liban qui l’organise de financer les Journées des 23 et 24 novembre, à l’occasion de la désignation de Tripoli, la deuxième ville libanaise, comme « capitale arabe de la culture ».
Entretien exclusif avec Abdel Rahman el-Bacha pour « Ici Beyrouth », site partenaire de Mondafrique.
Comment est née votre vocation, votre enfance entre le grand compositeur et chef d’orchestre Toufic el-Bacha et la voix d’or Wadad?
La musique est une grande passion qui constitue le sens de ma vie. Maman chantait alors que j’étais dans son ventre et j’ai dû recevoir des ondes qui exaltent mon héritage génétique. Dès l’âge de deux ans, j’assistais aux répétitions de mon père. J’étais fasciné par le violon, notamment par le violoniste Abboud Abdel Aal. Ma passion pour le violon n’a pas duré. Quand il n’obéissait pas à ma volonté musicale, il recevait des coups. À l’âge de six ans, j’ai découvert le piano et sa solidité. J’avais également des dons inhabituels pour le piano, comparés à ceux des autres élèves », d’après ma professeure Zvart Sarkissian qui m’a formé dès l’âge de huit jusqu’à 16 ans. Ceci m’a permis d’avancer très vite, au point qu’adolescent, sans avoir été préparé par le professeur Pierre Sancan, j’ai été admis à l’unanimité dans sa classe, au Conservatoire supérieur de Paris.
Mon père n’était pas favorable à ce que je poursuive une carrière musicale internationale. Ce n’est pas grâce aux prix remportés au conservatoire de Paris qu’on est assuré de percer. Pour un originaire du Liban qui n’est pas un pays « producteur de pianistes » comme la France, la Russie et l’Amérique, il fallait faire ses preuves. J’ai obtenu le prix de la reine Elizabeth en 78, juste après l’obtention de mes diplômes du conservatoire de Paris. C’était une grande première. Aucun musicien de notre région arabe et libanaise n’avait remporté un prix pareil. Raymond Eddé m’a aussitôt envoyé ses félicitations. Ma carrière internationale était lancée.
Certains critiques et mélomanes disent qu’ »ils vous sentent Chopin quand vous le jouez au piano ». Vous interprétez aussi Bach et Beethoven. Quel est votre secret?
Jouer du piano est un travail technique, physique, un investissement affectif et spirituel. Sans la dimension affective, la musique ressemblerait à une performance sportive, surtout pour les œuvres difficiles. L’envergure spirituelle de la musique me passionne. Je fais surtout allusion à Bach et Beethoven, les deux grands piliers de mon répertoire. Si on les interprète sans être à la hauteur du message spirituel qu’ils véhiculent, ni habité par des réflexions sur la condition humaine, la métaphysique, la philosophie, on ne peut transmettre l’essence de leur héritage musical. Interpréter Beethoven, c’est crier contre l’injustice, principal fléau du monde. Chopin est peut-être le compositeur le plus apprécié des pianistes, même si certains évitent de le jouer. Il est le grand poète de la musique, le prince du piano. Il a vécu l’injustice car son pays a été écrasé par une puissance étrangère, ainsi que l’exil. Cela me rapproche également beaucoup de lui
Vous avez enregistré l’intégrale de l’œuvre pour piano de Chopin et l’intégrale des 32 sonates de Beethoven. Pourquoi votre choix pour le concert « Voyage enchanteur » porte sur les œuvres de Chopin et les chansons françaises au piano? Quel sera le programme?
La première partie du programme contient une sélection de mes pièces. J’ai regroupé mes propres œuvres pour piano en cinq recueils et durant le concert organisé par l’Association Patrimoine Tripoli Liban, trois seront jouées: Préludes et chants, Le Monde des enfants et Les Trois Pièces orientales.
Préludes et chants regroupe sept pièces. Il y a des préludes andalous, des préludes orientaux et des préludes funèbres. Il y a également Une chanson libanaise, baptisée ainsi car elle traduit l’ambiance populaire de notre pays. J’interprèterai aussi une romance, Marie ou la mort d’une enfant, écrite en hommage à une adolescente morte noyée, dont je connaissais les parents. Le Monde des enfants me touche particulièrement. Moi-même, j’ai six enfants, que j’ai pu accompagner. Les Trois Pièces orientales sont le fruit de commandes. La première et la troisième sont des pièces commandées par mon père, qui ont finalement trouvé une forme pianistique alors qu’elles étaient destinées à l’écriture orchestrale. La pièce médiane fut commandée par le grand Mohammad Abdel Wahab, qui m’avait offert ses œuvres. J’en ai fait des Variations sur un air égyptien, extrait de sa chanson Eh Gara ya Albi, qu’il avait appréciées. Les Trois Pièces orientales reflètent ma culture. Il y a d’abord Danse rituelle qui traduit une ambiance imaginaire et une musique bédouine du désert, aussi paradoxal que cela puisse paraître, car on entend des modes inactuels au piano. Par ailleurs, Bacchus exprime l’ivresse que peut procurer la vie.
La deuxième partie du concert est consacrée principalement à la culture française. Chopin est à moitié français et il a vécu à Paris. La 3ème sonate est une de ses œuvres de maturité, composée l’année de la mort de son père. Elle s’étend sur une demi-heure. Comme je suis amoureux des grandes chansons françaises, j’en ai fait des versions pianistiques, pour remercier Paris d’avoir accueilli l’Institut du monde arabe. Des chansons, fruits de mon travail, sonnent comme des morceaux classiques, dont les thèmes sont universels, des œuvres de Barbara, Charles Trenet, Edith Piaf, Jacques Brel, Lucienne Boyer. Ma transcription au piano traduit les paroles et inclut une intervention sur l’harmonie.
Joumana Chahal Timery, l’instigatrice du concert
Comment vous est venue l’idée de fonder l’association Patrimoine Tripoli Liban?
Cette idée m’est venue après la guerre de 2006. C’est une association française née à Paris (loi 1901). Tripoli, ce sont des strates de civilisations. D’abord les Phéniciens, puis les Grecs, ensuite les Seldjoukides, les Fatimides puis les conquêtes arabes, les Croisés, les Mamelouks, les Ottomans et chaque peuple a laissé des traces indélébiles dans la pierre durant 4.000 ans d’histoire. Son patrimoine moderne est tout aussi important, puisque la ville possède la foire internationale d’Oscar Niemeyer, classée récemment au patrimoine mondial de l’Unesco, comme l’un des chefs-d’œuvre du Moyen-Orient. C’est vrai qu’aux Émirats, il existe des constructions spectaculaires, mais aucune n’est signée Oscar Niemeyer, considéré comme le plus grand architecte moderne. Nous avons organisé des colloques internationaux avec l’aide du Conseil général d’Île-de-France. Les recommandations recueillies forment notre carte routière: faire connaître le patrimoine à travers un inventaire général; insister sur la sensibilisation, à travers le programme « Patrimoine en partage », éducatif, culturel et touristique, et recourir à l’évènementiel, comme le concert d’Abdel Rahman el-Bacha.
Comment effectuez-vous ce travail de résistance?
On aurait pu aider Tripoli en apportant des sacs de blé et de riz. Nous avons choisi les emplois, le tourisme, la connaissance, tout en respectant la dignité des gens. Tripoli a une foire internationale, un port extraordinaire, un aéroport, une station d’épuration du pétrole, mais personne ne le sait, tellement ils se sont acharnés à occulter sa richesse pour mettre ses habitants à leur merci.
Nous avons établi un centre de formation professionnelle à Tripoli, qui enseigne les métiers du tourisme et de l’art. Nous avons réalisé une carte électronique permettant de visiter Tripoli tout en restant sur son canapé, ou en déambulant dans ses caravansérails, ses églises, ses mosquées, sa gare terminus de l’Orient-Express, ses citadelles et ses hammams. Si on a décidé de faire un concert avec un artiste international, Abdel Rahman el-Bacha, c’est pour faire le parallélisme entre un grand homme et une grande ville.