Le combat des berbérophones en faveur de la langue berbère (volet 1)  

La reconnaissance de la langue et de la culture berbères est un enjeu majeur des élites berbérophones partout dans le monde . Il s’agit de reconstruire la « filiation spirituelle » qui est les unit aux poètes « barbares » et à « la forge kabyle », comme l’écrivait Pierre Bourdieu à propos de Mouloud Mammeri [1]. Renouer avec les aspirations de tous ceux qui, sur leur terre natale ou leur terre d’exil, portent un héritage « oublié ou refoulé », est essentiel. Le rôle dans la lutte pour cette reconnaissance de l’élite intellectuelle berbérophone, est déterminant.

Hafid ADNANI, journaliste et chercheur en anthropologie 

Le film « Dune 2 » du réalisateur canadien Denis Villeneuve, fait référence aux Imazighen, autrement dit les berbères si l’on accepte d’adopter le mot qui a été choisi par les autres, pour désigner ce peuple ancestral de la région de l’Afrique du Nord, région si proche est si lointaine à la  fois de l’Europe. En effet, les tenues portées dans le film par les « Bene Gesserit » issus de la maison des « Fremen » évoquent les berbères. Le terme de « Freemen » lui-même, qui vient de la contraction de « Free » et de « Men » en anglais, signifie « hommes libres », le sens même de « Amazigh ».

Est-ce là une « appropriation culturelle », l’utilisation intéressée des cultures des minorités, sans s’y intéresser réellement ? Une appropriation qui peut être jugée offensante, abusive ou inappropriée, comme lorsque la chanteuse Madonna aux MTV Music Awards qui se tenaient à New York en 2018, a arboré une tenue qui s’apparente à une tenue traditionnelle berbère, et qui lui valut de fortes critiques. Ou est-ce au contraire un hommage à la résistance des berbères, voire une critique de cette appropriation culturelle même, car dans le film, une femme blanche« atréide » (peuple aspirant à dominer les « Fremen ») porte également des vêtements et des signes « Fremen » comme une illustration de la volonté  d’appropriation de la culture « Fremen » par les « Atréides » ?
Mais si l’appropriation culturelle pose un des problèmes de notre société postcoloniale, la réappropriation au sens global du terme, est un cheminement que chacune et chacun de nous gagnerait à faire, référence à la colonisation ou pas. Une réappropriation qui pourrait nous mener d’une certaine manière, enfin à nous-mêmes, en gardant à l’esprit l’expérience indispensable de l’altérité car, comme le dit si bien le philosophe Paul Ricœur, le plus court chemin de soi à soi passe par autrui, par l’étranger même.
Les réappropriations culturelle et linguistique berbères s’inscrivent alors, pour les berbérophones et leurs descendants, dans l’universalité, même s’il faut souligner que ce chemin de la réappropriation devient davantage tortueux lorsque l’autrui dont parle Ricœur est un dominant.

Un combat contre la « folklorisation »

La Saga romanesque « Dune » adaptée au cinéma, comporte en réalité 6 livres écrits par l’écrivain américain Frank Herbert entre 1965 et 1985 (il décède l’année suivante), ainsi que 16 autres romans écrits après son décès par son fils Brian Herbert et l’auteur Kevin J. Anderson et basés sur les notes du défunt.

Le cycle de « Dune » aborde de nombreux thèmes, et l’auteur fait référence à différents peuples, et donc aux berbères également, ce qui était entièrement nouveau pour l’époque ! Les Imazighen (les berbères) et leur résistance inspirèrent le peuple « Fremen » de la planète Arrakis, ou Dune. Là où se déroule principalement l’intrigue de cette aventure fantastique. Tanezrouft, le « Pays de la Soif » ou plus simplement “désert” en Tamazight (langue berbère), est une partie du désert d’Arrakis et porte le même nom qu’une région du Sahara, dans le sud de l’Algérie, qui est à cheval avec le Mali.

Cette référence aux berbères qui combattent dans les faits encore aujourd’hui pour leur survie, a été très peu soulignée par les critiques de cinéma à la sortie du film « Dune 2 » en 2024 ; critiques qui se sont au mieux limités aux Arabes et au désert, preuve si besoin est que « le fait berbère », pourtant très présent en Europe notamment, en raison des migrations et de l’histoire coloniale, et surtout de l’autre côté de la Méditerranée, et qui mériterait une réelle reconnaissance, est encore au mieux minimisé et folklorisé, au pire ignoré.

Preuve aussi que la langue et la culture berbères, chefs d’œuvres en péril qui appartiennent aux berbérophones eux-mêmes bien sûr, mais aussi à l’humanité tout entière, sont en danger d’être réduits à néant, de disparaitre inexorablement sous nos yeux, pour des raisons assez souvent d’ailleurs liées à l’idéologie, de part et d’autre de la Méditerranée.

Dans « Halte à la mort des langues » qui a paru en 2000[2], le linguiste et professeur au Collège de France Claude Hagège écrit :  « Il existe aujourd’hui dans le monde 5 000 langues vivantes. Dans cent ans, si rien ne change, la moitié de ces langues seront mortes. À la fin du XXIe siècle, il devrait donc en rester 2 500 environ, et sans doute beaucoup moins encore si l’on tient compte d’une accélération, fort possible, du rythme de disparition. ».

La mort de ces langues est celle d’autant de richesses du patrimoine immatériel de l’humanité et le combat pour la langue et la culture berbères et pour toutes les autres langues bien sûr, est de toute évidence un combat universel.

Incapacité politique et rôle des élites

Mouloud Mammeri (1917-1989), alors qu’il avait 21 ans et qu’il s’interrogeait sur le fait berbère (il n’était pas encore alors le linguiste, l’écrivain et l’anthropologue qui s’est consacré au monde berbère qu’il deviendra plus tard), publia dans la revue « Aguedal » qui paraissait à Rabat au Maroc (numéros 5 et 6 (1938) et n°7 (1939)) un article intitulé « La société berbère ». Il y déclara que « la société berbère persiste mais ne résiste pas ». Selon lui en effet, les berbères ne se sont jamais dotés d’un Etat stable, d’une « civilisation à eux propres » mais que malgré cela ils « sont restés eux-mêmes » en raison sans doute d’une « constitution sociale particulière ».

Cette « persistance » évoquée par Mouloud Mammeri, peut être comprise comme une résistance passive, en raison de l’« incapacité politique » des berbères, soulignée également dans cet article. 

Cette « incapacité politique » n’est-t-elle pas également l’incapacité des élites issues du monde berbère à défendre cette part très forte de leur identité, à savoir l’histoire, la langue, la littérature, l’architecture…la culture au sens large, amazighes (ou berbères). A porter un projet scientifique mais aussi un projet de société, comme Mammeri lui-même l’a porté, contre vents et marées ?

Etudes linguistiques berbères

Bien sûr il y eut les dominations successives (la plus récente étant la colonisation française qui démarra en 1830) si bien que ce que l’on appelle donc communément « les études berbères », en particulier les études linguistiques berbères, ont été le fait des Européens (et pas uniquement des Français) à partir du XVIIIème siècle[3]. Le berbère alors, malgré des œuvres déjà écrites dans cette langue par les lettrés berbérophones (et disparues hélas sans doute pour beaucoup d ‘entre elles), a presque toujours le statut de langue opprimée et minorisée dans l’aire culturelle musulmane. Plusieurs journaux de voyages, de rapports de missionnaires et de consuls en font mention, et des échantillons de langue berbère ont été recueillis avant 1830.

Cette connaissance se limitait donc pour les berbères, au regard de l’Autre sur eux, à une forme d’appropriation par les dominants de leur langue et leur culture. Ils sont des objets d’étude comme les colonisés de manière générale, qu’on est allé comme chacun sait jusqu’à exposer dans les zoos humains durant la période coloniale.

Pour les dominants, il est alors évidemment peu imaginable que les berbères puissent s’approprier l’étude de leur propre langue et de leur culture.

Autre problème, cette connaissance, notamment linguistique, n’était pas accessible. Elle restait confinée selon Salem Chaker[4] à des milieux très restreints et savants ; pour les Autorités françaises et l’opinion publique de cette époque, la terre qui sera appelée plus tard (1839) l’Algérie était habitée par des « Turcs », ou, au mieux, par des « Maures », entités qui restaient linguistiquement mal définies. C’est après la prise d’Alger que les « Turcs » et « Maures » deviennent de plus en plus nettement des « Arabes », qualification devenue générique jusqu’à aujourd’hui mais il faut dire et redire qu’elle est inexacte et très problématique, tant elle ignore toujours les parlers berbères et par conséquent les berbères eux-mêmes.

S’il n’est donc pas exact que les études berbères aient commencé avec la colonisation française de l’Algérie, le temps de la conquête militaire durant le XIXème siècle,  a connu un intérêt indéniable pour le fait berbère, essentiellement par les militaires et les missionnaires : le Capitaine (qui deviendra plus tard général) Hanoteau, auteur d’une description du kabyle (1858) et d’une description du tamasheq des Touareg (I860);  de missionnaires, comme le Père G. Huyghe, pour le kabyle et le chaoui, ou le Père Charles de Foucauld dans le cas du tamasheq.

Un grand nombre de ces travaux (comme ceux du Général Hanoteau) ont par ailleurs été publiés avec le concours du Gouvernement Général de l’Algérie, voire commandités par les autorités françaises.

Et une fois la conquête militaire de l’Algérie achevée, il n’y aura pratiquement plus de travaux linguistiques au sein de l’Armée coloniale. Cet intérêt des militaires est en effet intrinsèquement lié à cette période de conquête sans doute parce que, pour « soumettre » un peuple et rentrer en contact avec lui, il est important de connaitre sa langue et ses us et coutumes.

Seule les religieux poursuivront ce travail, sans doute aussi parce que la volonté de conquête des esprits et leur reconversion n’a pas de limite temporelle.

Soulignons que pour ce qui est du Maroc, c’est la tradition militaire qui joue et conserve jusqu’à l’indépendance le rôle prépondérant.

Le rôle clé de l’Université

 A partir du début du XXème siècle, la relève des militaires est assurée par l’Université. On créa alors des chaires de berbère à Alger et à Paris, puis à Rabat, les recherches linguistiques seront pour l’essentiel menées dans un cadre académique sous la direction d’universitaires[5].  

Les travaux resteront, et ce jusqu’à l’indépendance, quasiment un monopole français, avec quelques apparitions de chercheurs allemands à la fin du XIXème siècle et au début du XXème[6]. Les travaux autres que français réapparaîtront après la seconde guerre mondiale[7]. Des chercheurs italiens et espagnols travaillent uniquement sur les parlers berbères des zones sous domination espagnole ou italienne [8]. En dehors de cela, la quasi-totalité de la production de cette période est rédigée en français et une bonne partie est éditée à Alger, où plusieurs éditeurs s’étaient spécialisés dans ce domaine[9].

Ces publications constituent une documentation importante et couvrent la plupart des parlers berbères, bien que de façon très inégale.

Selon toujours le même Salem Chaker, en Algérie, seul le kabyle et le targui (Ahaggar – parler des touareg) ont fait l’objet d’études vraiment approfondies. Les autres parlers berbères ont été étudiés de façon superficielle, ce qui n’enlève rien bien sûr à l’importance des publications de cette époque.

Une réappropriation impossible ? 

Les études berbères françaises en Algérie (et au Maroc également), ont ceci de paradoxal qu’elles ont été très importantes pour la connaissance au niveau international, dans le champ scientifique et au-delà, du fait berbère, tout en restant intrinsèquement liées à (et, disons-le, des instruments au service de) la conquête coloniale et du système colonial qui lui succéda, que nous datons à 1871, (c‘est-à-dire après la guerre de Mokrani et de Cheikh Aheddadh), comme ce fut le cas également, à titre d’exemple, de l’anthropologie et même de l’histoire.  

Elles se situent généralement, et c’est tout le paradoxe, dans une forme de démarche, toute proportion gardée, d’ « appropriation linguistique et culturelle » à l’image de celle dénoncée aujourd’hui, dans notre société postcoloniale, notamment par les représentants (au sens large) des descendants de ceux qui ont subi la domination, l’oppression et les crimes coloniaux. Ces travaux ayant été sinon réalisés du moins utilisés pour soumettre les populations indigènes et justifier leur l’oppression. Ils ont aussi pour caractéristique, après le démantèlement violent de le société berbère, de la figer dans des « structures rigides, dites traditionnelles, mais en réalité anachroniques »[10].

Mais jeter le bébé avec l’eau du bain n’est pas envisageable ici, car ces études ouvrent un champ immense qui peut aller vers une réelle reconnaissance de la langue et de la culture berbères, à condition qu’elles soient regardées avec attention, et utilisées tout bonnement, dans une forme de retournement de l’Histoire, à bon escient par les berbérophones eux-mêmes pour promouvoir la langue et la culture berbères, en veillant à ne pas les figer dans le temps.

Cet état des faits appelait donc une réaction : la nécessaire réappropriation par les berbères eux-mêmes de ces mêmes études berbères et donc un changement du référentiel du regard du chercheur, même s’il ne s’agit pas bien sûr, loin s’en faut, d’aller vers le monopole désormais, notamment avec les décolonisations, des études berbères par les berbérophones. 

Mais cela ne s’arrête pas là, pour que le projet atteigne ses objectifs, il doit être, non pas cantonné à une élite mais au contraire sortir du champ universitaire stricto-sensu, pour s’ancrer dans le réel que vivent les gens. Il faut qu’il se tourne vers le peuple. Cette réappropriation doit en quelque sorte s’ouvrir à tous les berbérophones et le chantier est immense.`

Dans un prochain article de cette série, Mondafrique se penchera sur « les élites francophones »

[1] « Mouloud Mammeri ou la colline retrouvée ». Le Monde. 3 mars 1989.

[2] Editions Odile Jacob

[3] Ouahmi Ould Braham « Les études linguistiques berbères » en Europe (1795 – 2844)

[4] Réflexions sur les études berbères pendant la période coloniale (Algérie). Revue de l’occident musulman et de la Méditerranée. 34. 1982. 

[5] René Basset, André Basset, Arsène Roux, André Picard… 

[6] Frobenius, Schuchardt, Stumme, von der Gabelentz…

[7] Rôssler, Wôlfel…

[8] Lybie et Rif marocain.

[9] Jourdan, La Typo-litho, Carbonnel.

[10] Introduction aux poèmes kabyles anciens, de Mouloud Mammeri. Editions Maspéro. 1980.