Les relevés de peintures et de gravures rupestres réalisées par des équipes de scientifiques dans la première partie du XXème siècle tels qu’ils ont été exposés au Musée de l’homme jusqu’en mai dernier ont exercé une profonde influence sur l’art moderne.
Soixante relevés issus de grottes et de parois sous roche, recueillis à la main au cours du XXème siècle par des équipes de scientifiques français et allemands, sont sortis des réserves du Musée de l’homme de Paris et de l’Institut Frobenius de Francfort-sur-le-Main. Ces relevés sur papier grandeur nature , qui n’avaient pas été réunis depuis des dizaines d’années, constituent le cœur de Préhistomania, une rencontre bouleversante avec les paysages, la faune, la flore, les coutumes de notre lointain passé, le tout vue à travers les yeux de ces artistes anonymes et géniaux de la préhistoire.
Naissance des grottes ornées
Le début de l’aventure des relevés d’œuvre d’art préhistorique commence à la fin du XIXème siècle avec la découverte initiale en 1879 de magnifiques peintures ornées dans la grotte d’Altamira en Espagne (1879). On en découvre bientôt d’autres sites, ornés et/ou gravés, en Europe, puis en Afrique, enfin partout dans le monde.
Ces sites préhistoriques étant éloignés et souvent difficiles d’accès, la France et l’Allemagne, deux puissances coloniales administrant de vastes territoires, en particulier en Afrique, envoient des équipes de scientifiques pour effectuer des relevés en couleur, d’une part pour enrichir la connaissance de l’art rupestre et, d’autre part pour les présenter aux artistes et aux grand public qui réellement s’enthousiasmer pour ces œuvres d’une beauté absolument renversante.
L’art de la préhistoire rencontre l’art moderne
L’initiateur de ces expositions est l’anthropologue allemand Frobenius, passionné par l’Afrique depuis son enfance . Il mène de grandes expéditions à travers le monde depuis les années 1910 ry organise au cours des années 1930 de grandes expositions en Europe et en Amérique du Nord qui vont nourrir cette « préhistomanie » du public : On en retiendra deux, l’une en 1933 au Musée d’Ethnographie du Trocadéro (qui deviendra le Musée de l’Homme en 1937) ; l’autre dans le prestigieux Museum of Modern Art (MoMA) à New York. A l’époque, Alfred Barr, le directeur du MoMA, choisit de présenter les relevés de ces œuvres de la préhistoire, tout aussi bien figuratives qu’abstraites, à côté d’œuvres d’artistes contemporains. Les critiques d’art et les artistes sont abasourdis par le travail de ces peintres venus d’un autre âge et de ce rapprochement insondable des siècles. On en viendra à parler de « premiers surréalistes » pour désigner ces artistes anonymes surgis des profondeurs du temps. Les artistes contemporains y trouveront d’ailleurs une puissante source d’inspiration, que l’on va retrouver dans leurs œuvres postérieures
A cet effet et pour confirmer cette influence, les commissaires de Préhistomania, 87 ans ans après l’exposition Prehistoric Rock Pictures in Europe and Africa au MoMA, font à nouveau dialoguer les siècles en présentant, côte à côte, des relevés d’art rupestre et des œuvres contemporaines, prêtées pour l’occasion par le Centre Pompidou. A noter deux peintures de Paul Klee, qui empruntent à l’art de la préhistoire ses motifs et ses couleurs ; une œuvre de Wifredo Lam, qui évoquent des êtres mythiques dessinés il y a des millénaires, ou encore une toile de Jackson Pollock, peintre nourri de préhistoire, qui a pu trouver dans le symbolisme abstrait de la peinture rupestre une source d’inspiration. La démonstration aurait été beaucoup plus convaincante avec un choix plus important d’œuvres contemporaines, mais on comprend qu’il ne s’agissait pas du sujet principal, nous trouvant avant tout dans un musée de vulgarisation ethnographique.
Les pionniers du relevé à la main
L’exposition rend donc surtout hommage à ces grands pionniers qui ont passé des milliers d’heures dans des conditions parfois difficiles à réaliser ces relevés. Il s’agit de Henri Breuil, le Pape de la préhistoire (qui authentifia la grotte d’Almira et qui était abbé), de Leo Frobenius bien entendu, de Henri Lhote, pour les beaux relevés qu’il a effectués en Algérie dans Le Tassili n’Ajjer et de Gérard Bailloud qui a fait connaître cette région saharienne du Tchad, l’Ennedi.
De très belles photos des expéditions de ces pionniers ainsi que des objets (comme la malle de Henri Lhote) permettent de se rendre compte du travail accompli par ces explorateurs.
Des pionnières allemandes
De très grands tirages photographiques mettent bien en valeur le rôle éminent que les femmes ont joué dans les expéditions en qualité de scientifiques, particulièrement dans les équipes de Leo Frobenius, qui nous apparaît décidément paré de beaucoup de qualités, alliant une personnalité féministe mais aussi anti-raciste à une époque sombre (les années 1930) où cette idéologie criminelle était malheureusement fort répandue. On apprend ainsi dans l’émission archéologique (à écouter ici) que France Culture consacre à l’exposition, que cet érudit allemand, passionné par l’Afrique et sa culture, a refusé de cautionner l’infériorité « des races africaines » auprès des autorités nazies qui le lui demandaient – car elles cherchaient sa caution de scientifique réputé – en leur répondant invariablement que la notion d’une pluralité de races humaines était une idiotie.
Le relevé d’hier et d’aujourd’hui
Une dernière section de l’exposition est consacrée aux méthodes archéologiques qui remplacent aujourd’hui les relevés à la main, depuis longtemps interdits en raison de leur caractère invasif. Il fallait en effet avec le relevé à l’ancienne appliquer des calques directement sur les parois et parfois la mouiller pour y faire apparaître la peinture que les siècles avaient progressivement effacée !
Toutefois il faut reconnaître que les relevés à l’ancienne ont permis de conserver des peintures qui ont aujourd’hui disparu. Car ces œuvres sont fragiles et doivent être sauvegardées. Or l’une des manières de le faire, à côté de la protection et de la sécurisation des sites, est de continuer de documenter par le relevé – modernisé avec des technologie non invasives – l’art de ces hommes de la préhistoire qui, quelque soit la difficulté à interpréter ce qu’ils ont représenté, ont réussi à nous transmettre, parce qu’ils sont nos semblables, leurs émotions esthétiques devant le monde, à travers des peintures aussi étranges que le “Dieu de Sefar“, qui pour certains pourrait confiner au surnaturel et pour d’autres à l’horreur cosmique lovecraftienne. Mais la consommation des siècles – et la science est bien incapable d’y répondre – nous dira-t-elle jamais ce que les premiers artistes avaient aperçu dans les ténèbres ?
Eddy Narbal