Un roman de Khaled Osman: Le Caire à corps perdu

Khaled Osman, traducteur chevronné de la littérature arabe contemporaine, nous livre avec Le Caire à corps perdu son premier roman, une œuvre qui explore les méandres de l’identité et de la mémoire au cœur d’une ville fascinante et tumultueuse. Loin d’une simple intrigue policière, ce récit nous plonge dans une quête existentielle, où la perte de mémoire devient paradoxalement le catalyseur d’une renaissance.

Jean Jacques BEDU

Le roman s’ouvre sur une dissonance, une anomalie dans le cours ordinaire de la pensée : l’incapacité soudaine du narrateur, Nassi, à se remémorer un passage d’un poème qu’il chérit et connaît pourtant intimement. Ce blanc dans sa mémoire, cette “feuille blanche” qui interrompt le flux fluide de la récitation, est plus qu’un simple oubli, il est un signe avant-coureur, une fissure dans l’édifice de son identité, préfigurant l’amnésie traumatique qui le frappera quelques années plus tard, à son retour au Caire. Ce vide initial, d’abord insignifiant, tel un minuscule accroc au tissu d’un vêtement précieux, va progressivement s’étendre, ronger le fil de sa mémoire jusqu’à effacer les repères essentiels qui définissent son être. Cette fragilité intérieure, masquée par une apparente maîtrise de soi, une aisance dans les échanges sociaux acquise durant ses années d’exil, est mise à nu par cet incident poétique, révélant une faille invisible, une vulnérabilité insoupçonnée.

Le vertige de l’oubli

Le retour au pays natal, souvent teinté d’une douce nostalgie, porteur de retrouvailles chaleureuses et de la promesse d’une réconciliation avec ses racines, se transforme ici en une expérience anxiogène, une descente dans les abysses de l’inconnu. Le Caire, ville mythique de son enfance, nimbée d’une aura de souvenirs enchanteurs, devient soudain un territoire étranger, menaçant, accentuant le sentiment de solitude et de déracinement culturel. L’aéroport, lieu de passage et de transit, lieu de tous les possibles et de toutes les rencontres, devient la scène de sa chute, le point de départ de son errance identitaire. L’amnésie qui le frappe à son arrivée n’est pas qu’une simple affection, une pathologie comme une autre : elle est la manifestation brutale, la traduction physique et psychique de ce déracinement profond, une perte de repères essentiels à la construction de soi. Elle le dépouille de son nom, de son histoire, de ses liens, le réduisant à une coquille vide, un fantôme errant dans une ville qui lui est à la fois familière et étrange. Cet état d’être entre deux mondes, ni tout à fait ici ni tout à fait ailleurs, est une expérience universelle pour les exilés, mais elle prend ici une dimension tragique, exacerbée par l’amnésie qui amplifie la perte et le sentiment d’étrangeté

Nassi, dépossédé de son passé, est condamné à errer dans un présent incertain, à la recherche de fragments de lui-même dispersés dans les méandres de sa mémoire et dans les ruelles labyrinthiques du Caire. Heureusement, il n’est pas seul dans cette quête. Sett Baheyya, la chaleureuse tenancière de la pension où il trouve refuge, l’entoure d’une affection maternelle, lui offrant un havre de paix dans la tourmente. Faouzi, l’étudiant en médecine, et Azza, la brillante étudiante en sciences politiques, avec leur énergie et leur humour, deviennent ses compagnons de route, l’aidant à déchiffrer les énigmes de son passé. Même le taciturne Sélim, et la discrète Khadra, apportent leur contribution à cette quête identitaire, chacun à leur manière, tissant autour de Nassi un réseau de solidarité et d’amitié. Mais ces rencontres, ces liens qui se tissent dans le présent, suffiront-ils à combler le vide abyssal de son amnésie, à reconstruire l’édifice effondré de son identité ?

Le Caire, personnage à part entière

Le Caire, plus qu’une simple toile de fond, s’impose comme un personnage central du roman, un acteur à part entière de la quête identitaire de Nassi. Loin d’être un décor passif, la ville devient un miroir déformant, un labyrinthe reflétant la confusion qui règne dans l’esprit du protagoniste. Ses ruelles tortueuses, ses impasses énigmatiques, ses quartiers tentaculaires qui s’étendent à perte de vue, semblent se refermer sur lui, dans un dédale d’incertitudes. Chaque pas qu’il effectue dans cette ville palimpseste, où les strates du passé et du présent se superposent et s’entremêlent, le confronte à son amnésie, à l’absence béante qui le hante. Khaled Osman nous livre une description sensorielle saisissante du Caire, une ville qui oscille entre tradition et modernité, entre le charme suranné des quartiers anciens et l’agitation frénétique des nouvelles avenues. Les odeurs âcres et envoûtantes de foul et de koshari se mêlent aux effluves suaves du thé à la menthe, créant une symphonie olfactive unique, enivrante. Le bruit incessant des klaxons, la clameur des marchands ambulants, le murmure des prières qui s’élèvent des mosquées, composent une musique urbaine chaotique et envoûtante. La chaleur étouffante de l’été cairote, palpable, oppressante, s’insinue dans les pores, exacerbant les sensations, amplifiant les émotions. Cette immersion sensorielle totale nous transporte au cœur de la métropole, nous fait ressentir la pulsation frénétique de la ville, son énergie brute, sa vitalité chaotique. Le Caire devient alors plus qu’un lieu, il est une expérience, une entité vivante qui enveloppe et submerge le lecteur. Le contraste saisissant entre Le Caire rêvé, idéalisé par les années d’exil, et Le Caire retrouvé, déroutant et imprévisible, exacerbe le sentiment de perte et de désorientation du protagoniste.

La ville, jadis refuge de son enfance, se transforme en un territoire hostile, une énigme indéchiffrable. Les lieux familiers de son passé, nimbés d’une douce nostalgie, sont désormais altérés, défigurés par le temps et les bouleversements urbains. L’immeuble de ses grands-parents, muré, inaccessible, devient le symbole poignant de cette rupture avec le passé, une blessure béante dans le paysage de sa mémoire. L’errance de Nassi dans les rues du Caire devient alors une quête désespérée, une tentative de reconstituer le puzzle fragmenté de son identité. Chaque rencontre, chaque conversation, chaque lieu revisité, est un indice potentiel, une pièce de ce puzzle qui pourrait l’aider à retrouver le chemin de sa propre histoire. Mais Le Caire, ville palimpseste aux multiples visages, se dérobe sans cesse, l’entraînant dans un dédale d’illusions et de faux-semblants.

L’exil et l’appartenance

Le parcours fragmenté de Nassi, à la dérive dans les méandres de son amnésie, est bien plus que le récit d’une quête identitaire individuelle. Il est le reflet d’une condition universelle, celle des déracinés, ces êtres tiraillés entre deux mondes, entre le pays d’origine et le pays d’accueil. Khaled Osman, avec une grande finesse d’analyse, explore les complexités de cette double culture, souvent perçue comme une richesse, mais qui se révèle ici comme un fardeau, une source de tiraillements et de contradictions. Nassi, pris au piège de son amnésie, incarne cette dualité, cette fracture identitaire qui le hante. L’oubli de son passé, de ses origines, le prive de ses repères, l’empêchant de s’ancrer pleinement dans le présent. L’exil, qu’il soit volontaire ou forcé, crée une distance, un espace entre l’individu et ses racines, une distance qui peut être source d’enrichissement, mais aussi de souffrance et de solitude. Le questionnement sur l’identité, sur l’appartenance, se pose avec une acuité poignante. À qui appartient Nassi ? À quel monde appartient-il ? L’Égypte, son pays natal, est devenu un territoire étranger, tandis que son pays d’adoption, dont il a oublié jusqu’au nom, reste une abstraction, un fantôme dans les limbes de sa mémoire. Ce sentiment de ne pas être tout à fait chez soi, où que l’on soit, cette impression de vivre en décalage par rapport aux autres, est une expérience commune à de nombreux exilés. Elle est ici exacerbée par l’amnésie de Nassi, qui amplifie le sentiment de solitude et d’isolement. La surveillance omniprésente de la Sûreté de l’État, qui traque Nassi sans qu’il en comprenne la raison, ajoute une dimension politique et sociale à l’intrigue. Cette surveillance constante, cette intrusion dans la sphère privée, devient une métaphore du contrôle identitaire, de la pression sociale qui pèse sur les individus dans les sociétés contemporaines. Elle est le symbole d’un pouvoir autoritaire, omniprésent, qui cherche à enfermer les individus dans des cases, à les priver de leur liberté de pensée et d’action. La paranoïa qui s’empare de Nassi, le sentiment d’être constamment observé, traqué, reflète l’angoisse de nombreux individus vivant sous des régimes autoritaires. Ce thème, ancré dans la réalité politique et sociale de l’Égypte contemporaine, donne une résonance particulière au roman, le reliant aux enjeux du monde arabe.

Mais au-delà de cette dimension contextuelle, la surveillance étatique est aussi une métaphore universelle du contrôle social, de la pression que la société exerce sur les individus pour les conformer à des normes et des modèles préétablis. Nassi, en perdant son identité, devient un symbole de cette aliénation, de cette perte de liberté individuelle face aux forces invisibles qui cherchent à modeler et à contrôler les individus. La quête de Nassi est donc une quête de liberté, une tentative de s’affranchir de ces contraintes, de retrouver sa singularité, son individualité propre.

Le Caire à corps perdu transcende l’intrigue policière pour nous entraîner dans une quête universelle, une exploration des méandres de l’identité contemporaine. L’amnésie qui frappe Nassi, loin d’être une condamnation, se révèle être une forme de libération paradoxale, un moyen de se défaire du poids du passé. Mais cette “forme de liberté” est-elle une véritable renaissance, une chance de se réinventer, ou un piège subtil, une nouvelle forme d’aliénation ? Nassi, “l’Oublieux”, à la dérive dans les rues du Caire, parviendra-t-il à reconstruire le puzzle fragmenté de son identité ? Et quelle vérité, peut-être enfouie au plus profond de lui-même, émergera des profondeurs de son oubli ? Ce beau roman nous laisse en suspens, face à l’inconnu, à l’image de Nassi, un Ulysse moderne naviguant dans les eaux troubles d’une ville palimpseste et d’une mémoire fragmentée.

 

Khaled Osman, Le Caire à corps perdu, Les Défricheurs, 15/06/2024, 228 pages, 19€