Avec Le Désert en partage, Mohed Altrad, romancier et entrepreneur de renom, nous offre un roman d’une rare ambition qui s’impose comme une méditation profonde sur la condition humaine. Au-delà d’une simple narration d’exil ou d’une description de la guerre syrienne, Mohed Altrad déploie une fresque complexe où la déchirure d’Alep, la nostalgie du désert et la quête d’identité se mêlent en un récit polyphonique.
Une chronique de Jean Jacques Bedu, les photos dont signées Ammar Abd Rabbo

Dès les premières phrases, Mohed Altrad projette le lecteur au cœur d’Alep, en juillet 2015. L’auteur fait de cette une martyrisée par la guerre un véritable personnage, un espace sensoriel intensément décrit où la violence des combats se fait sentir à chaque page. La prose de Mohed Altrad, à la fois précise et poétique, ne décrit pas seulement la destruction, elle la fait ressentir. On perçoit « les briques [qui] sautent sous l’impact des roquettes ». Cette entrée en matière est plus qu’une scène d’exposition, une plongée sensorielle dans un univers de dévastation.
La précision descriptive du romancier est implacable, transformant le récit en une expérience presque physique. Chaque détail compte, qu’il s’agisse de la poussière qui étouffe tout, des rues dévastées, des corps mutilés ou des « portes et fenêtres béantes comme des yeux crevés ». Cette attention au détail concret, cette acuité sensorielle, crée une atmosphère oppressante qui happe aussitôt le lecteur. L’immersion est renforcée par une écriture visuelle, presque cinématographique, qui fait surgir les images avec une force saisissante. L’espace urbain d’Alep devient ainsi un lieu tangible, palpable, où chaque son, chaque poussière, évoque la fatalité d’un destin marqué par la peur et la survie.
Cette immersion brutale dans la réalité de la guerre n’est pas gratuite. Elle n’est pas seulement une toile de fond, mais un élément constitutif de l’œuvre, un « creuset » pour les thèmes majeurs qui se déploient par la suite. La guerre civile syrienne, décrite dans sa violence la plus immédiate, devient le révélateur d’une déchirure plus profonde, celle de l’âme humaine face à l’absurdité, à la perte et à l’exil. L’atmosphère tangible créée par la description immersive d’Alep crée un contraste saisissant avec les récits introspectifs qui vont s’ensuivre.
Ce contraste accentue l’effet de bascule du récit, faisant passer le lecteur d’un présent infernal vers un passé peuplé de souvenirs, de regrets et d’espoirs, révélant ainsi la complexité de l’expérience humaine dans un monde déchiré. La violence omniprésente d’Alep n’est pas montrée pour choquer, mais plutôt comme un miroir de l’âme déchirée des personnages principaux. En choisissant d’ouvrir son roman sur la guerre, Mohed Altrad place d’emblée le lecteur au cœur de l’enfer, non pas pour le complaire dans le macabre, mais pour lui donner une prise directe sur les enjeux essentiels du livre : comment survivre dans un monde où tout semble vouloir vous engloutir ?
Rihad l’exilé et Nour l’idéaliste
Au sein de cet univers dévasté, deux figures centrales émergent : Rihad et Nour. Ils incarnent deux trajectoires distinctes, mais intimement liées, qui constituent le cœur battant du roman. Rihad, enfant du désert devenu un homme d’affaires prospère, et Nour, infirmière idéaliste issue de la bourgeoisie d’Alep, symbolisent deux facettes complémentaires de la diaspora syrienne. Leurs parcours, bien que différents, convergent vers une même quête de sens, dans un monde marqué par l’exil, la perte d’identité et la violence.
Rihad incarne la figure de l’exilé intérieur, de l’individu tiraillé entre deux mondes, entre le passé et le présent, entre la tradition et la modernité. Son enfance dans le désert syrien, au bord du Khabour, le marque profondément. Ce désert, à la fois espace de liberté et de privation, de nostalgie et d’aridité, devient une métaphore centrale de son être. Arraché à ses racines par un destin capricieux, il construit en France une carrière fulgurante dans le monde des affaires.
Cependant, cette réussite matérielle ne parvient pas à combler un vide intérieur, une sensation persistante de déracinement. Rihad reste hanté par ses origines, par une nostalgie lancinante de ce qu’il a perdu en chemin. Son parcours est celui d’un homme qui doit sans cesse se réinventer son identité, jongler entre plusieurs mondes sans jamais véritablement appartenir à aucun. Il représente ainsi le paradoxe de l’exilé qui, en cherchant à fuir son passé, se retrouve paradoxalement piégé par la force irrésistible des souvenirs.
Désirs inavoués
Nour, quant à elle, représente une autre facette de cette quête d’identité, à travers le prisme de l’engagement humanitaire et de la confrontation brutale avec la réalité de la guerre. Issue d’une famille bourgeoise d’Alep, elle choisit de consacrer sa vie aux orphelins, créant une mission humanitaire malgré les obstacles. Son engagement, d’abord motivé par un élan idéaliste, se confronte rapidement à la dure réalité de la guerre.
Mariée à un homme pragmatique et autoritaire, elle vit une existence étouffée, oscillant entre un engagement professionnel intense et des désirs inavoués. Sa relation distante avec Rihad devient alors un refuge, un espace de liberté et de compréhension mutuelle, un fragile point d’ancrage dans un univers en perdition. Nour évolue tout au long du roman, passant de l’idéalisme initial à une conscience aiguë de la cruauté du monde, mais elle conserve une force intérieure, une résilience qui la pousse à continuer de se battre pour les orphelins, symboles d’une innocence perdue.
Entre nostalgie et espoir
La rencontre initiale de Rihad et Nour à Dubaï, puis leurs retrouvailles épisodiques dans divers ports méditerranéens, reflètent la complexité des liens humains dans un monde globalisé, marqué par l’éloignement géographique et les différences culturelles. Leur relation, tissée de silences, de non-dits, de lettres échangées sporadiquement, incarne cette danse subtile entre deux êtres qui partagent un même désenchantement, une même aspiration à donner un sens à leur survie, au-delà de la simple survie matérielle. Mohed Altrad explore avec une grande finesse la complexité de leurs sentiments, la fragilité de leurs espoirs, et la force paradoxale de leur quête d’unité dans un monde fragmenté.
Au-delà des trajectoires individuelles de Rihad et Nour, Le Désert en partage se déploie comme une œuvre à la portée philosophique profonde, une méditation sur la condition humaine dans un monde incertain et en perpétuel bouleversement. Plusieurs motifs thématiques, savamment imbriqués, structurent cette réflexion : la mémoire, le désert, la tension entre le passé et le présent, la quête de sens et la possibilité, ou l’impossibilité, d’un retour aux origines.
La mémoire est omniprésente dans le roman, tant chez Rihad que chez Nour. Elle n’est pas réduite à un simple réservoir de souvenirs nostalgiques ; elle devient une force active, une entité vivante, capricieuse et parfois impitoyable, qui façonne le présent et influe sur les décisions des personnages. Le passé resurgit constamment, comme une ombre indomptable, souvenirs d’enfance, paysages familiers, anecdotes du quotidien. Autant de points d’ancrage qui permettent aux personnages de naviguer dans un présent chaotique constitué des fragments d’un puzzle incomplet que chacun essaie de recomposer.
Le désert, prison et refuge
Le désert devient une métaphore puissante de la mémoire, de la solitude et de l’exil. Il dépasse largement son statut de cadre géographique pour incarner un espace psychologique et spirituel. Le désert est à la fois prison et refuge, lieu de l’oubli et de la mémoire, symbole d’une beauté austère et de la dureté de la condition humaine. Cet espace aride et silencieux où l’âme peut se confronter à elle-même, où les cicatrices du temps se font palpables. Rihad, particulièrement, ressent intensément la solitude dans ce désert intérieur, même entouré de collaborateurs ou d’amis. Cette solitude métaphysique interroge la fragilité de l’individu face aux forces invisibles qui régissent nos vies – qu’il s’agisse des institutions judiciaires ou des caprices du marché mondial.
Enfin, la question du retour aux racines traverse tout le roman, posant avec acuité la possibilité, ou l’impossibilité, d’un retour véritable. Rihad, tenté brièvement par un engagement politique dans sa région d’adoption, découvre rapidement la superficialité et les compromissions du pouvoir, confirmant son sentiment de déracinement. Nour, quant à elle, ne cherche pas activement à retourner dans son passé, mais son engagement auprès des orphelins peut être interprété comme une tentative inconsciente de réparer une enfance privée de liberté. La guerre à Alep, et ses ruines jonchant les rues, rendent cependant ce retour impossible, ou du moins illusoire. La fin ouverte du roman, qui laisse planer un doute sur le sort de Nour, accentue cette question lancinante du retour, et invite le lecteur à méditer sur l’incapacité de certains à s’adapter à un monde en mutation constante. Mohed Altrad nous laisse face à une question essentielle : peut-on jamais retrouver ses racines ? La réponse, suspendue entre la nostalgie d’un idéal perdu et l’espoir ténu d’une régénération par la force de la mémoire et de l’amour, demeure ouverte, conférant à l’œuvre une dimension intemporelle et universelle.
Le Désert en partage se présente comme une méditation dense et multiforme sur l’identité, l’exil et la reconstruction. Par une écriture riche et nuancée, l’auteur nous convie à une immersion totale dans un univers où chaque grain de sable, chaque éclat de voix, participe à la symphonie d’un destin collectif. Dans cette œuvre, la guerre se mue en une tragédie humaine et la quête de sens en un défi existentiel, invitant à repenser les rapports entre passé et présent dans une époque marquée par l’incertitude et l’ambivalence des repères traditionnels. Ainsi, le roman, sans jamais offrir de réponses définitives, ouvre la voie à une réflexion personnelle, laissant au lecteur le soin d’y projeter ses propres interrogations sur la condition humaine dans un monde en perpétuel déséquilibre. Le lecteur, en s’abandonnant à la richesse de cette fresque narrative, se trouve confronté à la question ultime : comment, dans un monde fragmenté, peut-on recouvrer l’essence d’un être et retrouver ce qui, jadis, faisait vibrer le cœur du désert ? Une interrogation ouverte, une invitation à la méditation, qui, en définitive, confère à l’œuvre une dimension intemporelle et universelle.