Un cas d’école en termes de rétention d’information, de déformation de la réalité et de partialité flagrante dans l’exposé des faits. Le documentaire Casse du siècle au Liban, diffusé mardi soir sur la chaîne Arte, pèche largement par omission et tient très peu compte, par moments, de l’impératif de l’honnêteté intellectuelle dont devrait se munir un journaliste.
Michel Touma, journaliste libanais et éditorialiste d' »Ici Beyrouth »
Au niveau du concept et de l’approche journalistique globale – avant d’évoquer les détails –, le documentaire occulte d’abord le débat fondamental dont le pays est le théâtre depuis la funeste crise qui a éclaté au grand jour en 2019: le problème de base est-il, uniquement, un problème de corruption ou, plutôt, d’atteintes délibérées à la souveraineté de l’État central? En clair, les racines réelles de l’effondrement économique et financier, et par conséquent les bases de la solution radicale à mettre en place, sont-elles à rechercher dans la corruption insatiable et les pratiques mafieuses de certains hauts responsables politiques, ou au contraire dans la stratégie de déconstruction de l’État et de l’ensemble du système politique et économique (voire culturel), savamment orchestrée depuis de nombreuses années, voire des décennies?
Le documentaire affirme que c’est le système confessionnel qui a engendré le « casse du siècle ». Il omet toutefois de préciser que depuis la fin des années 1960, le Liban est confronté aux assauts répétés et successifs de forces régionales qui n’ont épargné (et qui n’épargnent, encore aujourd’hui) aucun effort pour saper à la base l’autorité du pouvoir central. Cela a commencé, dès 1969, avec l’implantation des organisations armées palestiniennes, puis s’est poursuivi avec l’occupation syrienne et sa stratégie de déstabilisation permanente, et actuellement avec la tentative d’Anschluss iranien, par le biais de la diabolique entreprise de déconstruction appliquée patiemment par le Hezbollah depuis 2005.
Notre consœur Sahar el-Attar a pourtant mis, fort à propos, le doigt sur la plaie en soulignant que la clé de la solution réside dans l’édification d’un État, dans toute l’acception du terme. Les auteurs du documentaire n’ont visiblement pas saisi la portée de cette réflexion, ou n’ont pas voulu s’y attarder.
Dans le détail, il est stupéfiant qu’aucune allusion n’ait été faite au sujet des pratiques mafieuses du « tuteur » syrien qui, de 1977 à 2005, pompait non moins de 2 milliards de dollars par an du marché libanais, selon des estimations officieuses, sans compter les circuits mafieux mis en place par les Syriens dans les diverses administrations publiques, comme l’avait soulevé une étude du Commerce du Levant en 2005, sous la conduite de notre collègue Nicolas Sbeih. Abordant, en outre, la descente aux enfers perceptible depuis 2015, le documentaire s’abstient d’évoquer les gigantesques retombées néfastes, financières et économiques, du défaut de paiement (le premier dans l’histoire du Liban) décidé par le gouvernement de Hassane Diab – présenté, comble du cynisme, comme étant (partiellement) réformateur, alors qu’il représentait les principaux pôles corrompus (et corrupteurs) du pouvoir! Les auteurs du documentaire ignorent-ils à cet égard que de sérieuses suspicions portant sur un grave délit d’initié ont entouré cette décision du cabinet Diab, sous l’impulsion de « conseillers » financiers, de ne pas honorer ses dettes en eurobonds?
Aucun mot, en outre, sur la politique de subvention de certains produits de première nécessité (essence et farine, notamment), stimulée par le Hezbollah afin d’entretenir de vastes opérations de contrebande vers la Syrie en vue de soutenir un régime syrien, summum de la corruption. L’État libanais a ainsi été contraint de creuser de plus en plus le déficit public (et donc de faire fondre les dépôts bancaires) afin de subvenir aux besoins de la population syrienne, aux frais du contribuable libanais et au plus grand bénéfice du Hezbollah qui engendrait de la sorte des revenus substantiels et réguliers du fait du contrôle qu’il exerce sur les frontières avec la Syrie, en violation permanente de la souveraineté de l’État central. Ce qui fera dire à un expert que l’État libanais était contraint de couvrir les moyens de subsistance de « deux populations et de deux pays »!
Quant au dossier de l’électricité, le documentaire passe sous silence les quelque 40 milliards de dollars puisés dans les dépôts des Libanais (placés à la Banque centrale) et engloutis dans ce secteur pris en charge pendant plus de 10 ans par le corrompu en chef, sanctionné par l’administration américaine et principal allié du « déconstructeur » de l’État et saboteur en chef de la souveraineté nationale.
Mais l’une des failles les plus graves réside dans la diabolisation du secteur bancaire dans son ensemble, présenté comme principal complice de le « casse du siècle ». Le documentaire omet ainsi de relever que les banques étaient contraintes de placer à la Banque du Liban (BDL) 15 pour cent de leurs dépôts en devises et que, de surcroît, leurs possibilités d’effectuer des placements à l’étranger étaient limitées par des dispositions imposées sur ce plan par la Banque centrale. Celle-ci pratiquait en outre, parallèlement, une politique de taux d’intérêt élevés pour inciter davantage les établissements bancaires à placer des dépôts à la BDL, perçue ainsi comme une source sûre de gains à un moment où les opportunités d’investissements sur le marché local étaient manifestement limitées.
D’aucuns reprochent, certes, aux banques, de n’avoir pas suffisamment calculé les risques du financement d’un État livré à des responsables largement mafieux. En 2014, le président de l’association des banques, François Bassil, avait pourtant souligné publiquement que les banques n’étaient plus en mesure de financer généreusement l’État et qu’il était, de ce fait, nécessaire de mettre un terme à cette pratique. Il avait alors été soumis à de très fortes pressions de la part de ceux qui détenaient (et détiennent toujours), réellement, le pouvoir de décision et avait même reçu des menaces directes qui l’avaient forcé à faire marche arrière sur ce plan.
Dans un pays soumis depuis plus de cinquante ans à de multiples stratégies étrangères de déstabilisation permanente et de déconstruction systématique de l’État, il est particulièrement déplorable de présenter une lecture réductrice des événements, basée, de plus, sur la rétention d’informations. Certes, ces interférences régionales bénéficiaient largement de la complicité active d’acteurs locaux. Mais n’est-ce pas le cas de toute occupation étrangère dans n’importe quel pays du monde? Aucune allusion dans le documentaire à une telle réalité.
Force est de relever à cet égard qu’en matière de journalisme professionnel, pécher par omission revient à tromper délibérément, et dangereusement, l’opinion publique.