L’Afrique intérieure d’Aïda Muluneh à Milan jusqu’au 30 juillet

Jusqu’au 30 juillet, la photographe éthiopienne Aïda Muluneh présente « The Homeless Wanderer » à Milan. Une exposition dense et onirique qui interroge l’exil, l’identité et la mémoire collective à travers une série d’images puissantes entre photographie et peinture.

Il faut franchir les murs discrets de la Playlist Gallery, à Milan, pour pénétrer dans l’univers de « The Homeless Wanderer », exposition personnelle de la photographe et artiste visuelle éthiopienne Aïda Muluneh. Visible jusqu’au 30 juillet, cette série, dont le titre est emprunté à une pièce pour piano du compositeur éthiopien Emahoy Tsegué-Maryam Guèbrou, se présente comme une suite d’énigmes visuelles : portraits de femmes figées dans des poses rituelles, parées de motifs géométriques, les visages impassibles, les regards chargés de silence.

Aïda Muluneh est l’une des figures majeures de la scène photographique africaine contemporaine. Ancienne photojournaliste passée par le Washington Post, elle a très tôt quitté le réalisme documentaire pour une approche plus symboliste. Chaque image devient un tableau construit, où les corps, les couleurs primaires, les textures et les objets codés forment un langage visuel à part entière. Elle y explore les récits que les femmes portent en elles, les tensions entre modernité et tradition, et les effets durables des déplacements – qu’ils soient géographiques, historiques ou intérieurs.

Dans « The Homeless Wanderer », la couleur est une arme douce et tranchante. Le rouge y côtoie le bleu cobalt, le jaune solaire tranche avec le noir mat des peaux. Le fond est souvent uni, saturé, comme un théâtre d’abstraction qui met les personnages en suspension. Les modèles sont immobiles, hiératiques, presque sculpturaux. Ils ne posent pas : ils se donnent à voir dans une frontalité déroutante. Aucun décor ne vient distraire le regard. Tout se joue dans la posture, le regard, l’agencement des formes. Ce que l’on contemple ici n’est pas une réalité mais une mise en tension entre mémoire et fiction.

Aïda Muluneh s’inscrit dans une tradition de l’image construite, à la manière des portraits de Samuel Fosso, des mises en scène de Hassan Hajjaj ou des compositions de Zanele Muholi. Mais son langage est unique : ni surréaliste, ni militant au sens classique, il est méditatif, silencieux, presque liturgique. L’Afrique qu’elle donne à voir n’est ni décorative ni pittoresque. Elle est intérieure, intellectuelle, résolument contemporaine. À travers ses œuvres, elle interroge les stigmates postcoloniaux, les modèles imposés, les représentations figées, mais elle le fait sans slogans ni dénonciations. C’est une œuvre de lenteur et de profondeur, qui parle par strates, par résonances.

Ce qui frappe dans cette exposition, c’est le pouvoir de narration contenu dans l’image fixe. Aucune série n’est anecdotique. Chaque photo semble articulée à un mythe personnel ou collectif. Les objets mis en scène – miroir brisé, chaîne dorée, carafe d’eau, couteau en bois – sont chargés de significations possibles, mais jamais explicites. Le visiteur est libre de circuler dans l’image comme dans un poème muet. On y devine la douleur de l’exil, la solitude des corps assignés, mais aussi la puissance intacte du visage féminin qui résiste à toute interprétation univoque.

La référence au vagabondage du titre (« The Homeless Wanderer ») n’est pas à entendre uniquement dans un sens géographique. Elle évoque aussi un déracinement symbolique, celui de femmes qui cherchent un espace pour dire leur histoire en dehors des cadres imposés. Dans une Afrique souvent réduite à ses crises visibles, Muluneh explore l’invisible : le spirituel, le mythe, la transmission silencieuse. Elle construit une autre archive, plus intime, plus exigeante.

Installée à Addis-Abeba, où elle a fondé le festival Addis Foto Fest et un centre de formation pour jeunes photographes africains, Aïda Muluneh œuvre à rendre visibles les récits visuels africains de l’intérieur. Son travail est régulièrement exposé à Venise, Dakar, New York ou Londres, mais à Milan, c’est dans un cadre plus resserré que cette série trouve toute sa force. La Playlist Gallery, espace indépendant réputé pour sa programmation audacieuse, lui offre un écrin minimaliste, propice à la concentration.

Il ne faut pas s’attendre ici à une exposition spectaculaire. Il s’agit d’un voyage lent, contemplatif, qui exige du regardeur une certaine disponibilité. Mais pour qui accepte d’entrer dans ce labyrinthe d’images et de signes, l’expérience est marquante. Aïda Muluneh ne livre pas un récit tout fait, elle propose un espace mental. Et c’est peut-être cela qui rend son œuvre si précieuse aujourd’hui.

 

Informations pratiques
Exposition : The Homeless Wanderer – Aïda Muluneh
Dates : jusqu’au 30 juillet 2025
Lieu : Playlist Gallery, Via Ventura 6, 20134 Milan, Italie
Accès : métro ligne M2, station Lambrate FS
Entrée : gratuite
Horaires : du mardi au samedi, de 11h à 19h
Langue : textes d’exposition disponibles en italien et en anglais
Renseignements : www.playlistgallery.org