Ce livre qui passe au scalpel « la démocrature tunisienne » du Président Kaïs Saïed

Un excellent livre, signé Hatem Nafti, vient de paraitre chez l’éditeur « Riveneuve », sur l’autocrate qui préside la Tunisie depuis 2019. Voici des extraits de « notre ami Kaïs Saïed, essai sur la démocrature tunisienne », un titre qui renvoie à l’ouvrage salutaire de Gilles Perrault, « Notre ami le Roi », qui fit vaciller le régime marocain en 1990. 

 

Un populisme sans le peuple

« Le politiste tunisien, Mohamed Sahbi Khalfaoui, spécialiste du populisme utilise souvent une expression lapidaire pour décrire le président tunisien : « Kaïs Saïed n’est pas populiste, Kaïs Saïed est un manuel de populisme ». En effet, si nous considérons la définition classique du politologue néerlandais Cas Mudde, nous voyons que celle-ci s’applique parfaitement à la vision saïedienne. Il définit le populisme comme « une idéologie peu substantielle (thin ideology) qui considère que la société se divise en deux camps homogènes et antagonistes, le peuple pur et l’élite corrompue, et qui affirme que la politique devrait être l’expression de la volonté générale du peuple ».  Cette vision se retrouve jusque dans le slogan de campagne de 2019 du maître de Carthage : le peuple veut الشعب يريد

Il est important de souligner que quand Kaïs Saïed parle du peuple, il n’entend pas une majorité de citoyens ou une masse ayant une taille critique pour représentera population tunisienne. Le peuple de Kaïs Saïed est celui qui pense comme lui et le soutient inconditionnellement, quand bien même il serait minoritaire. Lors de la consultation électronique organisée en 2022, les Tunisiens devaient choisir trois réformes jugées prioritaires parmi cinq propositions. L’adoption d’une nouvelle Constitution n’a recueilli que 36 % contre 38 % pour une révision partielle de la loi fondamentale.

C’est pourtant le choix minoritaire qui a eu les faveurs de Saïed et le pays s’est doté d’une nouvelle Loi fondamentale. Rappelons d’ailleurs que cette consultation, censée représenter la volonté populaire n’a recueilli que 534 915 participants soit à peine 5 % du corps électoral, sachant qu’elle a été ouverte a des segments n’ayant pas le droit de vote aux élections nationales (forces armées, mineurs de 16 à 18 ans). Il en est de même pour le référendum constitutionnel du 25 juillet 2022. Si le score soviétique du Oui (94,5 %) peut paraître impressionnant, quand on le rapporte au corps électoral, il passe à 28,5 %. »

 

Mise au pas de la justice

Le 25 juillet 2021, en énumérant les « mesures exceptionnelles » qu’il vient de prendre, Kaïs Saïed annonce son intention de diriger le parquet. Bien que cette disposition n’ait pas été directement mise en œuvre, une entreprise méthodique de mise au pas de la justice va voir le jour. Sous couvert d’assainissement du corps judiciaire, le régime va annihiler toutes les garanties d’indépendance de la magistrature. En reléguant le « pouvoir » judiciaire au rang de simple « fonction », Saïed maîtrise désormais une machine capable de broyer ses opposants et d’instaurer un climat de terreur dans la société. Dans ce chapitre, nous allons étudier les différentes phases de cette entreprise de domestication du plus important contre-pouvoir qui puisse exister dans une société démocratique.

La mise au pas de la justice est sans doute la régression la plus importante depuis le 25 juillet 2021. Les juges font désormais l’objet d’une double soumission. La plus évidente est celle d’un exécutif qui ne cherche même plus à faire semblant de respecter l’indépendance de la justice. Mais les magistrats sont également sous la coupe des forces de sécurité qui ont l’oreille du pouvoir et qui sont capables de briser la carrière de n’importe quel juge. Soulignons que la résistance à ce mouvement est très faible. Le Syndicat des juges, organe le plus représentatif, a accueilli favorablement le dernier mouvement de mutation. S’il est évident que la peur règne dans les rangs des magistrats, la politique répressive et le recours abusif aux peines privatives de libertés sont dans l’ADN d’un corps qui a besoin d’une profonde révolution tant au niveau de la formation que des textes législatifs. »

Le complot permanent

« Quel est le point commun entre la dénomination de la tempête Daniel, l’intelligence artificielle, la pénurie de matières premières ? Elles seraient toutes le résultat de complots, c’est du moins ce que soutient la rhétorique saïedienne. Si le recours à la théorie du complot est utilisé par de nombreux pouvoirs de par le monde, sous Kaïs Saïed, celle-ci est un véritable mode de gouvernement. En multipliant les thèses conspirationnistes, le pouvoir offre un discours rassurant a même de légitimer le pouvoir en place.

[Ces thèses] entretiennent l’idée d’un complot généralisé visant les Tunisiens. Ils renforcent chez une partie des citoyens le sentiment d’une citadelle assiégée les poussant à faire corps devant leur chef bien guidé qui, ce faisant, n’est plus comptable de la dégradation de la situation socio-économique. En faisant le lien entre l’aggravation de la crise multidimensionnelle et une conspiration généralisée, Kaïs Saïed réussit à maintenir la paix sociale tout en continuant à déployer son projet autoritaire et à revenir sur toutes les avancées libérales arrachées depuis le déclenchement de la révolution tunisienne ».

Le virage raciste

« La question migratoire n’est pas nouvelle en Tunisie. Les problématiques de la circulation entre les deux rives de la Méditerranée ou du phénomène de la « fuite des cerveaux » ont constitué des défis pour les gouvernements successifs. Mais l’approche du régime de Kaïs Saïed a complètement bouleversé la perception et le traitement de ce dossier. En faisant sienne la théorie du « Grand remplacement », le président a exacerbé les tensions raciales et provoqué des drames. Sous la pression grandissante de l’extrême droite, les autorités européennes ont accompagné ce virage raciste.

La question migratoire est devenue un axe central de la politique saïedienne. Elle s’inscrit dans le narratif complotiste qui permet de justifier les échecs du régime. Elle désigne à la vindicte des populations fragiles, victimes de discrimination, empêchées de partir en Europe et coincées en Tunisie. Les autorités européennes, ravies de la coopération de Tunis, accompagnent cette politique et ferment les yeux sur les violations des droits humains. »

Les réactions occidentales post 7 octobre

« Il existe un avant et un après 7 octobre 2023 », cette expression consacrée est valable en Tunisie comme ailleurs dans le monde. Les réactions occidentales post 7 octobre 2023 ont largement dépassé les frontières de l’Ouest. En effet, en choisissant d’adopter un prisme civilisationnel comme principale grille de lecture, une majorité de médias et de dirigeants occidentaux ont bradé les valeurs auxquelles ils se disaient pourtant attachés.

Le double standard occidental a constitué une véritable aubaine pour les soutiens du pouvoir en place. […] Les proches du régime vont trouver dans ce deux poids deux mesures un moyen de justifier leur soutien. En concentrant toutes leurs déclarations et actions sur la seule situation à Gaza, ils évacuent les comportements gênants du pouvoir de Kaïs Saïed, a l’instar du traitement des migrants ou de la répression de l’opposition. Ils réactivent ainsi le vieux dicton « Aucune voix ne doit s’élever au-dessus de la bataille [pour la libération de la Palestine] ».

Mais l’hypocrisie occidentale va surtout servir de base a un sophisme particulièrement efficace : si l’Ouest nie à ce point les valeurs de démocratie libérale et de droits humains qu’il dit défendre, c’est que ces valeurs sont caduques. Au lieu de critiquer l’écart entre les valeurs et leur application par les Occidentaux, on préfère discréditer ces valeurs et justifier leur violation par les despotes locaux. Une alliance objective s’installe alors entre d’une part des gouvernements qui nient leurs valeurs et des régimes dictatoriaux qui sautent sur l’occasion pour dénigrer ces mêmes valeurs ».